Un frère autoritaire

L’Œil n’était pas chez lui lorsque Yasmine arriva au Petit-Clamart, le lendemain au début de l’après-midi. Elle avait quitté Bordeaux à huit heures du matin et roulé à une vitesse raisonnable, s’arrêtant seulement vers Orléans pour faire le plein, mais un contrôle de la douane volante – plan Vigipirate oblige –, au péage de Dourdan, lui avait fait perdre une bonne demi-heure. Les fonctionnaires en uniforme du ministère des Finances avaient paru fort désappointés lorsqu’elle leur avait tendu sa carte d’identité ; sans doute s’attendaient-ils plutôt à un titre de séjour. Mais que la jeune femme fût de nationalité française n’avait en rien entamé leur zèle, bien au contraire ! Elle avait même eu droit au chien antidrogue, un caniche noir joueur, plus en quête de caresses que d’héroïne ou de cocaïne.

Finalement, les douaniers avaient laissé repartir Yasmine – à regret, lui avait-il semblé.

Cet épisode l’avait quelque peu agacée, et son irritation ne fit que croître quand elle constata l’absence de L’Œil. Celui-ci savait pourtant qu’elle devait arriver entre treize et quinze heures ! Supposant qu’il avait dû aller faire une course ou – plutôt – boire un verre, elle décida de prendre son mal en patience. S’installant sur un banc voisin, elle tira de son sac le dernier livre de Philippe Curval. Un sourire apparut sur ses lèvres lorsqu’elle découvrit que le roman en question se déroulait lui aussi en banlieue – mais à Pantin, qui se situait de l’autre côté de Paris par rapport au Petit-Clamart –, et elle voulut y voir un genre de signe, d’approbation d’éventuelles puissances supérieures au voyage qu’elle venait d’effectuer.

Une heure plus tard, Yasmine avait lu une soixantaine de pages et L’Œil ne s’était toujours pas montré. Refermant Les Évadés du mirage, elle regagna sa voiture et entreprit de faire la tournée des bars. Elle ne se sentait jamais très à l’aise dans ce genre d’endroit ; cela devait venir du fait que ses frères lui avaient toujours interdit d’y mettre les pieds – et, surtout, de la correction que lui avait flanquée Zidan le jour où il l’avait trouvée en tête-à-tête avec un demi-panaché à une table du Puits sans Eau, le bistrot voisin du lycée.

L’Œil n’était dans aucun des quatre premiers établissements qu’elle visita. Elle venait d’entrer dans le cinquième, et parcourait la clientèle du regard, lorsqu’il lui sembla distinguer une nuque et des oreilles qu’elle connaissait bien. Quand on parle du loup... Redressant le buste, elle contourna un petit vieillard qui piquait du nez dans son ballon de blanc sec et alla donner une petite tape sur le bras musclé de Zidan.

Celui-ci tressaillit comme s’il venait d’être piqué par une guêpe. Puis il sursauta à nouveau lorsque, tournant vivement la tête, il reconnut Yasmine. Mais cette émotivité, à laquelle elle ne s’attendait pas de la part de son frère, disparut aussitôt pour céder la place à la colère :

Qu’est-ce que tu fous ici ? T’as pas à traîner dans les fécas !

Les poings sur les hanches, elle le défia de toute sa hauteur, les yeux lançant des éclairs. Elle avait bien fait de mettre des chaussures à talons, songea-t-elle en constatant qu’elle paraissait presque aussi grande que Zidan.

D’abord, je ne « traîne » pas, rétorqua-t-elle. Je cherche L’Œil.

L’Œil ? Cet alcoolo ?

La jeune femme lorgna ostensiblement sur le demi posé devant son frère.

Tu m’as l’air mal placé pour donner des leçons.

Eh, c’est juste un panach’.

Les deux costauds basanés en compagnie desquels il buvait émirent un ricanement sarcastique. Ils semblaient trouver la situation tout à fait distrayante. Ce n’était pas tout les jours que l’on pouvait voir quelqu’un – surtout une femme, et plus encore sa sœur – tenir tête à Zidan le Terrible.

Tu parles ! laissa tomber Yasmine. Il n’y a pas plus de limonade là-dedans que de porc dans le couscous !

Le petit vieux se mit à pouffer, aussitôt imité par le patron et deux ou trois autres clients. Les deux alcoolytes, eux, se marraient franchement. Pour les faire rigoler, servez-leur des clichés. Furieux, Zidan prit le bras de sa sœur et l’entraîna de force à l’extérieur du bar, sans se soucier des insultes et imprécations dont elle s’était mise à l’abreuver, pour la plus grande joie des consommateurs.

