Toute La Misère Du Monde

Sur le moment, L’Œil estima qu’il s’agissait du réveil le plus pénible de toute son existence – et il ne devait pas réviser cette opinion par la suite. Il mit dix minutes à se lever du lit sur lequel il s’était jeté tout habillé la veille au soir. Tout son corps lui faisait mal, et des pointes de douleur vrillaient à chacun de ses mouvements ses muscles courbatus.

Il parvint néanmoins à atteindre la cuisine, où il trouva une bière oubliée, qu’il but pendant que l’eau chauffait dans une casserole, répandant dans la pièce une forte odeur de chlore. Il lui restait des gitanes et il en fuma jusqu’à ce que la tête lui tournât. Il se sentait désespérément incapable d’avaler quoi que ce fût de solide, mais il s’enfila trois bols de café, qui ne tardèrent pas à produire l’effet escompté.

Ensuite, il alla prendre une douche. Il resta dix bonnes minutes sous le jet brûlant, puis coupa brutalement l’eau chaude pour achever de se réveiller. Il ne résista que quelques secondes sous le déluge glacé qui s’abattait sur sa peau tuméfiée, mais cela suffit.

Après avoir enfilé un jean et une chemise à peu près propres, il prit un peu d’argent dans le tiroir où il rangeait le produit de ses petits boulots au noir, puis il sortit et se dirigea vers l’arrêt du 190. Le bus arriva presque tout de suite et L’Œil s’affala dans le fond, les pieds calés sur le coffre arrondi sous lequel se trouvait la roue arrière droite. Il somnola durant le petit quart d’heure que dura le trajet, et descendit d’un pas mal assuré non loin du centre de Clamart.

Après avoir effectué un bref séjour à la Corne de Cerf, un bistrot qui servait de quartier général à l’équipe de rugby locale, il se dirigea vers la bibliothèque, où il demanda à consulter tous les ouvrages concernant la ville et ses voisines – et, plus particulièrement, ceux qui traitaient de la Pierre aux Moines. L’employée aux yeux cernés, qui paraissait avoir du mal à se remettre du week-end, lui apporta une douzaine de livres, qu’il entreprit de parcourir.

Au bout d’un moment, il se leva et alla emprunter du papier et un stylo à la jeune femme. Elle ne fit aucune difficulté pour les lui fournir, mais derrière son apparente serviabilité, il sentait bien qu’il la dérangeait. C’est donc d’un air gêné qu’il la remercia avant de retourner s’asseoir.

Il passa deux bonnes heures à travailler, prenant des notes. Bien qu’il n’eût rien fait de tel depuis son renvoi du lycée technique de Châtenay-Malabry, à la fin de la première, cette tâche lui parut assez facile – bien plus simple, en tout cas, que les devoirs, mais il est vrai que ces derniers ne l’intéressaient pas autant que les recherches dans lesquelles il venait de se lancer.

Cette fois, il avait un but.

En déjeunant d’un sandwich au saucisson et d’un demi à la Corne de Cerf, où il était retourné en quittant la bibliothèque, L’Œil fit le point de ce qu’il avait appris dans les différents ouvrages qu’il avait consultés.

Tout d’abord, le bois qui s’étendait autour de la Pierre aux Moines était jadis considéré comme un lieu sacré par les Gaulois ; la présence du menhir en témoignait. On pouvait donc imaginer que des cérémonies religieuses y avaient eu lieu dans un lointain passé. Plus tard, malgré les progrès du christianisme, le culte du Grand Dieu Pan – que l’auteur d’un des livres semblait considérer comme une forme plus récente et décadente du druidisme – avait pris le relais. Selon toute vraisemblance, c’était de cette époque que dataient les rumeurs de sabbats et de sacrifices humains qui s’attachaient à l’endroit. D’ailleurs, un autre auteur – que L’Œil avait tendance à trouver plus sérieux que le précédent – précisait qu’au XIVe siècle, trois femmes découvertes en train de se livrer à l’« invocation de forces maléfiques » aux abords de la Pierre aux Moines avaient été condamnées et brûlées comme sorcières.

