L’Œil boitilla jusqu’à son appartement, où il s’effondra sur le divan, non sans avoir auparavant raflé le pack de bière dans le réfrigérateur. Il avait un peu moins de mal à respirer, même si ses côtes étaient toujours douloureuses, et une violente migraine lui vrillait le crâne. Après trois canettes, il finit par s’assoupir.
À son réveil, avant même d’essayer de se lever, il but une autre bière tout en fumant à la file trois ou quatre gitanes sans filtre. Cela n’améliora pas le goût de plastique brûlé qu’il avait dans la bouche, mais l’alliance de l’alcool et de la nicotine lui donna un coup de fouet suffisant pour qu’il se risquât à tituber jusqu’à la cuisine. Le désordre qui y régnait lui parut déprimant, mais il ne se sentait pas la force d’y remédier pour le moment. Il se contenta donc de faire réchauffer le café qui subsistait de son petit-déjeuner avant de retourner dans le salon, emportant sa tasse et une demi-baguette de la veille, qu’il comptait grignoter avec une tablette de chocolat miraculeusement retrouvée dans les profondeurs du buffet.
Comme il était un peu moins de vingt heures, il décida de jeter un coup d’œil aux informations, ce qu’il n’avait pas fait depuis des mois. Il n’avait pas attendu Timisoara, ni la Guerre du Golfe, ni même la fausse interview de Fidel Castro, pour commencer à se méfier de ce que racontait le journal télévisé ; en fait, il avait pratiquement arrêté de regarder celui-ci à la fin des années 80.
Après un instant d’hésitation, il choisit de se brancher sur TF1. Autant boire le calice jusqu’à la lie et descendre jusqu’au tréfonds de l’horreur télévisuelle ; au moins, il ne risquait pas de se laisser avoir. De plus – en sus de l’affaire du cimetière, qu’aucun journaliste sain d’esprit n’aurait laissée passer –, il y aurait peut-être un sujet assez ridicule pour le faire sourire, même si ce n’était pas ce qu’il recherchait.
Il supporta stoïquement cinq bonnes minutes de publicités tapageuses, dont aucune ne lui donna envie d’acheter le produit présenté – heureusement, d’ailleurs, car il n’avait certes pas les moyens de s’offrir une voiture ou un poste de télé grand écran 16/9 avec Dolby stéréo. Quant aux réclames concernant des lessives, des après-rasages ou des aliments, elles n’éveillaient en lui qu’un désintérêt total. Il ne sentait vraiment pas une âme de consommateur.
Le générique criard du JT lui apparut comme une délivrance.
– Mesdames et messieurs, bonsoir, commença la présentatrice, regardant le téléspectateur de ses yeux légèrement divergents. Une actualité très fournie ce soir, avec en premier lieu la victoire de... (Elle débita très vite l’annonce de quelques résultats sportifs.) Mais la nouvelle qui émeut la France entière, c’est celle de l’ignoble profanation perpétrée hier soir dans un cimetière du Petit-Clamart. Comme nous vous l’annoncions au journal de treize heures, trois tombes ont été sauvagement éventrées, et les corps qu’elles contenaient ont disparu. Ils n’ont toujours pas été retrouvés à l’heure qu’il est. La police, qui a passé la journée sur les lieux, déclare pour l’instant n’avoir aucune piste...
Le reportage qui suivit cette annonce n’apprit pas grand-chose à L’Œil, sinon que ses auteurs avaient bâclé leur travail. Les vues des tombes profanées, floues, ne permettaient pas de se faire une idée de la manière dont celles-ci avaient été ouvertes ; quant aux déclarations des enquêteurs et du maire de la commune, elles relevaient tout à la fois de la routine et de la langue de bois. Seuls les propos véhéments du gardien du cimetière, qui promettait « une volée de gros sel dans le cul aux petits cons qui s’amusent à jouer les nécrophiles », mettaient un peu de couleur dans ces quatre-vingt-dix secondes montées à la va-vite.