Plantés face à face sur le trottoir, ils se disputèrent durant plusieurs minutes, les yeux dans les yeux. Puis, peu à peu, leur ton s’adoucit, et ils finirent par tomber dans les bras l’un de l’autre, déclenchant une vague d’applaudissements parmi les buveurs, qui n’avaient pas perdu une miette de cette scène de réconciliation.

C’est Yasmine, ma p’tite rœus, expliqua Zidan en rentrant dans le bar. Ça fait dix ans qu’on s’est pas vus.

On s’en doutait, lâcha d’un trait l’un de ses compagnons de beuverie avant d’éclater d’un rire d’ivrogne.

Une nouvelle vague d’hilarité déferla sur la demi-douzaine de clients accoudés au comptoir. Le visage d’un très beau vert olive, Zidan tira de sa poche une poignée de monnaie qu’il posa sur le zinc, essayant de paraître aussi digne que possible – puis, prenant le ton autoritaire qui convient en de telles circonstances, il lança à Yasmine :

Viens, on s’en va.

Elle le suivit sans discuter. Inutile d’en rajouter. L’histoire de leurs retrouvailles allait sans nul doute faire le tour du quartier ; autant la laisser se conclure plus ou moins à l’avantage de Zidan. D’ailleurs, le regard approbateur des deux alcoolytes en disait long sur ce qu’ils pensaient de la manière dont celui-ci s’en était tiré.

L’honneur était sauf. Ou peu s’en fallait.

Yasmine arrêta la Golf au bord du petit étang proche de la Pierre aux Moines. Il n’y avait personne en vue, hormis un pêcheur au crâne chauve et luisant qui somnolait à côté de ses lignes. Descendant de voiture, la jeune femme s’étira, sans souci de la manière suggestive dont ses seins pointaient sous la robe blanche.

Tu devrais pas t’habiller comme ça, dit Zidan en sortant à son tour de la Golf.

Je fais ce qui me plaît. Et n’essaye pas de remettre sur le tapis la vieille rengaine du frère qui doit veiller sur sa sœur. Je veille sur moi-même bien mieux que tu ne l’as jamais fait. Où étais-tu quand Thierry Badur a essayé de me violer, hein ?

Hé, t’oublies que je lui ai séca la gueule !

Oui : après.

Zidan détourna le regard. L’évocation de cette affaire vieille de près de quinze ans ne lui faisait visiblement pas plaisir – d’autant moins qu’à l’époque, Badur était son meilleur copain.

T’as dit que tu cherchais L’Œil... Qu’est-ce que tu lui veux ?

Il voulait détourner la conversation, mais Yasmine n’avait de toute manière pas l’intention d’épiloguer sur un épisode de sa vie depuis longtemps classé. D’ailleurs, cela n’avait pas été si terrible. Quand le garçon aux petits yeux vicieux l’avait coincée dans ce couloir de cave, elle n’avait même pas eu le temps d’avoir peur ; son genou était remonté d’instinct à la rencontre des parties génitales du violeur potentiel, celui-ci s’était plié en deux – et, pour faire bonne mesure, elle lui avait cogné la tête contre le mur avant de s’enfuir à toutes jambes. D’après ce qu’on racontait, Zidan avait été un tantinet plus brutal le lendemain. À tel point que lorsque Badur avait, au volant d’une deux-chevaux volée, emplafonné quelques jours plus tard un panier à salade, les flics qui se trouvaient à bord de celui-ci n’avaient pas eu le cœur de le tabasser.

Il m’a passé un coup de fil hier. D’après lui, il se passe des drôles de choses dans le quartier – et surtout dans le bois...

Tu m’étonnes ! On cause que de ça, dans les técis. Et y en a des qui commencent à avoir la trouille. (Il tendit le bras en direction de la Pierre aux Moines, cachée derrière un repli de terrain.) Tu t’souviens d’là fois où j’me suis fait pécho par les keufs avec Aziz et Michel ? On a raconté qu’ils nous avaient gardés à cause d’une boulette de teushi... Tu parles ! Y nous ont bouclés parce qu’on a été assez cons pour leur dire la vérité, et qu’elle était tellement délire qu’ils ont cru qu’on était foncedés.

Vous l’étiez ?

Ouais, un peu. On avait dû fumer deux ou trois tarpés dans le cimetière. Après, Aziz a voulu faire un retou dans le bois. On est descendus tout droit du terrain de foot jusqu’au menhir – et là, il y avait des keums en robe blanche qui magouillaient des ketrus pas clairs, avec des appareils qui clignotaient. On pigeait rien à ce qu’ils disaient ; on aurait dit de l’allemand. On s’est rétis quand y en a un qu’a commencé à jeter des lebous de feu. C’est là qu’on est bétons sur les keufs. Comme des cons, on leur a tout raconté... ’videmment, ils nous ont pas crus, et on s’est retrouvés au trou !