Ensuite, les relations d’événements suspects se raréfiaient progressivement au fil du temps, pour reprendre subitement dans les années 1880. L’auteur de l’histoire officielle de Clamart – dont l’éditeur était le service culturel de la mairie – mentionnait des rumeurs concernant une secte « scientiste » disparue au tournant du siècle, à laquelle aucun autre ouvrage ne faisait allusion. À l’exception, peut-être, d’une petite plaquette intitulée La Naissance de l’aviation à Meudon qui signalait que la Société pour le Progrès Scientifique, une association d’inventeurs, affirmait avoir fait décoller un avion plus lourd que l’air inspiré par les travaux de Clément Ader en 1898 – soient cinq ans avant les Frères Wright. Il était également précisé que toutes les preuves de ce vol historique avaient été détruites dans l’incendie qui avait ravagé l’hôtel particulier du président de l’association et lors duquel celui-ci, un nommé Pierre-Léon Paulanin, avait trouvé la mort.

Et à présent le corps de cet homme avait disparu de sa tombe durant la nuit de samedi à dimanche, celle du solstice d’été – qui, comme beaucoup de configurations astronomiques, jouait un grand rôle dans la religion druidique.

L’Œil habitait dans le coin depuis si longtemps qu’il n’avait pas besoin de carte pour vérifier que tous les événements étranges parvenus à sa connaissance s’étaient déroulés à l’intérieur d’un cercle qui, à vol d’oiseau, mesurait à peine deux kilomètres de rayon. Un cercle dont le centre était occupé par la Pierre aux Moines, près de laquelle était venu mourir le singe qui l’avait attaqué la veille.

Il commanda une autre Guinness et un croque-monsieur. Il sirota sa bière les yeux dans le vague, plutôt satisfait de lui-même. Son enquête commençait à prendre tournure. Certes, il était loin de comprendre ce qui se passait, mais suffisamment de pistes s’offraient désormais à lui pour qu’il continuât à aller de l’avant, se fiant à son intuition.

En sortant du bar, il avisa une cabine téléphonique, de laquelle il appela Thierry, l’un des organisateurs du tremplin, pour lui demander l’adresse du chanteur qui vomissait des ectoplasmes sataniques de vingt mètres de haut. La prochaine étape passait par lui. Forcément.

Toute La Misère Du Monde – puisque tel était le surnom sous lequel se présentait l’individu en question – habitait le plus prosaïquement du monde chez ses parents, dans un grand pavillon des années 50 entouré d’un jardin. Cette construction blanche aux lignes sobres se dressait tout en haut d’une allée privée, sur les coteaux du Plessis-Robinson, non loin de Fontenay-aux-Roses.

L’Œil gara sa voiture dans la rue sinueuse où aboutissait l’allée et remonta celle-ci à pied, récapitulant les questions qu’il avait prévu de poser au chanteur. Il se demandait comment parvenir à caser certaines d’entre elles sans trop dévoiler son jeu. Son interlocuteur ne devait pas se douter qu’il avait entamé un genre d’enquête. Mieux valait rester discret en face d’un type vomissant des démons en plein concert.

À mesure qu’il progressait, L’Œil commença à entendre un vague bruit de fond, qui ne tarda pas à se transformer en un brouhaha informe dont le volume semblait ne jamais vouloir cesser de monter.

Toute La Misère Du Monde écoutait sa musique préférée.

Le chanteur finit par répondre après le douzième coup de sonnette, que L’Œil avait astucieusement placé dans l’un des brefs intervalles séparant deux murs de bruit prétendant au titre de morceaux. La porte du pavillon s’ouvrit, et une silhouette échevelée apparut dans l’embrasure. Deux yeux hagards demeurèrent quelques secondes à l’observer, puis une main se leva et lui fit signe d’approcher avec la vivacité d’un spaghetti trop cuit. Il poussa la grille et marcha le long de l’allée gravillonnée, affrontant sans sourciller le regard sombre du sataniste scarifié.

On se connaît ? fit celui-ci.

Je joue de la basse dans les Mutants. On passait avant vous l’autre soir.

Ah ouais. Je me souviens. Pas très inspiré, votre truc. C’est les années 90, mon pote.

