Après avoir raccroché le combiné, Yasmine demeura un instant songeuse, tandis que passaient dans ses yeux noirs des émotions contradictoires. Elle ne savait trop que penser. Lorsqu’elle avait entendu la voix familière dans le combiné, elle s’était préparée à entendre des nouvelles de sa famille, ou à subir l’une de ces conversations embrouillées dont son correspondant semblait détenir le secret. Mais jamais elle n’aurait imaginé que c’était pour des raisons... eh bien, professionnelles que son vieux complice l’appelait.
L’Œil a pété les plombs.
Ou alors, il a vraiment mis le doigt sur quelque chose.
Avant tout, demander l’avis de Paul.
Plutôt que d’appeler celui-ci, elle décida d’aller lui rendre visite. Un tour à la campagne lui ferait du bien. Elle n’était pas sortie de Bordeaux depuis une quinzaine de jours, et la ville commençait à lui paraître étouffante, tant au sens propre – à cause de la canicule qui s’était abattue sur le Sud-Ouest – qu’au figuré. Trop de gens, trop de voitures, trop de bruit... Comme toujours, à l’approche de l’été, elle aspirait à la tranquillité et au silence.
Elle enfila rapidement une robe blanche toute simple qui mettait en valeur la couleur brun clair de sa peau, ramassa le grand sac qui ne la quittait jamais – son « filet à provisions », comme l’appelait Lucille – et claqua derrière elle la porte de son studio. Tandis qu’elle descendait l’escalier, les pensées et les souvenirs ne cessaient de se bousculer sous son crâne. Mais l’image qui revenait le plus souvent était celle d’un menhir dressé au creux d’une combe.
La Pierre aux Moines... Enfant, elle avait joué dans le coin, comme tous les gosses du voisinage. Et elle connaissait bien entendu certaines des rumeurs et légendes qui couraient au sujet de ce rocher dressé dans un lointain passé par des inconnus. Mais elle ne les avait jamais prises au sérieux ; son esprit rationnel refusait d’admettre qu’un simple caillou pût susciter des phénomènes comme ceux que décrivaient les prétendus témoins. D’ailleurs, ses préoccupations étaient alors très éloignées des manifestations paranormales et autres cérémonies druidiques ou satanistes ; durant son adolescence, elle se souciait plus d’échapper aux pressions de sa famille que d’élucider les mystères de l’Univers – enfin, de cette partie de la banlieue.
Les choses avaient bien changé depuis, songea-t-elle en montant dans sa Golf cabriolet, garée à deux rues de là, sur l’une des rares places de stationnement gratuit du quartier. Et elles avaient changé grâce à l’Agence Arkham. Quelques années plus tôt, Yasmine n’aurait accordé aucun intérêt au récit de L’Œil. Elle aurait simplement pensé qu’il avait sombré dans le delirium tremens ; après tout, ça lui pendait au nez, vu sa consommation d’alcool. Mais les enquêtes auxquelles elle avait participé depuis sa rencontre avec Paul lui avaient appris à prendre au sérieux les témoignages les plus bizarres et délirants.
Même ceux qui impliquaient un ectoplasme de vingt mètres de haut et un singe d’une espèce inconnue agressant les poivrots dans les bois.
Paul se trouvait dans le parc lorsque Yasmine arriva au château. Elle aperçut sa silhouette imposante à quelques centaines de mètres de l’entrée. Les cheveux dénoués, il était assis sur un tronc d’arbre, sans doute abattu lors du furieux orage qui avait marqué le début de la canicule. Arrêtant sa voiture au milieu du chemin, elle traversa les hautes herbes pour rejoindre le colosse.
Celui-ci la regarda approcher en hochant pensivement la tête. Il avait été si rapide à attacher ses cheveux en une queue de cheval retenue par un élastique noir que Yasmine ne l’avait pas vu faire. Il portait un jean déchiré au genou et un sweat-shirt rouge avec l’inscription Il y a d’autres Terres. À ses pieds, Gérard, le vieux chien, paraissait comme toujours à deux doigts de rendre son dernier soupir dans la minute suivante : couché sur le flanc, il râlait abominablement, la poitrine se soulevant par à-coups. Mais sans doute était-il simplement en train de rêver.
– Quel bon vent t’amène ? demanda Paul d’une voix paisible.
S’adossant au tronc d’un peuplier, Yasmine entreprit de résumer ce que L’Œil lui avait raconté. Elle en était arrivée à la course-poursuite dans le cimetière, quand Albert, surgissant de nulle part, vint se poser en croassant sur l’avant-bras puisant du fondateur de l’Agence.
– Cim’tièr’ ! Cim’tièr’ !
Le mot paraissait plaire au corbeau, qui le répéta une demi-douzaine de fois avant que Paul ne lui conseillât de se taire, sur un ton qui n’admettait pas de réplique. L’oiseau le défia du regard, puis s’envola dans un grand battement d’ailes, plus vexé que honteux et confus, sous les aboiements furieux d’un Gérard sans doute réveillé en pleine chasse au lapin onirique.
– Bon, revenons à ton histoire, l’encouragea Paul avec un sourire. Elle me paraît un tantinet tirée par les cheveux, mais qui sait ?
Il avait parlé avec une certaine condescendance, que Yasmine supposa feinte. Elle le connaissait depuis assez longtemps pour savoir qu’il lui arrivait d’affecter le mépris et l’indifférence pour dissimuler ses véritables sentiments. Paul Sinclair était décidément un drôle de bonhomme. Salomon Bernstein aussi. D’ailleurs, ils ne faisaient qu’une seule et même personne, et si c’était à Paul que la jeune femme avait le plus souvent affaire, il arrivait parfois que Salomon se manifestât, par un geste, un regard, une attitude – voire une de ces plaisanteries énormes qu’il affectionnait.
