La fin d’une dynastie ou l’Histoire naturelle des furets

 

 

 

 

Le narrateur dit : C’était un prince triste le jeune Livna’lams ; il avait sept ans et c’était un prince triste. Ce n’est pas qu’il passait par des moments de tristesse comme y passent tous les enfants même lorsqu’ils sont princes ; ce n’est pas qu’il restait comme absent au milieu d’une phrase ou de quelque chose qu’il faisait ; ce n’est pas qu’il se réveillait avec un poids dans la poitrine, ou que parfois il avait envie de pleurer sans raison apparente. Cela arrive à tout le monde, peu importe l’âge que l’on a et les conditions dans lesquelles on vit. Non, non, écoutez bien ce que je vous dis, ne vous laissez pas distraire et ne dites pas ensuite que je ne vous ai pas donné assez d’explications. S’il y a quelqu’un qui ne s’intéresse pas à ce que je dis, il peut partir ; c’est comme ça, pour ne pas déranger les autres. Le pavillon est ouvert en direction du sud et du nord et les chemins sont toujours aussi larges et ils mènent à des pays verts et à des pays noirs et dans le monde il y a beaucoup à faire : tamiser les céréales et battre le fer et secouer les tentures et creuser des sillons et parler mal du voisin et lancer les filets ; mais ici on écoute, voilà ce que l’on fait. Vous pouvez fermer les yeux et joindre les mains sur votre panse si vous voulez, mais pincez la bouche et ouvrez les oreilles quand je vous parle : il était toujours triste le jeune prince, triste comme lorsqu’on est seul et vieux et que la mort n’est pas pressée. Toutes ses journées n’étaient que désolation et grisaille et vide quand bien même elles étaient remplies, car elles l’étaient.

Ah, oui, oui elles l’étaient, car c’étaient les années de la dynastie des Hehvrontes, ces dirigeants rigides et orgueilleux, grands et beaux, à la peau blanche, aux yeux et aux cheveux très noirs, qui marchaient sans bouger les épaules ni les hanches, avec la tête droite et le regard posé au-dessus de l’horizon, sans regarder sur les côtés même si leur mère se trouvait là en pleine agonie, ni vers le bas même si le chemin devenait irrégulier et accidenté, au point de tomber dans un puits s’il y avait un puits et conservant là dans le fond, debout, la dignité des rois du monde. Ainsi étaient-ils ; je vous le dis moi qui ai lu les vieux textes jusqu’à ce que mes pauvres yeux deviennent presque opaques ; ainsi étaient-ils.

Le grand-père de Livna’lams était le huitième de la dynastie des Hehvrontes ; et le père, bon, nous parlerons du père plus tard. À dire vrai c’est moi qui parlerai, car vous autres, ignorants et rustres, vous ne savez rien de l’histoire secrète de l’Empire, occupés que vous êtes par de méprisables affaires, comme celles d’accumuler de l’or, de décorer vos maisons par vanité et non par goût du beau, et de manger et boire et vous vautrer dans l’attente de l’apoplexie et de la fin. C’est moi qui parlerai, le moment venu. Pour l’instant il vous suffit de savoir que l’arrogance des Hehvrontes avait élaboré un protocole stupide et brillant comme on n’en avait jamais vu dans l’Empire, sauf celui des Noöram qui lui aussi fut stupide mais pas brillant, plutôt sinistre. Par chance, par chance pour les gens comme vous, les Noöram s’entretuèrent et personne ne croit déjà plus à cette légende qui dit qu’un serviteur sauva du massacre l’enfant tout juste né de l’Impératrice Tennitraä surnommée le Serpent et aussi la Borgne, mais allez savoir si elle l’était.

Le protocole des Hehvrontes couvrait l’ensemble : il pourvoyait la cour et le palais et s’infiltrait dans les nominations publiques, l’armée, les écoles, les hôpitaux et les bordels. Les bordels haut de gamme, comprenez-moi bien, car tout ce qui se trouvait au-dessous d’une fortune considérable ou d’un titre clinquant était dénué d’importance et par conséquent non soumis au protocole. Mais au palais, ah, au palais. Là oui, les seigneurs aux yeux noirs et aux barbes noires avaient tissé un authentique cauchemar dans lequel un éternuement était un crime et un chapeau de travers une infamie et le mouvement intempestif d’un doigt une tragédie.

Livna’lams n’échappait pas à tout cela, comment eût-il pu le faire alors qu’il était le prince héritier, le dixième des Hehvrontes et, je vous le dis d’ores et déjà, le dernier ? Comment, alors qu’il était le fils unique de l’Impératrice veuve ? Comment, si les yeux de la cour, du palais, de la capitale, de l’Empire, du monde, étaient rivés sur lui ? C’est pour cela qu’il était triste, dites-vous ? Allons, allons, mes bonnes gens, l’ignorant détient à sa portée une seule sagesse qui consiste à fermer la bouche, voilà ce que disent les sages. Mais moi je dis que lorsqu’on est ignorant sans remède ni espoir, il reste peu de place dans la tête même pour cette toute infime sagesse. Allons, pourquoi le protocole l’eût-il rendu triste ? Pourquoi alors que neuf Hehvrontes avant lui avaient été heureux, peut-être pas les neuf mais huit avec certitude, respectés et satisfaits à un point tel que, attribuant leur état de béatitude à ce même protocole, ils s’ingénièrent à compliquer et à augmenter les centaines de milliers de règles qui les séparaient du monde ? Je m’empresse de vous dire que lui aussi il eût pu se sentir satisfait et heureux car c’était un prince comme tous les princes, fait pour ces choses frivoles et terribles qui composent le pouvoir, mais que cela lui était impossible, sans doute parce que quelque chose s’était métamorphosé dans le sang des hommes de sa famille depuis que son grand-père avait couronné comme Impératrice une femme du sud dont on disait qu’elle n’était pas complètement humaine ; sans doute à cause de la cérémonie que sa mère, l’Impératrice Hallovâh, avait imposée dans le protocole du palais : sans doute en raison des deux choses à la fois.

Nous allons y venir. Laissez-moi vous raconter que l’Impératrice Hallovâh était très belle ; très, mais très belle, et encore jeune. Le cœur jeune a plus d’élan pour la vie et l’amour, disent les sages ; ensuite ils sourient et regardent dans les yeux le gamin désireux d’apprendre et ajoutent : et pour la maladie et la haine. L’Impératrice s’habillait toujours en blanc, avec de longues tuniques de soie ou de mousseline et sans aucune parure ; aucune sauf une chaîne de maillons en fer brut, minuscules et lourds, qu’elle portait au cou et de laquelle pendait sur son torse un médaillon. Elle était toujours pieds nus, elle avait toujours les cheveux détachés. En guise d’expiation, disait-elle. Ses cheveux avaient la couleur du blé mûr, car on ne doit pas oublier qu’elle était une Hehvrontes seulement par alliance, et que par sa naissance elle venait de la famille des Ja’lahdahlva, en rapide ascension depuis trois générations. Elle avait les yeux gris et la bouche mince et la taille fine et elle ne souriait jamais.

Exactement une heure après le lever du soleil, sept domestiques, vêtus chacun d’une des couleurs de l’arc-en-ciel, entraient dans la chambre du prince Livna’lams et le réveillaient en répétant des mots creux qui parlaient de chance, félicité, devoir, bienveillance, et qui formaient des phrases composées des centaines d’années auparavant. Si je comptais vous expliquer les mots et comment et pourquoi chaque homme s’habillait un jour d’une couleur distincte et ainsi celui qui aujourd’hui était entré en bleu demain entrait en indigo et le surlendemain en rouge, si je comptais vous décrire les gestes qu’ils faisaient et les autres mots qu’ils disaient et les vêtements qu’ils tendaient au gamin et le réceptacle dans lequel ils le lavaient et les parfums assignés pour chaque journée, nous serions tous obligés de rester ici jusqu’à la Fête de la Récolte Brève en passant par ce qui reste de l’été et tout l’automne et supporter la neige et le givre pour voir le faux printemps et à nouveau la terre blanche et le ciel aux nuages bas pour enfin arriver au jour où il faut récolter à la hâte les bourgeons avant que le soleil ne les brûle ou que la grêle ne les détruise, et même ainsi il nous serait difficile de venir à bout ne serait-ce que de la cérémonie du bain et du peigne, et pas seulement en raison de la lourdeur et de la lenteur avec lesquelles se met en branle le peu de compréhension qui se niche dans vos têtes.

Le prince ouvrait les yeux, noirs comme ceux des Hehvrontes, et savait qu’il avait vingt secondes pour s’asseoir sur le lit et vingt autres pour se lever. Les domestiques s’inclinaient, lui témoignaient fidélité et respect avec une formule différente chaque jour de l’année, le déshabillaient, et en l’entourant l’accompagnaient au bain où d’autres domestiques, de rang inférieur, avaient préparé le réceptacle avec de l’eau parfumée et les serviettes et les sandales et les huiles et les parfums. Après le bain ils l’habillaient, jamais avec une tenue qu’il avait déjà portée, et l’entourant tous mais dans un ordre différent, ils marchaient avec lui jusqu’à la porte des appartements où un autre serviteur déclenchait la serrure et un autre ouvrait les deux battants pour que le gamin franchisse le seuil et se retrouve dans l’antichambre. Là les seigneurs de la noblesse, vêtus avec les couleurs emblématiques de la maison Impériale, le recevaient avec de nouvelles révérences et de nouvelles formules d’adulation et l’informaient sur l’état du temps, la santé de l’Impératrice Hallovâh, qui était toujours florissante, et lui récitaient la liste des actions à mener à bien ce jour dans le palais, et lui demandaient ce qu’il désirait pour le petit déjeuner. Le prince répondait toujours la même chose :

— Rien.