Il parlait d’une voix monocorde, sans cesser de fixer L’Œil avec une intensité qui commençait à le mettre mal à l’aise. Incroyable ce qu’il peut ressembler à Manson. Mais je ne dois pas me laisser troubler.

Je sais, mon pote. Seulement, il y a des musiques qui sont immortelles.

Toute La Misère Du Monde haussa un sourcil, ce qui devait lui demander un effort gigantesque.

Tes ringardises hard rock ? Je me marre... Notre musique, elle, oui, est appelée à rester !

Il n’était pas franchement inamical, et L’Œil ne savait vraiment pas s’il fallait prendre cette conversation au premier ou au second degré. Et sans doute le chanteur l’ignorait-il lui-même. Était-il défoncé ? Ou bien cuvait-il sa défonce de la veille ?

L’Œil n’était pas sûr que cela eût de l’importance.

Sans vouloir te vexer...

Trop tard : c’est fait.

Le ton était plus sec, la voix plus alerte. Et la lueur de folie, au fond des yeux sombres, avait gagné en intensité.

Mais c’est qu’il commencerait à me flanquer la trouille !

Qu’est-ce que tu me veux, au fait ? reprit le chanteur, soupçonneux.

Je voulais prendre de tes nouvelles. Après ce qui t’est arrivé samedi soir, tu comprends, les copains du groupe et moi, on se demandait si tu allais bien. À l’hôpital, on n’a rien voulu me dire, juste que tu étais sorti.

Le chanteur parut un instant déconcerté.

Eh ben, c’est sympa. Merci. Tu veux entrer cinq minutes ? Je viens de recevoir un CD de gothique punk suédois. Au fait, ça t’a plu, ce qu’on a fait, l’autre soir ? Ouais, je sais, ça a été un peu bref, mais bon...

L’Œil le suivit le long d’un couloir au sol recouvert d’une épaisse moquette. Deux ou trois toiles abstraites ornaient les murs blancs. Un petit meuble à l’aspect ancien supportait un téléphone sans fil. Les portes étaient garnies de moulures dorées un tantinet trop tape-à-l’œil, et les poignées avaient quelque chose d’exagérément tarabiscoté, dénotant une certaine absence de goût chez la personne qui les avait choisies.

L’antre de Toute La Misère Du Monde se trouvait tout au bout du couloir : une chambre plutôt grande, aux murs peints en noir, avec çà et là quelques éclairs rouges mal dessinés. Il y avait des dizaines de posters, punaisés dans tous les sens et de préférence de travers, représentant des musiciens aux cheveux longs et sales, qui brandissaient index et crucifix renversés, arborant de surcroît des tenues constellées de signes cabalistiques. L’Œil ne connaissait aucun d’entre eux, et il pensait ne pas s’en porter plus mal.

Il contempla le plafond, qui reproduisait une carte du ciel malhabile où les noms de certaines étoiles étaient inscrits à la peinture blanche, puis considéra, non sans un certain amusement, les tenues sadomasochistes accrochées au-dessus du lit défait, le crâne humain posé sur le bureau en désordre, ou encore la pile de fascicules pornos qui vacillait sur la table de nuit, à côté d’un verre rempli de gélules et de cachets de toutes les formes et de toutes les couleurs. Sur des étagères – peintes en noir, bien évidemment –, s’entassaient des livres et des périodiques, dont beaucoup étaient dans un tel état qu’aucun bouquiniste n’en aurait voulu. Trois ou quatre Stephen King en grand format et une flopée de romans d’horreur en édition de poche côtoyaient des ouvrages sur les pouvoirs psi et les soucoupes volantes. Il y avait aussi quelques Van Vogt, toute une pile de Lovecraft – pour la plupart apocryphes – et un exemplaire écorné de Rêve de fer, mais la majeure partie de la bibliothèque était dévolue aux ouvrages occultistes et ésotériques. L’Œil reconnut un récent best-seller consacré à Nostradamus, appuyé contre un grand livre à l’aspect ancien, dont le dos portait l’inscription Grand Albert dorée à l’or fin. L’astrologie, les tarots, les runes et les autres méthodes de divination étaient à l’honneur, ainsi que les manuels de sorcellerie – dont Le Nécronomicon, traité de magie noire sumérienne (sic), n’était pas le moins inattendu.