La présentatrice du JT revint à l’écran, un sourire standardisé plaqué sur ses lèvres maquillées. N’exprimant aucune émotion particulière, elle annonça le sujet suivant, qui traitait l’affaire de la vache folle sous l’angle des problèmes rencontrés par les bouchers.
Comme il ne mangeait guère de viande – surtout pas de veau ou de bœuf, trop chers pour sa maigre bourse d’assisté –, L’Œil se désintéressa rapidement des malheurs de cette profession où il est normal, et même obligatoire, d’avoir du sang sur les mains. Quittant le divan avec une grimace de douleur, il retourna dans la cuisine, à la recherche d’un petit quelque chose à grignoter. Il était occupé à vider le buffet, espérant y trouver une vieille boîte de conserve ou un paquet de gâteaux oubliés, lorsqu’une phrase lui fit dresser l’oreille :
Décidément, il semble se passer beaucoup de choses aux abords du bois de Meudon.
Oubliant les protestations de son estomac, L’Œil se rua dans le salon. Allait-on enfin parler des étranges événements survenus la veille, lors de la Fête de la Musique ? Il était tout de même surprenant qu’aucun média n’eût fait allusion à l’ectoplasme satanique qui avait jailli de la bouche du chanteur.
Une dépêche vient en effet de tomber sur nos téléscripteurs, annonçant qu’un singe de grande taille a surgi de la forêt aux environs de seize heures, poursuivait la présentatrice. Il a parcouru quelques mètres en titubant, avant de venir mourir aux pieds de deux pêcheurs à la ligne. D’après les premières constatations, l’animal en question aurait été lardé de coups à l’aide d’une arme non encore identifiée. Il n’appartiendrait à aucune espèce connue.
L’Œil n’avait pas attendu la fin du communiqué pour se laisser tomber sur le divan, le regard vitreux et la lippe pendante. Ainsi, ce n’était pas un homme vêtu d’un manteau de fourrure qui l’avait attaqué quelques heures plus tôt, mais un singe ?
Que fichait-il là ? Et pourquoi s’en est-il pris à moi ?
Aux environs d’une heure du matin, ne parvenant toujours pas à dormir – sans doute à cause du café qu’il avait ingurgité –, L’Œil décida d’aller inspecter les tombes éventrées. Il se rhabilla, optant pour un jean noir et un pull de la même couleur ; il ne prenait guère au sérieux les menaces du gardien du cimetière, dont le penchant pour la boisson était bien connu dans le quartier, mais d’autres mauvaises rencontres demeuraient possibles, même s’il n’espérait pas avoir la chance – ou la malchance – de tomber sur les profanateurs de sépultures.
Tandis qu’il traversait la cité endormie, il se prit à s’interroger au sujet de ses motivations, et réalisa qu’il n’avait aucune idée de ce qui le poussait à agir. Cela ne lui ressemblait pas de jouer les détectives amateurs ; jusque-là, toute son existence avait en effet été placée sous le signe du je-m’en-foutisme le plus total. Quel besoin avait-il donc d’aller traîner la nuit parmi les tombes ? Qu’espérait-il découvrir ?
Je veux juste voir. Me rendre compte par moi-même. Parce que j’étais là quand cette chose ricanante a jailli de la bouche de l’autre cinglé, et que je crois qu’il y a un lien entre cette apparition invraisemblable et ce qui s’est passé dans le cimetière.
Il s’immobilisa, la gorge serrée, et regarda autour de lui d’un air inquiet, comme si les ténèbres environnantes pouvaient receler quelque monstre abominable n’attendant qu’une occasion pour le tailler en pièces. Il n’avait jamais eu peur dans le noir, même lorsqu’il n’était encore qu’un enfant, mais la crainte qui s’infiltrait en lui était d’une nature différente. Car elle possédait une origine matérielle. La douleur était toujours là, dans sa poitrine, témoignant qu’il avait bien lutté l’après-midi même contre un singe géant surgi de nulle part.