Là aussi comme une expiation, disait l’Impératrice, sauf qu’il s’agissait d’une farce comme tout le reste, car personne ne voulait voir le jouvenceau mourir de faim. Mais ce n’était pas une farce, car Livna’lams n’avait jamais faim. Les nobles le priaient alors de se nourrir pour rester fort, brave, juste, beau et bon comme devait l’être un Empereur. Le gamin y consentait et ils se rendaient tous dans une salle où une table était dressée et où onze domestiques s’occupaient des couverts, des assiettes, des plats, des serviettes, des ornements, de l’eau que buvait et du peu que mangeait le prince héritier, pendant que les nobles regardaient et approuvaient, debout derrière la chaise en bois vieilli et odorant couverte de coussins et de tapisserie. Chaque aliment, chaque bouchée, chaque gorgée, chaque geste était soigneusement planifié et régi par le protocole du palais. Et quand tout cela s’achevait, un autre domestique ouvrait la porte de la pièce et d’autres nobles attendaient le futur Empereur et arrivait le moment de la rencontre quotidienne, l’unique, entre le fils et la mère.

Même les désavantages ont leurs avantages, disent les sages. Bien sûr que les sages disent aussi des bêtises car même la sagesse comporte une part de sottise, voilà ce que j’en dis. Mais il ne fait aucun doute que la tristesse a ses bons côtés. Si Livna’lams n’avait pas été un prince triste, en cette période il eût ressenti de la peur, ou de la rage, ou du désespoir. Comme il était triste, si triste, il ne pouvait rien ressentir et rien ne lui importait ; rien, pas même l’Impératrice Hallovâh, sa mère.

Elle était assise toute de blanc vêtue dans un fauteuil tapissé de velours blanc, entourée de ses soixante-dix-sept dames d’honneur, vêtues de couleurs chatoyantes et chargées de bijoux en or et pierreries, coiffées d’un diadème, chaussées de chaussures en satin brodé, les mains pleines de bagues et de bracelets. Lorsque le prince entrait, les dames s’inclinaient et l’Impératrice se levait, car même si elle était sa mère, il allait être l’Empereur. Elle saluait en premier :

— Que cette journée te soit propice, prince.

Il répondait :

— Que cette journée te soit propice, mère.

Même vous qui ne savez rien de rien, et sur les palais et les cours encore moins que rien, vous vous rendrez compte de la manière différente dont ils s’adressaient l’un à l’autre. Mais ensuite, devant les dames toujours inclinées vers le sol en signe de soumission, l’Impératrice Hallovâh faisait mine de s’attendrir et embrassait l’enfant et lui caressait le visage et lui demandait s’il avait bien dormi et s’il avait fait de joyeux rêves et s’il l’aimait beaucoup et si cela lui plairait d’aller se promener avec elle dans les jardins. Le prince prenait une main de la femme entre les siennes et répondait :

— J’ai parfaitement bien dormi et mes rêves ont été joyeux et souriants, mère. Je t’aime beaucoup, mère. Rien ne me plairait plus que de faire une promenade dans les jardins, mère.

Une fois accomplie cette partie du protocole, le prince et l’Impératrice marchaient l’un à côté de l’autre en se tenant la main vers les grandes portes vitrées qui donnaient sur les jardins. En arrivant là, la femme s’arrêtait et regardait son fils :

— Bien que nous soyons très heureux – disait-elle –, nous ne pouvons pas exprimer notre bonheur tant que nous n’avons pas accompli nos devoirs même s’ils sont éprouvants.

— J’allais te suggérer, mère – disait le prince – que, en tant que meneurs et protecteurs de notre peuple bien-aimé, nous lui sommes dévoués et notre tâche principale est de veiller à ce que justice soit faite pour les vivants et les morts.

— Les morts peuvent attendre, prince.

À ce stade du dialogue les dames pliées en deux éprouvaient un certain soulagement à l’idée qu’elles allaient pouvoir redresser le dos et le cou.

— En effet, mère, mais pas le peuple, qui réclame notre décision sur ceux qui sont morts et furent glorieux et sur ceux qui sont morts et furent perfides.

Les dames se redressaient, le prince et l’Impératrice avaient gagné les jardins. Avec du soleil ou avec de la neige ou avec de la pluie ou avec du vent ou avec de la grêle, de la foudre, des éclairs, du tonnerre ou quoi que ce fût, les deux, l’enfant et la femme toute vêtue de blanc, marchaient chaque matin jusqu’à la fontaine centrale dans laquelle huit cygnes de marbre ouvraient les ailes sous des cascades qui tombaient d’une corolle d’albâtre. Vers le sud s’ouvrait une forêt traversée par des sentiers et en empruntant l’un d’entre eux sur une longue distance dans l’ombre verte s’il y avait du soleil ou noire s’il y avait de l’orage, on arrivait à ce qui avait été une statue. Oui, oui, avait été, ai-je dit, car il n’en restait pas grand-chose. Le piédestal, par exemple, était intact, entier, bien qu’avec un poinçon on eût œuvré sur le marbre veiné de rose pour effacer les inscriptions, les noms et les dates. Mais là-dessus la seule chose qu’il y avait c’était un morceau informe de marbre blanc qui portait ou non des veines roses, qui eût pu le deviner, car il était si détérioré et sale qu’il n’y avait pas grand-chose à voir. Elle représentait un homme, peut-être ; en l’observant bien on pouvait distinguer le moignon d’un bras, une jambe cassée, un cou tronqué qui ne soutenait rien, le contour d’un torse. Voilà ce que ça avait été, et devant cela se tenaient le prince et l’Impératrice et ils attendaient. En premier lieu arrivaient les nobles, puis les dames, aussitôt suivis par les officiers de la garde du palais et de l’armée, les magistrats, les lettrés et fonctionnaires. Et là-bas très loin se tenaient les domestiques, qui essayaient de regarder ce qui se passait par-dessus les têtes des notables.

Ce qui se passait était jour après jour, toujours, toujours pareil. Quelques instants de silence qui donnaient le sentiment que le palais se murait dans le mutisme. Et soudain s’élevaient ensemble, au même moment, les voix de la mère et du fils :

— Maudit sois-tu – disaient-ils –, maudit, ensorcelé, blâmé, haï, dédaigné pour toujours. Que ton souvenir ne serve qu’à réveiller de la rancœur envers ta personne, ton visage et tes actes. Maudit sois-tu.

Autre silence, et l’Impératrice parlait :

— La trahison salit et corrompt tout ce qu’elle touche – disait-elle. Je promets aux cieux et à la terre et aux gens qui la peuplent d’expier pour le reste de ma vie la culpabilité d’avoir été ta femme, d’avoir partagé ton trône, ta table et ta couche.

À nouveau ils se taisaient tous. L’enfant prince prenait un fouet que lui remettait l’un des nobles, un fouet au manche de nacre, dix-sept queues et griffes en métal à leur extrémité, et avec celui-ci châtiait la statue, ce qui restait de la statue : vingt coups qui résonnaient au milieu des arbres. Quoi qu’il en soit, parfois un oiseau quelconque se mettait en tête de chanter juste à ce moment-là et c’était considéré comme un lamentable incident que l’on commentait à voix basse pendant le reste de la journée dans tout le palais, depuis le salon du trône jusqu’aux cuisines. Mais il est bien connu que les bestioles et les plantes et les eaux ont elles aussi leur protocole, et que visiblement elles ne sont pas prêtes à l’échanger contre celui des hommes.

Et que se passait-il ensuite me dites-vous ? Ah, mes bonnes gens, tout était prévu, comme vous vous l’imaginez. Ou vous ne vous l’imaginez pas, car si vous pouviez le faire vous ne viendriez pas ici pour écouter ma narration et vous plaindre comme des vieilles si le conteur de contes omet un quelconque détail. Ensuite un autre noble se voyait remettre le fouet des mains du prince, qui s’approchait de sa mère. L’Impératrice s’inclinait, car son fils était encore si petit, tenait le médaillon qui pendait à son cou sur la chaîne de maillons noirs en fer, l’ouvrait, et l’enfant crachait dedans, sur une figure et un nom taillés dans la lame de pierre blanche et à moitié effacés avec un poinçon, la figure et le nom de l’homme mort, son père, l’Empereur.