Tu mates les bouquins ?

Le chanteur scarifié avait plongé la main dans le verre posé sur la table de nuit, pour y pêcher au hasard deux ou trois comprimés. Il ne les regarda même pas avant de les avaler, les faisant passer avec une gorgée de bière.

Tu as l’air branché, dit L’Œil, non sans ironie.

Un peu, mon pote ! Ça fait dix ans que je pratique. Et toi ?

C’est trop compliqué pour moi.

Ouais, je peux comprendre ça. Tu t’appelles comment, au fait ?

L’Œil.

Toute La Misère Du Monde parut apprécier le surnom.

T’as trouvé ça comment ?

C’est une vieille histoire. Je ne suis pas sûr d’avoir envie de la raconter. Et ton nom, d’où sort-il ?

Pareil que toi. D’ailleurs, personne s’en sert jamais en entier. Même mes parents m’appellent Toutla.

Dans sa bouche, ce nom perdait toute rondeur, devenait incisif, mordant. Décidément, L’Œil avait du mal à saisir ce type. Il hésita à écourter l’entrevue, mais la curiosité fut la plus forte, et il ne put s’empêcher de lancer, sur le ton de la conversation :

C’était un démon, l’autre soir, pas vrai ?

Toutla le regarda un instant avec une intensité dérangeante – ou dérangée, au choix.

Un meshmish-perisha, dit-il au bout d’une poignée de secondes. Démon inférieur du Quatrième Cercle des Enfers. Il s’est servi de moi – et, maintenant, il rôde en liberté aux abords de la Pierre sacrée.

Le menhir ?

Le sataniste se laissa tomber sur son lit, où il s’allongea sur le flanc, s’appuyant sur un coude. L’Œil aurait juré que ses mains tremblaient. Ce qu’il avait gobé devait commencer à faire son effet.

Ouais, il est trop faible pour s’en éloigner de plus de deux kilomètres. (Une gélule rouge passa du verre dans son estomac.) De toute manière, il n’en a plus pour longtemps. Le Grand Satan le bouffera lorsqu’il arrivera.

Parce qu’il doit arriver ?

Évidemment ! C’est Aleister Crowley qui l’a écrit. Le cycle approche de son apogée, tu le savais pas ?

Je te l’ai dit, je ne comprends pas grand-chose à toutes ces histoires...

Assieds-toi. Tu veux une bière ?

C’est pas de refus.

L’Œil se cala dans un fauteuil bas recouvert de feutre noir, tandis que Toutla fouillait sous son lit. Après en avoir tiré trois bottes, une basket, un slip féminin, un fouet, d’autres revues pornos, un catalogue des éditions du Chaos Rampant, quelques CDs sans pochette, un slip masculin pas très propre, plusieurs paquets de gitanes vides et un gant de cuir noir, il découvrit enfin une canette simplement étiquetée Bière de Luxe, qu’il décapsula entre ses dents avant de la tendre à son visiteur.

Santé, lui souhaita-t-il.

Merci, répondit L’Œil avant de goûter la bière tiède. Alors, qu’est-ce que c’est que cette histoire de cycle qui approche de son apogée ?

Toutla ramassa un cigarillo à demi fumé dans le cendrier posé à la tête de son lit. Il le considéra un instant, pensif, puis le ralluma à l’aide d’un briquet jetable portant une tête-de-mort et deux tibias entrecroisés.

Le cycle dure quatre-vingt-quinze ans. Pendant cette période, le Nombril se recharge en potentiel mystique. Il convient d’ailleurs de l’aider par des cérémonies et des sacrifices. À l’apogée du cycle, toute cette énergie spirituelle est libérée en un temps très court. Alors seulement, le Grand Satan peut être libéré de sa prison.

En temps normal, L’Œil aurait jugé sans hésiter que le chanteur était complètement allumé. Mais il avait vu l’ectoplasme écarlate s’enfler dans le ciel du soir, comme une monstrueuse bulle de sang. Pour cette raison, il ne pouvait s’empêcher de se sentir mal à l’aise. Peut-être y avait-il un fond de vérité dans le délire apparent de Toutla.