Je suis en train de tout mélanger. Cette bestiole n’a rien à voir avec tout le reste. C’est une coïncidence.
À moins que le singe ne soit l’auteur des profanations. Mais pourquoi aurait-il fait ça ? Et que sont devenus les corps ? S’ils étaient dans le bois, on les aurait déjà retrouvés, avec tout le monde qui y passe. Il a donc fallu que quelqu’un les emporte...
Je m’y perds, moi...
Haussant les épaules, il repartit d’un bon pas. Inexplicablement, il se sentait rassuré, plein d’allant et d’optimisme. Il n’avait toujours pas déterminé les raisons qui l’incitaient à mener ce qu’il avait bien envie d’appeler « son enquête », mais il sentait désormais que celle-ci, en un sens, lui faisait du bien. Il y avait trop longtemps qu’il se laissait aller, traînant sans but lorsqu’il n’était pas occupé à boire l’essentiel de son RMI. Certes, le groupe lui procurait un semblant d’activité, mais les répétitions étaient rares, et il y avait longtemps que la musique avait cessé, pour lui, de représenter un but dans la vie. Quant aux petits boulots au noir qu’il effectuait de temps à autre, ce n’étaient que des moyens de gagner un peu d’argent, histoire de boire quelques bières de plus.
Il traversa la rue de la Porte-de-Trivaux, qui séparait la cité du cimetière, franchit le parking désert à cette heure tardive et enjamba souplement la barrière, constituée de panneaux de verre d’à peine quatre-vingts centimètres de hauteur, qui défendait symboliquement l’accès du lieu de repos. Puis, sans perdre de temps, il se dirigea vers les sépultures violées. Elles ne lui apprendraient sans doute pas grand-chose, mais il lui était venu à l’esprit en chemin que relever les noms qui y étaient inscrits n’était pas forcément une mauvaise idée. Car ni le Journal du Dimanche, ni la présentatrice du JT n’avaient évoqué l’identité des occupants des cercueils éventrés.
Il devait bien y avoir une raison à ce mutisme – le désir d’épargner les familles déjà bien éprouvées par la disparition du corps du grand-père, par exemple. Néanmoins, L’Œil éprouvait la sensation diffuse que les noms en question constituaient peut-être des indices intéressants. Tout dépendait, en fait, si les profanateurs s’en étaient pris par hasard à ces trois tombeaux-là, ou s’ils les avaient choisis.
Les barrières métalliques étaient toujours en place, dessinant un triangle d’une quinzaine de mètres de côté qui enfermait non seulement les sépultures éventrées, mais aussi quatre tombes encore intactes. Tapi derrière un buisson, L’Œil demeura un long moment à inspecter les environs ; il possédait une excellente vision nocturne – qui était d’ailleurs l’une des raisons de son surnom –, mais le ciel bouché par de lourds nuages ne diffusait aucune lumière, et les lampadaires les plus proches se trouvaient à plus de cent mètres de là, masqués de surcroît par un rideau d’arbres.
Lorsqu’il jugea avoir suffisamment attendu sans rien déceler d’anormal, il sortit de sa cachette et se dirigea d’un pas tranquille vers la barrière, qu’il enjamba d’un bond. Il retomba sur l’herbe épaisse couvrant le sol meuble et s’immobilisa, tous les sens aux aguets, prêt à réagir instantanément en cas de problème.
Le cimetière était toujours aussi calme. Presque trop calme au goût de L’Œil. Il aurait aimé entendre le chant d’un oiseau nocturne, ou simplement le friselis du vent agitant les feuilles des grands arbres qui se dressaient aux alentours, mais seule lui parvenait la rumeur lointaine de la ville, ce bruit de fond tout juste perceptible qui jamais ne cesse en région parisienne.