Non, non, désolé, je ne peux vous dire comment s’appelait le neuvième Empereur de la dynastie des Hehvrontes parce que je ne le sais pas. Personne ne le sait ; c’est quelque chose que le monde a oublié. Sa faute et sa trahison, disait-on, avaient été si épouvantables que jamais on ne prononça son nom à nouveau. Plus encore, ce nom disparut des annales, des lois, des décrets, des livres d’histoire, des registres officiels, des monuments, des pièces de monnaie, des blasons, des cartes et des poèmes. Oui, car l’Empereur avait écrit des poèmes et des chansons dans sa jeunesse. Hélas c’était un bon poète, à tel point que le peuple s’appropria certains de ses vers et les chanta, au cours des périodes heureuses où il régnait en paix. Si je dois vous dire la vérité, une grande partie de ses strophes survécurent malgré tout, et l’on dit que Livna’lams les a entendu chanter dans des régions éloignées quand lui-même est devenu Empereur. Mais la mémoire est fragile et c’est une bénédiction, disent les sages ; et je sais, parce que je sais beaucoup de choses, que l’un d’entre eux a dit ou écrit que le temps voit tout s’estomper dans son miroir. La mémoire est fragile et les gens avaient oublié d’où venaient ces mots et ces rimes. Oublier le nom, voilà ce qui importait, et on l’oublia.

Et l’Impératrice laissait ouvert le médaillon souillé sur sa poitrine, tournait le dos à la statue cassée et s’éloignait avec son fils vers le palais. Alors débutait le défilé. Les personnages les plus puissants tout d’abord, les autres ensuite, pour enfin arriver aux domestiques, tous passaient devant la statue et chacun eux faisait tout ce qu’il pouvait pour montrer sa haine et son mépris. Il y avait ceux qui lui crachaient dessus, ceux qui lui jetaient des cailloux, ceux qui la frappaient avec des bâtons ou des chaînes ou avec leur propre ceinture, ceux qui la souillaient avec de la boue ou des détritus, et même ceux qui, espérant que l’exploit parviendrait aux oreilles de l’Impératrice, apportaient un sachet avec les excréments du jour précédent et le vidaient sur le marbre.

Arrivés aux galeries du palais, le prince et l’Impératrice se saluaient et se séparaient. Elle consacrait le reste de la matinée aux réunions avec ses ministres ; et l’après-midi elle s’occupait de la justice et prenait part aux processions officielles. Le gamin recevait ses précepteurs et il étudiait l’histoire, la géographie, les mathématiques, la musique, la stratégie, la politique, la danse, la fauconnerie et toutes ces choses qu’un Empereur doit savoir afin de pouvoir faire ce qu’il veut ensuite, c’est bien pour ça qu’on est empereur.

J’ai dit que c’était un prince triste, le jeune Livna’lams. C’était aussi un prince intelligent, éveillé et curieux. Ce qui est un autre avantage de la tristesse : elle n’ankylose pas les qualités intellectuelles, contrairement à la mélancolie et la rancœur. Ses précepteurs avaient découvert bien longtemps auparavant que le gamin apprenait en dix minutes ce qui eût pris une heure pour d’autres, sans parler des princes totalement idiots qui n’apprirent jamais rien. Et comme il avait déjà sept ans, ce qui est un âge important, et qu’il n’était plus nécessaire que les nobles soient présents aux heures d’étude pour contrôler l’apprentissage, il fut établi un accord tacite qui lézardait secrètement le protocole : les précepteurs enseignaient ce qu’ils devaient enseigner, Livna’lams apprenait ce qu’il devait apprendre, et ensuite tous pouvaient s’en aller où ils le voulaient pour s’occuper de leurs affaires. Les maîtres pour fouiner dans des pavés ou pour écrire des traités assommants sur des thèmes qu’ils croyaient originaux et importants, ou pour s’enivrer ou pour jouer aux dés ou pour manigancer des actes de félonie contre leurs collègues, et le prince pour chercher un peu de solitude.

Il la trouvait parfois dans les salles de musique et parfois dans les étables et parfois dans les bibliothèques. Mais il la trouvait toujours dans les recoins les plus reculés des jardins du palais. Seulement lorsqu’il avait beaucoup, beaucoup de chance, il pouvait jouer d’un instrument ou parler avec les chevaux ou les juments ayant mis bas ou lire sans qu’apparaisse un accordeur ou un professeur de musique ou un palefrenier ou un bibliothécaire en pleine génuflexion pour lui offrir quelque chose ou rester là à le contempler et à attendre des ordres. Presque jamais, ou plus précisément jamais il n’y avait personne, alors que c’était tout le contraire au pied des murs des jardins, au milieu du lierre épais, des bancs cachés, des portes murées, des fontaines asséchées, des pergolas. Je ne sais pas ce que le prince faisait là-bas. Je crois qu’il laissait passer le temps, c’est tout. Je crois qu’il regardait et écoutait l’imprévu ; je crois que tristement comme toujours il s’exerçait un peu à l’amour pour quelque chose, les bestioles aux ailes chatoyantes et dures, les brindilles, la terre et les pierres tombées des murailles.

À présent écoutez avec attention car il arriva quelque chose un jour. La journée était grise et chaude et il se trouva que le prince entendit des voix. Non, non il n’était pas fou ni béni des dieux : il entendit des voix et en fut contrarié.

Ça ne suffisait donc pas avec les bibliothécaires et les palefreniers ? Devait-il apprendre à se cacher aussi des jardiniers ? Il regarda autour de lui et pensa que oui, que probablement un imbécile avait découvert ces recoins négligés du jardin et avait pensé faire du zèle en prévoyant d’ensabler les chemins et d’élaguer les arbres et de restaurer les bancs, et pire, d’arracher le lierre.

— Je crois que tu es aussi fou que moi, dit l’une des voix, douce et posée.

Un éclat de rire se fit entendre :

— Camarade – dit l’autre voix –, je ne puis t’affirmer que tu es dans le faux.

Cette autre voix était plus profonde, plus riche, plus forte.

Ce ne sont pas des jardiniers, se dit Livna’lams, les jardiniers ne parlent pas ainsi, ne rient pas ainsi. Et il avait raison. L’un d’entre vous a-t-il l’honneur de connaître un jardinier ? Ce sont des personnes admirables, croyez-moi, mais ils ne traînent pas comme ça en faisant des réflexions sur leur propre folie ou celle d’autrui. Ils se penchent vers la terre et connaissent beaucoup de noms et beaucoup de langues et il n’y a pas grand-chose dans ce monde qui les impressionne vraiment, puisqu’ils voient la vie correctement, comme il se doit, de bas en haut et en ondes concentriques. Mais que savez-vous vous autres de tout ça, qu’est-ce que vous en avez à faire ? Ce que vous voulez savoir c’est ce qui est arrivé dans le jardin du palais le jour où le prince entendit les voix.

Bien, bien, je vais vous dire ce qui est arrivé, avec autant de certitude que si j’avais été présent. Ce ne sont pas des jardiniers, se dit le gamin, donc personne ne va venir arracher le lierre ; et cela lui parut très bien. Et comme cela lui parut très bien, il se leva, laissant derrière lui les escaliers où il s’était assis, et marcha en essayant de ne pas faire de bruit en direction du lieu où les hommes parlaient. Bien sûr qu’il n’avait pas l’habitude de marcher en silence dans un jardin ravagé : il pouvait marcher avec délicatesse dans les salons du palais mais il ne pouvait pas le faire ici. Il écrasa une branche sèche, fit rouler une petite pierre, frôla un arbuste, et face à lui apparut un homme énorme, l’homme le plus grand et le plus large qu’il eût jamais vu, le visage hâlé par le soleil, avec une barbe et des yeux très noirs. L’homme saisit le prince par le bras d’une main gigantesque et puissante. Le prince hurla.

— Qu’est-ce que tu fais, insolent ! cria-t-il au gros.

Le géant rit. Il rit du même rire profond et démesuré que Livna’lams avait entendu quelques minutes auparavant, mais il ne le lâcha pas.

— Aha, aha, aha ! lança-t-il après avoir ri. Viendras-tu voir ce qu’on a ici ?

Cela n’était pas adressé au prince mais apparemment au propriétaire de l’autre voix, qui se montra derrière le costaud. C’était, cet autre, un homme plus petit et plus mince, presque maigre, lui aussi noirci par allez savoir quels soleils, dépourvu de barbe, les cheveux noirs hirsutes, les yeux noirs très brillants, comme amusés, avec une grande bouche et un cou long et fin :

— Il me semble qu’il vaudrait mieux que tu le lâches, dit-il d’une voix dolente et neutre.

— Pourquoi ? demanda le géant. Pourquoi je le lâcherais ? Qui sait depuis combien de temps il est là. Vaut mieux que je le lâche pas. Vaut mieux que je lui donne une bonne raclée pour lui apprendre à ne pas espionner, et surtout pour qu’il oublie qu’il a traîné par ici ce matin.

— Laisse tomber la raclée, dit l’autre, sauf si tu veux qu’on nous coupe la tête.