Si je comprends bien, dit-il, le démon que tu as suscité n’est qu’un signe avant-coureur ?

C’est ça. Deux mondes se rapprochent et il en a profité pour sauter de l’un à l’autre. Les meshmish-perishei sont très opportunistes. À l’affût de la moindre occasion de fuir le Quatrième Cercle. Uri Geller avait conclu un pacte avec l’un d’eux.

Uri Geller ? Vraiment ?

Toutla posa sur son interlocuteur un regard où luisait l’étincelle de la folie.

Merde, mon pote, c’était dans Pouvoirs psi et magie noire ! Je dois l’avoir là...

Il fit mine de se lever pour aller fouiller dans la bibliothèque, mais L’Œil le retint d’un geste.

Laisse tomber, je te crois.

Y a intérêt ! laissa tomber sèchement le sataniste scarifié. On se met un peu de musique ? Le silence, au bout d’un moment, ça me file des bourdonnements d’oreilles.

Sans attendre de réponse, il traversa la chambre pour s’agenouiller devant la chaîne hi-fi et commença à fouiller dans les piles de CDs en équilibre instable, en renversant une ou deux au passage. Un instant plus tard, quelque chose qui évoquait le bruit d’un marteau-piqueur explosa dans les enceintes, faisant trembler les panoplies sado-maso pendues au mur et les statuettes difformes posées çà et là sur les meubles et les étagères. Une guitare tellement saturée que cela en devenait grotesque vint bientôt se joindre à ce vacarme effroyable, suivie d’un chant d’outre-tombe, si grave qu’il en devenait incompréhensible. L’Œil crut toutefois distinguer les mots Lucifer, blood et sacrifice, ce qui n’était pas fait pour le rassurer.

C’est ton groupe de gothique punk suédois ? demanda-t-il à Toutla, hurlant pour se faire entendre.

Non, c’est les Living Ghosts, lui cria en retour le chanteur. Des types de Houston, interdits sur toutes les radios ricaines. Ça les a pas empêchés de vendre un million d’albums. (Il rafla deux petits comprimés blancs et les goba.) J’ai pas réussi à choper le vinyle. Dommage.

Il se releva, et L’Œil découvrit alors l’étrange système de courroies et de poulies tendu autour de la platine réservée aux microsillons. Bien que le volume de la musique rendît la concentration difficile, il réussit à suivre en esprit le mouvement que devait décrire l’ensemble, et en conclut que ce bricolage insensé avait pour but de faire tourner le plateau à l’envers.

Le silence fut soudain là, seulement troublé par un lointain grésillement résiduel.

Fais-toi une cassette et retourne la bande, eut le temps de dire L’Œil avant qu’un nouveau mur de bruit n’entre en collision avec ses tympans maltraités.

Cette fois, il y avait de l’admiration dans les pupilles dilatées de Toutla.

Tu sais que c’est pas con ? J’y avais pas pensé.

Il tira sur son cigarillo, constata qu’il était éteint et dit quelque chose que L’Œil ne comprit pas, puis il se débarrassa du mégot dans le cendrier, soulevant un petit nuage de cendre froide.

Je vais le faire tout de suite, décida-t-il soudain, tendant la main pour couper la musique, au grand soulagement de son visiteur. Tu comprends, si tu passes le dernier morceau à l’envers, il y a des incantations complémentaires pour l’invocation du Grand Satan. Des trucs pour se préserver des démons annexes. Et les notes sur lesquelles il faut chanter les syllabes. Très important, ça – surtout que les gammes sont bizarres. Dodécaphoniques, ou un truc comme ça. (Avisant un paquet de tabac, il s’en empara et entreprit de se rouler une cigarette.) Ces types en savent un rayon, ouais. Mais il leur manque l’essentiel.

Il lécha le cylindre tirebouchonné qu’il venait de confectionner et l’alluma à l’aide de son briquet à tête de mort. Puis, recrachant par les narines un épais nuage de fumée, il commença à passer en revue les cassettes éparpillées autour de la chaîne.

L’essentiel ? crut bon d’insister L’Œil au bout d’un court instant.

Le Nombril du Monde, répondit Toutla sans relever la tête.