Comme d’habitude, commenta Yasmine. Mais ça remonte bien à dix ans, et ce sont les événements récents qui m’intéressent. Cette histoire de tombes profanées, par exemple...

Là, je peux rien te dire. C’est pas des keums que je connais qu’ont fait le coup. Ou alors, ils s’en sont pas vantés – ça peut se comprendre. (Zidan se tut un instant, le front plissé comme s’il réfléchissait.) T’as entendu causer de la maison hantée du Bas-Meudon ? Il paraît qu’il s’y passe des trucs vraiment flippants ! Y en a qui disent qu’y aurait des tômefans. En tout cas, ça déménage à tout va, là-bas ! Si ça continue, le proprio va devoir payer ses locataires s’il veut les dégar !

Il ricana bêtement.

Et c’est tout ? insista Yasmine.

Zidan le Terrible secoua la tête.

L’autre soir, Giovanni s’est retrouvé chez les keufs à cause d’une retteba de marocain. Vers une heure du mat’, trois flics sont arrivés, plutôt énervés. Ils disaient qu’un « démon » avait bousillé leur secai dans le coin de la Pierre aux Nemois.

Un démon ?

Oui, une bestiole de vingt mètres de haut, avec des necors et des botsas. Ça a fait rigoler les autres – tu penses ! Mais ils ont moins rigolé après avoir vu l’état de la gnoleba ; paraît qu’on aurait dit qu’un éléphant s’était assis dessus ! Tu vois les arbres cassés, là-bas ? (Yasmine observa la demi-douzaine de troncs, brisés nets à une hauteur de six ou sept mètres, que lui désignait son frère.) C’est le mondé qui a balancé la caisse là-haut ; même qu’y a encore des traces de peinture cheblan.

Quand est-ce arrivé ?

Jeudi dernier.

Deux jours, avant qu’un ectoplasme ne jaillisse de la bouche d’un chanteur hard-grind-speed-doom-metal-core. Il ne s’agissait donc pas de la même créature, comme la jeune femme l’avait cru sur le moment.

Il y a d’autres traces, ajouta Zidan. Un arbre déraciné et coupé en deux, pas loin du menhir. Et des marques noires sur les troncs, aussi.

De la suie ?

Aucune idée.

Allons voir.

L’examen soigneux auquel se livra Yasmine ne lui apprit rien de bien nouveau – sinon qu’on avait apparemment utilisé un ou plusieurs lance-flammes aux abords de la Pierre aux Moines. L’écorce de plusieurs arbres portait en effet de véritables brûlures. Quant au bouleau déraciné, il constituait une véritable énigme, avec le moignon carbonisé de son tronc, dont la partie supérieure gisait à cinquante mètres de là, mêlant son feuillage aux buissons du sous-bois.

L’Œil avait fait allusion à des traces brunes au sommet du menhir – qui s’y trouvaient effectivement – et à divers objets : un trident, une tige de métal tordue et un morceau de bougie. Mais il n’était pas question d’un bouleau arraché et coupé en deux au lance-flamme – ou peut-être à l’aide d’un laser.

Yasmine étudia les environs. Si L’Œil était arrivé de la route – ce qui était sans doute le cas, puisqu’il venait de la Cité de la Plaine – et s’était dirigé droit sur la Pierre aux Moines, il était possible qu’il n’eût pas remarqué sur sa droite la partie inférieure de l’arbre sectionné, que dissimulaient de jeunes chênes à l’abondant feuillage. Par contre, il avait forcément vu les branchages du bouleau, droit devant lui. Mais sans doute n’y avait-il pas prêté attention. Un arbre abattu dans une forêt – quoi de plus normal ?

Il était plus difficile de passer à côté des traces de brûlures sur les troncs, mais cela n’avait rien d’impossible – surtout pour quelqu’un occupé à fouiner parmi les feuilles mortes, ainsi que l’avait fait L’Œil après avoir trouvé le trident.

Ça te dit quoi ? demanda soudain Zidan, qui commençait visiblement à s’impatienter.

Ça me dit qu’il se passe effectivement des choses pas claires autour du menhir. J'ai bien fait de venir. Maintenant, il faut que je trouve L’Œil.

Zidan eut un haut-le-corps.

Je veux pas te voir traîner dans les strobis ! la prévint-il en agitant l’index d’un air menaçant.

Yasmine haussa les épaules d’un air négligent.

Très bien. Puisque tu le prends comme ça, tu vas faire la tournée à ma place.

Son frère n’éleva que de vagues protestations. Pour la forme.