Le costaud étudia la question et vous pouvez parier vos petites épargnes mesquines que cela ne lui plut pas du tout : il desserra la main et lâcha le gamin. Le prince défroissa sa manche de soie et regarda les deux hommes. Il n’avait pas peur. On dit que les princes n’ont jamais peur mais ne croyez pas cela, c’est un mensonge. Non seulement ont-il peur lorsqu’ils le doivent mais en plus ont-il peur lorsqu’ils ne le doivent pas, et il y en a même qui ont vécu avec la peur et sont morts de peur. Mais Livna’lams ne ressentit aucune peur. Il les regarda et vit qu’ils étaient vêtus de coutil grossier comme les travailleurs de la campagne ou les maçons et qu’ils étaient chaussés de sandales ordinaires et portaient une bourse très usée à la ceinture. Il vit aussi qu’ils n’avaient pas peur eux non plus, chose qui ne retint pas son attention car pourquoi l’eussent-ils dû, et qu’ils n’étaient pas disposés à s’incliner ni à lui rendre hommage ni à attendre ses ordres en silence, chose qui en revanche retint son attention :

— Qui êtes-vous ? dit-il.

— Ah, tu aimerais le savoir, non ? dit le colosse.

Cette réponse si peu protocolaire, cette réponse narquoise et fanfaronne n’offensa pas le prince : elle lui plut.

— Oui, j’aimerais bien le savoir, dit-il en croisant les bras.

— Eh bien je n’ai pas l’intention de te le dire, morveux.

— Bon, ça suffit, Renka, dit l’autre homme.

— Et je veux aussi savoir ce que vous faites là, dit le jeune prince.

— Nous venons de terminer notre travail, prince, dit l’homme plus petit, et nous nous reposions.

— Comment avez-vous su qui j’étais ? dit le prince.

— Prince, ce têtard ? demanda Renka en même temps.

L’homme répondit d’abord à Renka :

— Oui, c’est pour cela que je t’ai dit que si tu le frappais on allait nous couper la tête.

Et ensuite à Livna’lams :

— Par tes vêtements.

— Et que sait un maçon sur les vêtements d’un prince, dit le gamin.

— Attention, têtard, dit Renka, attention parce que moi je m’en fiche que tu sois prince. Attention parce que nous ne sommes pas des maçons, nous sommes des aventuriers et par conséquent des philosophes et par conséquent même si nous n’allons pas te donner une raclée car cela nous enchante d’avoir nos têtes collées au cou, nous n’allons pas pour autant nous tourner en ridicule ni faire les beaux en ton honneur.

C’est alors que le gamin fit une chose merveilleuse, formidable, magnifique. Que fit-il ? Il décroisa les bras, lança sa tête en arrière et partit d’un fou rire.

— Nous ne sommes pas non plus des clowns, dit Renka, plus qu’offensé.

Mais l’autre homme, qui s’appelait Loo’Loö, ce qui n’est pas un nom, ou si c’en est un c’est un nom très rare, lança lui aussi la tête en arrière et en se tenant le ventre à deux mains se mit à rire avec le prince. Le grand Renka les regarda d’un air sérieux, se gratta la tête et lorsque Livna’lams et Loo’Loö cessèrent de rire et s’essuyèrent les larmes, leur dit :

— Si vous voulez mon avis, vous êtes fous tous les deux. Ce qui ne m’étonne pas parce que les philosophes et les princes ont une certaine prédisposition à devenir fous. Par contre je n’ai jamais entendu dire qu’un têtard avait assez de cervelle pour devenir dingo.

Le gamin rit à nouveau et ensuite ils s’assirent par terre tous les trois et se mirent à discuter.

Ils se dirent beaucoup de choses ce jour-là mais quand le soleil fut haut dans le ciel, le prince se leva et leur dit qu’il devait s’en aller, qu’on l’attendait au palais pour le repas de midi.

— Quel dommage, dit Renka. Nous avons du fromage – et il tapota doucement la bourse qui se balançait sur sa hanche, accrochée avec soin à la large ceinture – et nous allons acheter du vin et des fruits.

Le prince prit cela pour une invitation :

— Mais c’est que je ne peux pas, dit-il.

— Pourquoi ? dit Renka.

Le jeune Livna’lams se retourna et se mit à marcher. Deux pas plus loin il se figea et regarda les deux hommes : Loo’Loö était encore assis par terre et mâchait des tiges vertes.

— Je ne sais pas pourquoi. Demain, quand vous aurez fini de travailler, vous viendrez encore vous reposer ici ?

— Je dis que non, dit Renka, je dis que nous avons déjà assez sué dans cet endroit maudit de cette ville infernale, mais celui-là il insiste pour que l’on reste et comme je suis bon et généreux et que mon cœur est tendre comme celui d’une colombe amoureuse et que je ne peux pas voir souffrir un ami, je vais lui faire plaisir – et il soupira.

— À demain, dit le gamin.

Ils le saluèrent tous les deux de la main.

— Qu’est-ce que tu vas manger, têtard ? cria Renka.

— Du poisson ! répondit le prince en courant vers le palais.

Il n’avait jamais couru auparavant. Vous vous rendez compte ? Il avait sept ans et c’était la première fois qu’il courait. Mais il s’arrêta à la vue du palais et en marchant au rythme des princes Hehvrontes il arriva dans la salle à manger où l’attendaient les nobles, les chevaliers, les domestiques avec tout le casse-tête rodé et prêt à fonctionner. Il s’assit, le prince, face à l’assiette vide et dit :

— Je veux du poisson.

Il y eut un bouleversement dans le palais. Le protocole n’interdisait aucunement qu’un prince commande ce qu’il voulait manger, mais personne n’avait le souvenir que ce prince héritier eût un jour ouvert la bouche pour exprimer un désir et encore moins le désir de manger quelque chose en particulier, lui qui n’avait jamais faim. On ne peut pas savoir s’il est vrai qu’un cuisinier eut une crise de nerfs et que deux domestiques s’évanouirent, mais en revanche on a dit, et cela est assez vraisemblable, qu’en apprenant cela l’Impératrice haussa un sourcil, certains parlent du gauche, certains parlent du droit, et perdit le fil de ce qu’elle disait à l’une de ses dames d’honneur. Le jeune prince mangea deux assiettes de poisson.

Le jour suivant, non, non je ne vais pas vous raconter tout ce qui s’est passé le jour suivant qui fut identique en tout point au jour précédent. Sauf en l’un de ces points que les empereurs Hehvrontes ne purent jamais prévoir dans le protocole : sauf qu’il y eut du soleil. Comment je le sais ? Ah, bonhomme, ça c’est mon privilège, savoir. Et je compte sur tout ce que je sais et la façon de le savoir. Il y avait du soleil et l’homme maigre était allongé dans l’herbe, à moitié caché sous du lierre. Et Renka, debout, épiait le sentier quasiment effacé par les mauvaises herbes qui venait du palais. Le sentier allait aussi au palais, mais Renka surveillait ce qui venait.

— Tu crois qu’il viendra ? demanda-t-il.

Loo’Loö regardait sans doute un lézard paresseux ou contemplait le lierre au-dessus de sa tête :

— J’aimerais te dire oui, qu’il va venir, dit-il.

Même vous qui êtes aussi sensibles qu’une pierre au bord du chemin vous aurez senti que les deux aventuriers, appelons-les ainsi pour l’instant bien qu’un seul d’entre eux le fût véritablement, et le jeune Livna’lams étaient unis par quelque chose qui n’était pas une coïncidence. Demandons-nous, demandez-vous car moi c’est fait et je me suis répondu, si c’est le hasard qui régit les hommes ou si tous nos actes sont prévus comme le protocole démentiel des Hehvrontes. Pour cette question si singulière nous ne pouvons pas avoir recours aux sages, car alors que certains affirment que tout est hasard, d’autres disent que le hasard ne compte pas et sans doute les uns et les autres ont-il raison étant donné que derrière le hasard ou le non-hasard tous soupçonnent un ordre secret. Le lézard bougea à peine, satisfait du soleil, élégant et gris comme une pièce de monnaie neuve.

— Il va venir, dit l’homme maigre dont je ne sais pas, ça je n’en sais rien, s’il croyait au hasard.

— Il va venir, répéta-t-il et il mit la main sur la vieille bourse en cuir qui pendait à sa ceinture.

Et il vint. Et il leur dit :

— Bonjour, et il se figea.

Ce que je veux dire, ce n’est pas qu’il resta où il se trouvait mais qu’il ne sut pas quoi leur dire d’autre. Échapper au protocole était émouvant, le jour précédent avait été très divertissant, mais ce jour-là le prince réalisa que ça pouvait être également dangereux. Mais si, dangereux : pensez-y un peu si vous le pouvez et vous verrez comme il est plus sûr d’obéir à une loi, aussi stupide soit-elle, que d’agir de son propre chef ; car agir de son propre chef, à moins d’être aussi maléfique que certains empereurs, c’est s’adonner à inventer des lois justes, et si l’on se trompe, on a déjà fait un pas vers le pouvoir, et c’est ce qui perd les hommes.

Et pour que vous me compreniez une bonne fois pour toutes je vous dis que le gamin dit seulement bonjour parce que le protocole ne lui indiquait pas comment s’adresser à ces deux hommes qui étaient des travailleurs très modestes, et des aventuriers et des philosophes d’après ce que déclarait Renka, mais qui étaient aussi quelque chose de plus, quelque chose d’indéfini, de mystérieux, de grand, d’attirant et de terrible à la fois.