Toujours sur ses gardes, il fit trois pas et alla s’accroupir près de la tombe la plus proche. N’ayant pas emporté de lampe de poche, pour la bonne raison qu’il n’en possédait pas, il sortit son briquet et fit jaillir la flamme, se félicitant de posséder un Zippo, et non l’un de ces machins jetables aux vives couleurs qui vous brûlent les doigts si vous les gardez trop longtemps allumés.
La lumière prodiguée par la mèche imbibée d’essence était insuffisante pour qu’il pût inspecter correctement le trou qui s’ouvrait à ses pieds ; trop d’ombres dansaient dans l’excavation. Par contre, lire l’inscription gravée sur la pierre tombale brisée en deux ne lui posa aucun problème : Pierre-Léon Paulanin (1842-1901).
L’Œil venait de se faire la réflexion qu’il était pour le moins curieux qu’un homme décédé au tournant du siècle fût inhumé dans un cimetière fondé après la Deuxième Guerre mondiale, lorsque le bruit d’une course précipitée parvint à ses oreilles, qui n’avaient cessé d’épier le silence.
Il se redressa vivement, cherchant à déterminer de quelle direction provenaient les pas – qui se rapprochaient trop vite à son goût. Il devait bien y avoir là cinq ou six personnes, qui ne se souciaient pas de passer inaperçues.
Le faisceau d’une lampe-torche perça soudain la nuit compacte. Il erra un instant, avant de se poser sur L’Œil. Aveuglé, celui-ci partit en courant sans
perdre de temps dans la direction opposée. Il franchit la barrière avec style, retrouvant d’instinct la technique qui, au collège, lui avait valu de terminer premier de la plupart des 110 m haies auxquels il avait participé. Ses pieds n’avaient pas encore touché terre lorsqu’un gourdin le frappa au diaphragme ; au lieu d’atterrir avec élégance, prêt à s’enfuir, il tomba lourdement sur le sol, plié en deux par la souffrance.
Décidément, c’était la journée.
Des voix d’hommes qui lui parurent avinées se mirent à vociférer, le traitant de « profanateur », de « suppôt de Satan » et d’autres noms d’oiseaux tout aussi agréables à entendre, surtout quand on est en train de se faire copieusement tabasser à coups de manche de pioche et de barre à mine. Essayant de négliger les coups et la douleur, L’Œil les supporta stoïquement, le temps de réunir ses forces – puis, soudain, il bondit droit devant lui, bousculant deux ou trois silhouettes surprises, et s’enfuit à toutes jambes.
Des insultes et des jurons s’élevèrent dans son dos, tandis que ses agresseurs se lançaient à sa poursuite. Mais il avait déjà plus de quinze mètres d’avance, et il connaissait le cimetière comme sa poche, pour y avoir beaucoup traîné du temps de son adolescence. Il ne tarda pas à parvenir à la grille doublée d’une haie de troènes, de l’autre côté de laquelle s’étendait la rue de la Porte-de-Trivaux. Grâce à la lueur des lampadaires, il repéra presque aussitôt le chêne qui permettait de franchir l’obstacle, grâce à une grosse branche surplombant le trottoir. Il escalada le tronc massif, s’aidant des aspérités de celui-ci et se laissa tomber sur l’asphalte, hors d’haleine, le flanc ravagé par un terrible point de côté.
Ses poursuivants paraissaient l’avoir perdu, mais il accomplit néanmoins un effort de volonté pour traverser la rue, les bras repliés sur son ventre taraudé par la souffrance, avant de disparaître entre les premiers immeubles de brique rouge.
Et tandis qu’il se traînait jusqu’à son appartement le long des allées désertes, il se fit la réflexion que, parfois, il valait mieux rester couché.
Mais au fond, il ne le pensait pas vraiment. Car quelque chose avait changé en lui, même s’il ne s’en était pas encore rendu compte.