Elle ne pensait pas que Sinclair/Bernstein fût schizophrène ; il jouait un rôle – voire des rôles –, mais sa véritable personnalité s’exprimait de temps à autre, voilà tout. Et ce qu’elle en discernait la renforçait dans sa conviction que cet homme était fondamentalement bon, et qu’elle pouvait lui faire confiance. Les combattants du Bien ont leurs défauts, eux aussi.
Elle narra rapidement la visite de L’Œil à Toute La Misère Du Monde.
– Quand il est rentré chez lui, il m’a appelée pour me demander de l’aider, conclut-elle. Il m’a dit tout ce qu’il savait. Et je crois que j’ai une idée...
– Vas-y.
– D’après Toutla, la Pierre aux Moines est le Nombril du Monde, le point autour duquel tourne l’Univers entier – métaphoriquement parlant, bien sûr. Disons qu’il est l’axis mundi sur le plan spirituel, ou quelque chose dans le genre. On peut donc supposer qu’il s’agit d’un lieu extrêmement... eh bien, magique.
– Donc, tu as confiance dans le témoignage d’un individu qui avale des amphétamines par poignées dès le réveil et qui possède dans sa bibliothèque un « livre de magie noire sumérienne » – avec deux m – intitulé Le Nécronomicon ?
– Je pense qu’il y a une part de vérité dans son délire. (Yasmine fronça les sourcils, soupçonneuse.)
– Comment es-tu au courant pour les deux m à « summérienne » ?
– Parce que j’ai acheté ce bouquin l’autre jour. À titre de documentation, s’empressa-t-il de préciser, pince-sans-rire. La publicité le prétendait « très efficace ».
– Et il l’est ?
Paul la considéra d’un œil où elle crut discerner une étincelle de sarcasme.
– Deux m à « summérienne »... Tss, tss. (Il secoua la tête d’un air désolé.) Pour en revenir à ton affaire, je veux bien qu’il y ait des allumés qui essayent de chatouiller le Nombril du Monde pour en faire sortir leur Grand Satan. Mais ça m’étonnerait qu’ils arrivent à quelque chose. Aucun occultiste sérieux n’irait s’acoquiner avec un obsédé sexuel au cerveau rongé par le speed. Je ne sais pas si tu te rends compte, mais quand tu touches à la magie noire, un type comme Toutla, c’est la catastrophe assurée. S’il ne trouve pas le moyen de libérer un démon – un pentacle à six côtés, non mais, je te jure ! –, il finit par te ramener les flics – de préférence en plein sacrifice humain... Lamentable.
– Il n’y a peut-être pas d’occultiste « sérieux » dans cette affaire.
– C’est bien là où je veux en venir. Il est pratiquement impossible que Toutla et ses petits copains aient pu mettre la main sur un rituel efficace qui leur permettrait de libérer le Grand Satan.
– Que fais-tu du démon de la Fête de la Musique ?
– Toutla l’a invoqué et il est venu. Je ne nie pas la réalité éventuelle des faits. À moins que L’Œil ne t’ait menti, il y a bien eu un ectoplasme géant ce soir-là. Mais les médias n’en ont pas parlé. Par contre, le singe inconnu a eu droit à quelques articles – que j’ai lu, bien sûr. L’un d’eux le décrit comme « un mélange de gorille, d’orang-outang et d’homme de Néandertal ». Désolé, mais la cryptozoologie ne me passionne pas – surtout dans la banlieue de Paris.
Yasmine haussa les épaules, désarçonnée par l’attitude de Paul. Elle s’était attendue à ce qu’il manifestât au moins un semblant d’intérêt pour l’histoire de L’Œil.
– Je ne te comprends pas, dit-elle. Cette affaire recèle tous les ingrédients d’une bonne enquête, non ?
– Tous les ingrédients potentiels, corrigea-t-il avec un sourire ironique. Mais si tu veux connaître le fond de ma pensée, le singe est un banal gorille échappé d’un zoo privé, et l’ectoplasme une hallucination collective ou une invention de ton copain. Quant aux tombes, il y a des chances qu’elles aient été profanées par les copains de Toutla. Ils devaient avoir besoin de quelques squelettes ou cadavres pour leur rituel bidon.
– Tu n’y crois pas.
– Je n’y crois pas.
Yasmine ressentit un profond et douloureux sentiment de vexation. Sans doute eût-elle mieux pris les choses si Paul s’était montré un tant soit peu chaleureux, mais il demeurait distant, comme si cette affaire l’ennuyait à mourir. Le jeu du mépris avait ses limites, songea-t-elle avant de déclarer, d’une voix qu’elle aurait voulu d’une fermeté à toute épreuve, mais qui lui parut faible et hésitante :
– Eh bien, je vais y aller seule.
– Tu fais comme tu veux. Simplement, ne compte pas sur l’Agence pour te défrayer pendant tes vacances.
– Mes vacances ?
– Si tu dois perdre ton temps dans les bois, je préfère que ce soit pendant tes congés.
– Tu sais que tu es détestable, ce matin ?
– Pas plus que d’habitude. C’est juste ton ego qui est exceptionnellement sensible... (Il hésita imperceptiblement.) Il y a eu quelque chose entre L’Œil et toi, autrefois ?
– Ça ne te regarde pas, répliqua Yasmine.
Elle le défia un instant du regard, puis le salua d’un bref hochement de tête avant de regagner sa voiture d’un pas vif.
Il valait mieux qu’elle parte avant de perdre son calme