— Bonjour, gamin, dit Renka.

L’autre ne dit rien.

— Je vais te dire une chose, dit le géant. Je ne t’ai pas appelé têtard, parce que j’ai décidé que peut-être tu n’étais pas un têtard. Il sourit. Tu es peut-être un furet. Tu aimes les furets ?

— Je ne sais pas, dit le prince, je n’ai jamais vu de furet.

Et il s’assit aux côtés de Loo’Loö et Renka s’assit à son tour.

— Je t’ai apporté un cadeau, prince, dit l’homme maigre.

— Silence ! cria Renka. Je vais disserter sur les furets.

À cet instant Livna’lams pensa qu’il n’aimait pas être prince, et qu’au lieu de diriger et décider et donner des ordres il préférait obéir à Renka, même si à cause de cela il devait attendre pour le cadeau.

— Les furets, dit le géant aux yeux noirs, sont des petits animaux dorés qui ont quatre pattes et un museau. Les pattes de devant leur servent à creuser leurs villes souterraines, à chasser les rats et à caresser les aliments et leurs petits. Les pattes de derrière leur servent à s’appuyer sur la terre, à se lever sur leurs femelles et à sauter. Les quatre ensemble leur servent à courir, marcher et danser. Le museau leur sert à fureter, à supporter la moustache, à manger et à montrer qu’ils sont bienveillants et sympathiques. Ils ont aussi une queue poilue qui leur sert à alimenter l’orgueil. Justifié par ailleurs, car que serait un furet sans l’orgueil d’être furet ? Leur caractéristique congénitale est la prudence mais avec le temps ils en acquièrent une autre qui est la sagesse. Pour eux tout le monde est rouge parce qu’ils ont les yeux de cette couleur, ce qui est le plus adéquat pour les furets. Ils s’intéressent beaucoup à l’ingénierie et à la musique. Ils possèdent certains dons divinatoires et ils aimeraient voler mais jusqu’à présent ils n’ont pas fait la tentative car la prudence les en empêche. Ils sont fidèles et courageux. Ils ont pour habitude de parvenir à leurs fins.

Renka regarda son compagnon et le gamin, tripota sa moustache et sa barbe et dit :

— J’ai terminé. Nous pouvons nous consacrer à d’autres sujets.

Livna’lams applaudit :

— Très bien, Renka, très bien ! J’aime les furets. J’accepte d’être un furet. Et maintenant, je peux voir le cadeau que m’a apporté Loo ?

— Pourquoi pas ? dit Renka.

L’homme maigre ouvrit sa bourse et en sortit un bout de papier jaune doré. Le prince tendit la main.

— Pas encore, dit Loo’Loö.

— C’est un très jeune furet, dit Renka – orgueilleux, prudent, mais pas encore assez sage.

Le prince était confus, peut-être honteux, certainement indécis. Mais voyez cela, il n’était pas triste. Il est sûr que Renka avait raison et qu’il s’agissait d’un furet très jeune, il ne savait pas qu’il n’était plus triste, tout comme il n’avait pas su que le noyau dissimulé sous sa chair impériale était le noyau de la tristesse. Loo’Loö déplia le bout de papier jaune une fois, deux fois, trois fois, sept fois et il se trouva que déplié il avait la forme d’un cercle. Du centre sortait un fil très long, très fin, très solide. Loo’Loö le déroula. Ensuite il tira sur le fil et le cercle se transforma en une sphère de papier jaune, légère, translucide, prisonnière. Livna’lams retint sa respiration :

— Et maintenant ?

— Maintenant il faut souffler dedans, dit Loo’Loö.

— Par où ?

— Par ici, là où entre le fil.

Le prince souffla. La sphère jaune se cabra. Loo’Loö mit l’extrémité libre du fil dans la main du gamin furet, et le globe monta au ciel.

Faites appel à votre mémoire, vous autres qui m’écoutez ; essayez de vous souvenir et épargnez-moi ce travail qui consisterait à vous décrire ce que ressentit le prince lorsqu’il vit la sphère de papier si haut et que l’orgueil des furets lui remplit le cœur. Sentez-vous quelque chose ? Réapparaît-elle, ne serait-ce que légèrement, la mémoire de ces jours-là ? Le prince s’en retourna au palais avec une douleur au cou et un bout de papier jaune plié caché dans son poing. Et affamé.

Non, personne ne sut rien, non, pas encore. Les jours suivants se déroulèrent de la même façon les uns après les autres, préétablis à l’avance, parfaits, secs et durs, comme ils l’étaient depuis le premier Hehvrontes. La cérémonie du dénigrement face à la statue de la forêt continuait à se dérouler au milieu des arbres dans lesquels parfois chantait un oiseau, mais le prince s’en moquait : il ne haïssait plus le père sans nom, si toutefois il l’avait haï, celui qu’on l’incitait à haïr, car il aimait Renka et Loo. Tout désavantage a ses avantages, disent les sages. Et moi j’ajoute que tout avantage a ses désavantages et que c’est le cas de l’amour, celui-ci précisément, celui de ne rien permettre d’autre, pas même la prudence des furets.

Le jour suivant le jour du globe jaune, Renka lui récita un poème qui parlait du vent, de la nuit, de l’oubli, et d’un homme qui est assis et attend sur le seuil de sa maison. Un autre jour ils inventèrent des devinettes. Un autre jour ils s’allongèrent face contre terre et rampèrent à la recherche de furets mais ne purent en trouver aucun.

— Quel dommage, dit Renka, cela fait longtemps que je veux descendre dans leurs villes souterraines.

Un autre jour Renka et Loo’Loö apprirent à Livna’lams à tresser le cuir et lui il voulut leur apprendre à jouer du rebec mais ils lui rirent au nez et lui dirent qu’ils savaient déjà en jouer. Alors il leur raconta comment se déroulaient ses journées au palais et ils hochèrent la tête gravement. Un autre jour il se mit à pleuvoir alors qu’ils théorisaient sur les différentes façons de ramer à contre-courant sur une rivière agitée, et les deux hommes construisirent un refuge avec des branches et couvrirent le prince furet avec leurs sayons de vachers et tous trois chantèrent faux et à tue-tête la chanson de la pluie qui ne cesse pas. Un autre jour les aventuriers lui expliquèrent comment on chasse le tigre mangeur d’hommes et Renka montra une cicatrice qu’il avait dans le dos et affirma que c’était le coup de griffes d’un tigre qu’il avait fini par étrangler de ses mains nues, et Loo’Loö rit beaucoup mais dit à Livna’lams que c’était vrai :

— Moi par contre, prince, je n’ai jamais chassé de tigres. Pour quoi faire ? dit-il.

Cette nuit-là le gamin pensa avant de s’endormir à la chasse au tigre mangeur d’hommes ; il pensa qu’un jour il défierait des tigres, tous les tigres du monde, et que Renka et Loo seraient à ses côtés pour l’encourager.

Un autre jour ils jouèrent au sintu et Loo’Loö gagna toutes les parties.

À cette époque le prince terminait si rapidement toutes les tâches que ses précepteurs lui imposaient que souvent il devait attendre les deux hommes un long moment dans le recoin abandonné des jardins, et lorsqu’ils arrivaient il leur disait :

— Pourquoi êtes-vous si en retard ?

Ou :

— J’ai cru que vous n’alliez pas venir.

Ou :

— Comment ça se fait que j’arrive toujours avant vous ?

Renka et Loo’Loö expliquaient qu’ils devaient travailler et qu’ils arrivaient en retard parce qu’il y avait beaucoup de latrines à nettoyer dans les dépendances de service du palais. Il sembla évidemment au prince furet que deux hommes aussi extraordinaires que Renka et Loo ne devaient pas récurer des latrines mais plutôt effectuer des tâches importantes vêtus de velours et de soie. Mais ils lui dirent qu’il se trompait, qu’en premier lieu les tâches mal considérées par les puissants favorisent les débats philosophiques, et qu’en second lieu tenir propres les latrines des asservis est beaucoup plus important qu’il n’y paraît, étant donné que les domestiques réalisent alors que quelqu’un se préoccupe de leur condition et de leur bien-être, chose qui les rend d’humeur excellente, et ainsi servent avec diligence leurs seigneurs qui à leur tour se sentent satisfaits et sont enclins à la bienveillance et à la justice ; et qu’enfin le coutil grossier est beaucoup plus confortable que le velours brodé et garde au chaud l’hiver et au frais l’été, alors que les tissus sophistiqués sont glaciaux en hiver et suffocants en été. Le prince furet reconnut que c’était vrai. Et ça l’est. Ça l’est, bien sûr que oui, c’est pour cela que les sages disent que l’or est doux dans la poche et amer dans le sang. Mais qui se souvient des sages de nos jours, qui, en dehors d’un conteur de contes ou d’un poète.

Renka et Loo’Loö se souvenaient des sages : ils étaient eux-mêmes des sages bien qu’ils ne crûrent pas l’être. Voyez donc ce qui arriva ces jours-là. Ces jours-là, qui étaient égaux entre eux mais différents des jours précédents qui avaient été égaux entre eux, eurent lieu deux événements notables, ce qui est un adjectif peu adéquat. Mais je l’utilise parce que je ne trouve pas de mot qui évoque à lui seul le sens de changement total dans tous les aspects, l’interne, l’externe, le politique et le cosmique. Le premier événement était prévu dans le protocole du palais et avait lieu une fois par an. Pas le second, qui eut lieu une seule fois. Écoutez-moi sans vous distraire car je vais vous raconter le premier d’entre eux.

Un matin le prince furet arriva au recoin abandonné du jardin plus tard qu’à son habitude et ils étaient là, les deux hommes vêtus de coutil et de cuir, hâlés par les soleils, qui lui demandèrent pourquoi il était en retard. Le gamin leur raconta qu’il n’avait pas étudié avec ses précepteurs ce jour-là parce que c’était l’anniversaire de la mort de son oncle, le frère cadet de sa mère, l’Impératrice Hallovâh, le seigneur de la Lueur Lumineuse, qui était le nom qu’il avait mérité à sa mort pour ce qu’il avait fait dans la vie, rejeton de la très puissante famille des Ja’lahdahlva, le sixième anniversaire, et qu’il avait dû assister à la cérémonie de commémoration et d’hommage. Renka cracha par terre :

— Bah, dit-il, tant de gâchis pour un fainéant sans scrupules.

— Ne parle pas comme ça, Renka, dit Livna’lams.

— Pourquoi pas, mon jeune furet ?

— Mon oncle fut un grand homme.

Renka cracha encore par terre :

— Tu en es sûr ?

Le prince furet pensa et repensa à cet oncle qu’il n’avait pas connu et il se remémora les cérémonies de l’anniversaire. Il se rappela les nobles et les seigneurs et les magistrats vêtus de noir, les dames voilées, sa mère vêtue de blanc. Il se rappela que l’Impératrice, sa mère, pleurait dans l’année uniquement à cette occasion et il se rappela les mots de la lamentation funèbre qu’il devait psalmodier. Il se rappela l’urne en or qui conservait les cendres de son oncle et les portraits d’un homme blond, aux yeux presque transparents tellement ils étaient clairs, vêtu non pas de coutil mais de brocart :

— Non, dit-il.

— Ah ! s’exclama Renka.

— Comment s’est passée la cérémonie, prince ? demanda Loo’Loö.

Le prince la décrivit mais ne vous attendez pas à ce que je vous la décrive car ça n’en vaut pas la peine : ce n’était rien d’autre que le contraire de la cérémonie du dénigrement de l’Empereur sans nom, qui était une farce. L’autre aussi, comme vous le verrez tantôt, parce que je me dois de vous la raconter.

Le second événement notable en ces jours tous égaux eut lieu entre les deux aventuriers et le prince furet un matin où on annonça de façon avisée un orage qui bramait de l’autre côté de la rivière, qui éclata seulement l’après-midi dans l’obscurité soudaine comme si le monde avait été un chaudron et que quelqu’un avait décidé de le couvrir après avoir jeté de l’eau chaude sur la graisse brûlante. Mais ce matin-là l’orage était tapi et ils étaient tapis tous les trois aussi et regardaient en silence un scarabée agile qui modelait de toutes petites boules de boue.

— Pourquoi fait-il ça ? demanda Livna’lams.

— C’est un nid, dit Loo’Loö.

— En fait, dit Renka, le Seigneur des Scarabées est prévoyant. Quand il sait que le moment est venu, quand ses ailes rugueuses tremblent et quand il claque des dents, il s’empresse d’amasser des boules de boue.

— Mais pourquoi ?

— Ne t’impatiente pas, lui il ne s’impatiente pas. Il est pressé mais il ne s’impatiente pas, poursuivit Renka. Quand il a beaucoup de boules de boue, je ne sais pas combien parce que je n’ai jamais été scarabée, mais suffisamment, il s’en va en chancelant là où il y a une Seigneuresse des Scarabées et il la trouve, il ne se trompe jamais. S’il y a un autre scarabée qui rôde, il ouvre grand les mâchoires et le décapite. Ensuite la Seigneuresse des Scarabées s’approche des boules, ils font ensemble ce qu’ils doivent faire et elle pond les œufs et il les couvre avec les boules et en prend soin et elle s’en va, cette débauchée, et elle attend que lui tombe dessus un autre Seigneur des Scarabées à qui probablement elle parlera mal du premier.

Le prince furet tendit un doigt vers la bestiole.

— Ne le dérange pas, dit Loo’Loö. Il va se sentir très malheureux si tu l’interromps.

— Les Grandes Seigneuresses ont pour habitude de faire ça, dit Renka, et moi je n’aime pas les Grandes Seigneuresses et ce n’est pas comme si j’en avais connu beaucoup.

— Bon, Renka, dit Loo’Loö, on ne va pas recommencer avec ça.

— Je vais te raconter un secret, jeune furet, poursuivit Renka comme si personne n’avait rien dit ou comme si quelqu’un avait dit quelque chose mais qu’il n’avait rien entendu. Ta mère la Seigneuresse Hallovâh est une Grande Seigneuresse et ton oncle le Seigneur Hohviolol de la lignée des ambitieux Ja’lahdahlva fut une crapule, un faible, avare, fanfaron et vicieux, qui au lieu de mourir de la fièvre dans son lit douillet comme un honnête homme, aurait dû être battu à mort sur la place publique. Et ton père ne fut pas un traître.

Sachez, bonnes gens, que le prince furet ne fut pas surpris. Sachez-le avec autant d’assurance que moi je le sais : comme si lui-même était revenu de la mort et du passé pour me le confier. Sachez qu’au lieu d’être surpris il sentit qu’on lui avait prélevé le noyau de tristesse intérieure et qu’on l’avait remplacé par un noyau de colère. Et il réalisa que ce n’était pas Renka qui avait fait cela en cet instant précis mais qu’il l’avait fait lui-même au fil du temps, lentement, sur une longue période, avec une patience infinie et secrètement mais pas tout seul. Non, pas du tout, pas tout seul. Bien que cela semble étrange, sa mère l’Impératrice Hallovâh l’avait aidé dans cette longue tâche, et le protocole des Hehvrontes aussi.

— Ça suffit, Renka, dit Loo’Loö.

Et là en revanche le prince furet fut surpris. Il fut surpris d’entendre une voix familière dont le ton lui semblait inconnu, comme si les cordes d’un luth de dame avaient joué une marche militaire au lieu d’une ballade. Et il fut surpris de voir comment le regardait l’homme mince et doux qui s’appelait ou pas Loo’Loö, comment il le regardait pendant qu’il parlait à Renka. Il entendait et voyait non pas précisément un ton et un regard inconnus mais quelque chose que par contre il ne pouvait pas identifier.

— Renka, tu vas tout me raconter ? dit Livna’lams, le furet.

— Bien sûr que oui, jeune furet, dit le grand Renka.

— En aucune manière, dit Loo’Loö.

Les deux hommes se toisèrent et le Prince Furet se souvint des tigres. Non, Renka n’était pas un tigre : c’était un éléphant enragé sur le point de charger. Il avait déjà vu un éléphant possédé par la folie de la jungle, il l’avait vu anéantir des hommes et des ares et des chariots, écrasant ce qui se mettait en travers de son chemin, et il l’avait entendu barrir de fureur pendant qu’il tuait et pendant qu’il mourait, finalement vaincu. L’autre, si, Loo’Loö, l’autre était un tigre, un tigre souple magnifique, serein et dangereux, décidé à défendre son territoire peu importe contre quoi. Le Prince Furet pensa pendant une seconde que le tigre allait sauter en cherchant avec les griffes un point faible dans la masse de l’éléphant. Mais ils étaient tous les deux calmes et se regardaient.

— Je n’ai pas envie, dit Loo’Loö.

— Non, eh ? On est venus pour quoi alors ? On est venus pour quoi ?

— Pour d’autres raisons.

— Ah ! fit encore Renka. Elles me font rire, tes raisons, je ne peux m’empêcher de rire quand je pense à la capacité que tu as de déballer tes raisons, camarade.

— Il y a des choses dans lesquelles il vaut mieux ne pas s’impliquer, dit Loo’Loö calmement. Je croyais que nous étions d’accord là-dessus.

— Étions, dit Renka. Ça fait longtemps, si longtemps que je ne m’en souviens plus. Mais à présent nous le connaissons et nous l’avons élevé au rang de Furet, non ? Il va être Empereur un jour, non ?

— Oui, dit Loo’Loö en souriant et son sourire combla le monde du Prince Furet comme le comblaient le rire et les rugissements de Renka, mais il le combla avec de la lumière et non avec du fracas.

— Donc, dit le costaud, il doit être mis au courant, il doit savoir autre chose que la musique et la politique et le pied avec lequel entrer dans le salon du conseil et la couleur des plumes qu’il doit utiliser le troisième jour de la semaine. Je vais te dire une chose, camarade : il doit tout savoir, il doit entendre et voir et toucher et sentir et goûter et subir tout afin de pouvoir découvrir un jour ou l’autre quel type d’Empereur il sera, non ? Quoi qu’il en coûte.

— Je suis d’accord, dit Loo’Loö. Mais je n’en ai pas envie.

— Mensonge ! rugit Renka. Mensonge, il n’y a rien que tu désires avec plus de force. Tu mens.

Le Prince Furet crut à nouveau que le tigre et l’éléphant allaient s’entretuer. Mais Loo’Loö sourit à nouveau.

— Je n’ai pas envie, dit-il. Il est très jeune et il ne faut pas le tracasser, il faut le laisser tranquille comme les scarabées. Et les furets.

— Ce n’est pas un scarabée, ce n’est rien d’autre qu’un gamin. Mais c’est un prince, pour sa disgrâce, dit Renka. Les scarabées en savent plus que lui. Ne parlons même pas des furets.

Cela, étrangement, sembla clore le débat. Loo’Loö cessa de regarder Renka avec l’entêtement féroce qu’avaient montré ses yeux très noirs et il s’assit par terre et écouta. Et Renka dit tout, comme il l’avait promis. Et moi je vous le raconte à présent, vous qui n’allez jamais être empereurs. Je ne le raconte pas pour que vous compreniez, j’ai déjà renoncé à une telle prétention ; ni pour que vous compreniez le Prince Furet. Je le raconte parce que les sages disent que les mots sont les enfants de la chair et qu’ils pourrissent si on les garde prisonniers.

— Ton père fut un homme bon, jeune Furet, commença Renka, je te le dis, moi qui fus son ami pendant de longues années et son seul ami pendant d’autres longues années.

C’est sûr, se dit Livna’lams, c’est sûr, c’était ça, c’est évident. Et il écouta. Renka lui parla d’un bel homme, aux yeux noirs et aux cheveux noirs, d’un homme tranquille, modéré et juste, d’un Empereur qui protégea son peuple et composa des chansons et construisit des villes et fertilisa les champs. D’un homme qui gagna l’affection de tous ceux qui le connurent sauf celle de sa femme, qui en aimait un autre.

— L’autre était un imbécile, dit Renka, et ce n’est pas flatteur pour ta mère. Un imbécile, une crapule, un vicieux, fanfaron, lâche et ambitieux, et c’est encore moins flatteur pour ta mère. Je suis vraiment désolé mais c’est mieux que ce soit moi qui te le dise au lieu que tu l’apprennes petit à petit et que tu te dises dans ton cœur non, non, non, et que tu te remplisses de souffrance jusqu’à ce que tu n’aies d’autre choix que de te dire oui, oui, oui.

— Finissons-en, dit Loo’Loö. Que tu lui parles de son père, d’accord, apparemment il aurait fallu t’arracher la langue pour t’en empêcher et je ne sais pas si je l’aurais fait. Je crois que non. Mais ne lui parle pas de sa mère.

Renka rit avec son rire de toujours, comme lorsqu’il racontait ses aventures ou se moquait de lui-même parce qu’il avait perdu au sintu.

— J’ai toujours dit que tu étais fou, camarade, je l’ai toujours dit.

Mais ne croyez pas que la conversation s’arrêta là. C’est vrai, Renka ne parla plus de l’Impératrice Hallovâh, mais il poursuivit en disant au jeune Furet que lorsque la guerre éclata, lorsque l’envahisseur s’approcha des frontières de l’Empire, l’Empereur, son père, convoqua les généraux et l’armée se mit en marche. Des fleurs tombaient, dit Renka, des poignées de fleurs sur les hommes en armes, et l’Empereur qui n’était pas un ambitieux lâche comme l’autre, qui resta dans le palais en feignant d’être malade, et il l’était, de peur, l’Empereur allait au devant des troupes. Ils luttèrent aux frontières, dit Renka, et furent tous courageux mais le plus courageux fut le neuvième gouvernant de la maison des Hehvrontes. Alors qu’au palais il y avait l’autre, très pâle, très blond, terrifié, soigné par sa sœur l’Impératrice Hallovâh. Alors qu’ils espéraient et désiraient tous deux que l’Empereur meure au combat.

— Ç’eût été inutile car, même si elle ne le savait pas, elle te portait déjà dans son ventre, jeune furet, dit Renka.

Non seulement l’Empereur ne mourut pas mais de surcroît il vainquit l’ennemi. Alors, quand arrivèrent les nouvelles de la retraite de l’envahisseur, quand on sut que le triomphe était certain, il fallut trouver un autre moyen : celui de la trahison, puisque la mort avait échoué.

— Mais le traître ne fut pas ton père, poursuivit le géant. Ce ne fut pas lui.

Et Renka raconta comment quelqu’un fit en sorte que les ministres trouvent la preuve supposée de la trahison de l’Empereur.

— J’ai dit quelqu’un, précisa Renka, je n’ai pas dit que c’était elle.

— Peu importe, dit Loo’Loö.

Et au gamin :

— En réalité peu importe qui ce fut, prince. L’important, puisque Renka l’a voulu et sans doute moi aussi, c’est que tu saches qu’il ne t’a pas trahi, et lui non plus il ne savait pas que tu allais naître.

— La preuve, dit Renka sans les regarder, c’était une lettre, c’était cette copie secrète des lettres secrètes qui restent dans un tiroir très bien caché et cette fois-ci inexplicablement mal caché. Dans cette lettre l’Empereur offrait à l’ennemi la reddition inconditionnelle et la soumission éternelle contre de l’or, beaucoup d’or pour ses coffres, beaucoup d’or pour acheter du luxe, de l’oisiveté et du vice.

Le Prince Furet sortit de son mutisme et lança non pas à Renka mais à Loo’Loö :

— Et il n’est pas revenu pour dire que ce n’était pas vrai ?!

— Bonne question – ce fut Renka qui répondit. Si, jeune Furet, si, il est revenu. Mais il est revenu en cachette, comme s’il avait vraiment été un traître, car des ministres aux généraux, des généraux aux troupes et des troupes au peuple, il n’y a qu’un pas. Le bon sens est inversement proportionnel au nombre de têtes, disent les sages ; et si tu n’as pas bien compris ça veut dire que plus il y a de gens qui cogitent sur une idée reçue, plus moche et tordu et déformé sera le résultat. Ce qui fait que si les ministres y ont cru, pourquoi les généraux, les troupes et le peuple n’y auraient-ils pas cru, hein ? Il est clair que quelqu’un avait accès au sceau, va savoir qui, camarade, va savoir qui.

Ils ne dirent plus un mot pendant un long moment, tout en écoutant le bruit de l’orage indécis et noir de l’autre côté de la rivière.

— Et après ? demanda Livna’lams.

— Je ne sais rien d’autre, dit le géant.

— C’est vrai, dit Loo’Loö, c’est vrai, nous ne savons rien d’autre. Personne ne sait rien d’autre.

— Il est mort ? demanda le jeune Furet.

— Peut-être que oui, peut-être que non, dit Renka. Personne n’en sait rien. Il s’est dit beaucoup de choses.

— Quelles choses ?

— On dit que quelqu’un le surprit en train d’essayer d’entrer dans le palais et le tua, on ne sait pas qui, quelqu’un c’est tout. On dit que personne ne l’a tué. On dit que quelqu’un d’autre, je ne sais pas qui, qui était son ami, le prévint à temps et qu’ainsi il put s’échapper. On dit qu’il s’est tué lui-même. On dit qu’il ne s’est pas tué, qu’il a erré par-delà la campagne et les collines : beaucoup ont dit l’avoir vu déguisé en berger ou mendiant ou prêtre, et dans plusieurs villes on a lapidé des innocents qui n’avaient jamais rêvé d’être Empereur et n’avaient rien à voir avec la famille des Hehvrontes. On dit que lorsque ta mère sut qu’elle était enceinte de lui elle pleura et cria et se frappa le ventre pour t’expulser. Mais tu étais très petit et tu étais très bien protégé et prise au dépourvu elle se vêtit de blanc et marcha pieds nus et sans bijoux, les cheveux détachés. On dit que l’autre la gifla lorsqu’elle le lui dit parce qu’elle lui avait promis qu’elle n’aurait pas de relations avec son mari et se garderait pour lui et parce que ta naissance signifiait que ce n’était pas leur sang à tous deux, le sang non mêlé des Ja’lahdahlva, mais celui de ton père Hehvrontes, qui eût dirigé l’Empire. Il restait une solution, bien sûr.

— Ce sont des suppositions, dit Loo’Loö.

— Ah ! se moqua Renka et l’orage lui fit écho. Il restait une solution qui consistait à attendre l’accouchement et à dire que tu étais mort-né et à montrer ton pauvre cadavre et à l’exposer au deuil public. Celle qui t’a sauvé, Prince Furet, c’est la courtisane qui a refilé sa fièvre maligne à l’autre. Il est resté au lit plus de deux ans, malade pour de vrai cette fois, rongé peu à peu. Et dans cet état aucun homme ne peut engendrer d’enfants et tout le monde le sait. Les médicaments furent inutiles ainsi que les drogues et les remèdes qui le faisaient gémir et se tordre de douleur. Il mourut.

L’orage cria quelque chose de très fort au loin mais le Prince Furet ne connaissait pas le langage des orages comme le connaissent les jardiniers, et il ne sut pas ce qu’il disait. Sans doute ne l’entendit-il même pas. Comprenez, si c’est dans vos cordes, que le monde avait changé.

Les sages disent qu’il y a un temps pour chaque chose, que chaque période dans la vie d’un homme détient son signe, et ce doit être vrai car les sages savent ce qu’ils disent et si parfois nous n’y entendons rien ce n’est pas leur faute mais la nôtre. Et moi je dis, et c’est quelque chose que j’ai pensé par moi-même et non pas que j’ai lu ou entendu dire, que dans la vie du Prince Furet les années de tristesse prirent fin et que les années de colère débutèrent. Le pire dans la tristesse c’est qu’elle est aveugle ; et le pire dans la colère c’est qu’elle voit trop. Mais la colère du prince ne fut pas de celles qui s’enflamment rapidement et s’éteignent en quelques minutes, non ; ce ne fut pas la rage insensée de l’ivrogne ni l’emportement du mari jaloux. Elle couvait sournoisement, ignorée, cachée, comme Livna’lams avait été couvé dans les entrailles de l’Impératrice Hallovâh. De temps à autre elle faisait un mouvement et on savait qu’elle était là, comme lorsque Renka parla pour la première fois de l’empereur sans nom. Mais ensuite elle se calmait et on pouvait douter de son existence. Et comme la colère n’était pas totalement formée et que la tristesse avait disparu, ne resta que l’indifférence, qui est un lourd fardeau pour un gamin de sept ans.

Alors le jeune Furet s’en retourna au palais ce matin-là et il effectua tous les gestes prévisibles et dit tout ce que l’on attendait qu’il dise et ce que l’on savait qu’il allait dire. Alors il continua à jouer son rôle dans la vie du palais et lors de la cérémonie du dénigrement jour après jour aux côtés de sa mère vêtue de blanc. Alors il continua à étudier et à assister aux processions officielles et à s’échapper pour retrouver Renka et Loo’Loö, avec lesquels il jouait et riait et explorait le jardin ravagé et auxquels il posait à nouveau des questions sur son père. Ils lui répondaient toujours, surtout le grand Renka.

La colère, dans tout ça, ne s’estompait pas : il sentait comme elle trépignait en lui, et sa mère le discernait. L’Impératrice ne savait pas vraiment ce qui se passait, mais elle était de plus en plus mal à l’aise face à son fils, et quand elle ne le voyait pas, quand il ne se trouvait pas devant elle, il lui semblait l’entendre et le voir au travers des murs et des pièces du palais. Parfois il la regardait directement dans les yeux et c’était pire que tout. Ou il détournait la tête pour ne pas la regarder et cela était pire que pire que tout. Elle se mit à pousser à l’extrême ce qu’elle appelait l’expiation et à dormir par terre la nuit, sur le marbre épuré de ses appartements au lieu de se coucher dans son lit. Et comme cela ne donna aucun résultat elle fit apporter à sa table les meilleurs aliments mais ne mangea que du pain dur et ne but que de l’eau pendant quarante jours. Cela non plus ne donna aucun résultat : elle ne réussit qu’à tousser et à frémir, la fièvre au corps, et à trembler sous ses habits blancs. Les quarante jours de jeûne et de pénitence prenaient fin lorsqu’un matin, pendant la cérémonie de dénigrement, le Prince Furet leva la tête face à sa mère et, au lieu de cracher dans le médaillon, lui cracha au visage.

Les nobles et les dames et les magistrats ne se rendirent pas compte, peut-être, ou peut-être que si, allez savoir. Personne ne dit rien, personne ne montra de surprise, personne ne fit un geste, l’Impératrice Hallovâh encore moins que quiconque. En revanche elle décida de le tuer. Et pour cela, sous prétexte d’être malade, elle fit venir un médecin dans sa chambre et lui demanda un médicament qui l’endormirait profondément la nuit et lui éviterait l’insomnie, et tout benêt qu’il était il le lui donna, en lui faisant mille recommandations sur les doses à prendre. L’Impératrice garda la drogue dans un flacon en verre très bien bouché et attendit le moment propice pour en faire usage.

Mais elle ne le fit pas, bien sûr que non, vous le savez, puisque vous avez entendu parler de l’Empereur Furet, de sa vie, de ses œuvres, de sa folie et de sa mort magnifique. Prise à son propre jeu et se disant qu’elle devait savoir à quelle heure du jour il était plus sûr de donner le poison à Livna’lams, elle le fit espionner par une de ses suivantes et apprit ainsi l’existence de Renka et de Loo’Loö.

Si l’un d’entre vous a cohabité avec un malheureux, si l’un d’entre vous a été très malheureux pendant très longtemps, il saura la satisfaction que ressent l’infortuné quand soudain il trouve quelque chose ou quelqu’un sur qui rejeter la faute de son tourment. C’est précisément ce que ressentit l’Impératrice Hallovâh. On dit même qu’elle sourit. Je ne peux l’affirmer, mais je sais qu’on dit même qu’elle sourit. Et je sais qu’elle fit appeler le capitaine de sa garde personnelle et lui ordonna de l’attendre dans ses appartements avec dix hommes armés et le bourreau. Ensuite elle s’en alla pieds nus, vêtue de blanc, splendide, les yeux brillants et les cheveux détachés et deux taches écarlates sur les pommettes, et joua la farce du dénigrement devant la statue cassée au milieu des arbres.

Vers la fin de la matinée le Prince Furet et les deux aventuriers faisaient un tournoi de dextérité où celui qui fabriquerait le plus rapidement et habilement une échelle de corde de cinq mètres de long gagnerait le droit de formuler trois souhaits que les deux autres devraient exaucer. Renka et Loo’Loö avaient apporté des cordes soigneusement mesurées et coupées et le géant les avait distribuées en faisant en sorte qu’ils aient tous les trois le même nombre de cordes et dans le même état. Et il semblait que Loo’Loö allait gagner.

— Capitaine, ces deux intrus doivent être arrêtés et exécutés sur-le-champ, dit l’Impératrice en apparaissant au milieu des arbustes sauvages, les pieds blessés par les pierres, le visage très blanc, les mains très maigres, les joues très rouges.

Renka leva la tête et sourit. Loo’Loö se mit debout. La colère s’ancra pour toujours dans le jeune prince. Le capitaine fit un pas. Les armes se levèrent, braquées. L’Impératrice cria.

Ce fut un cri désolé et furieux, un cri qui luttait pour naître depuis des années, un cri solide, beaucoup plus puissant qu’elle-même, un hurlement si énorme qu’il était difficile de comprendre comment il avait pu jaillir de cette gorge fragile et de cette bouche fendue par la fièvre.

— Un moment, dit-elle, vaincue, lorsque le cri s’acheva.

Personne ne bougea, personne ne parla, pendant un long instant, longuissime, dans ce silence figé.

— Qui êtes-vous ? dit l’Impératrice blanche.

— Deux humbles travailleurs des dépendances de service de ton palais, Seigneuresse, dit le géant noir. Je m’appelle Renka et mon compagnon s’appelle Loo’Loö, qui est un nom rare. Si rare que je me suis souvent dit que ce n’était pas son vrai nom. Mais je n’ai jamais pu le vérifier parce qu’il sait garder ses secrets.

Et Renka arbora un sourire encore plus grand, très satisfait de son discours, heureux et content, comme s’il ne courait aucun risque, comme s’il n’y avait pas dix hommes en armes qui les menaçaient, lui et Loo.

Le capitaine de la garde, en revanche, était déconcerté : il ne savait déjà plus pourquoi il était là, il ne savait pas s’il devait ou non tuer ces deux hommes, s’il devait au contraire se retirer en silence ou s’il devait attendre les ordres de sa Seigneuresse. Un capitaine de la garde est systématiquement une brute sans cerveau, mais quelques-uns, pas toujours les moins brutes, acquièrent un certain entraînement qui dans le meilleur des cas peut mener à la subtilité, qui les fait agir de manière appropriée, comme s’ils étaient capables de penser et de raisonner. Ce capitaine sut, il le sut dans ses tripes et dans sa gorge, que là se jouait quelque chose où il était de trop. Et par conséquent il fit un signe à ses hommes pour qu’ils baissent leurs armes et se replient, et lui aussi il recula de quelques pas et ils restèrent derrière l’Impératrice pour le cas où elle aurait besoin d’eux.

— Vous devez mourir, dit-elle, mais elle ne semblait pas très convaincue par ce qu’elle disait.

— Nous devons tous mourir, Seigneuresse, dit Renka avec le même sourire aux lèvres. Dans notre cas c’est bien dommage parce qu’il nous reste encore de nombreux pays étranges à parcourir, de nombreuses rivières à remonter, de nombreuses boissons inconnues à essayer, de nombreuses femmes douces avec lesquelles se réjouir et auxquelles donner du plaisir la nuit. Comme toi, qui sait ?

C’était de l’insolence, pour le cas où vous ne l’auriez pas remarqué. Et néanmoins le capitaine ne bougea pas de là où il était. Ce fut alors que le Prince Furet parla :

— Je t’implore de faire attention, mère, dit-il. Je ne souhaite pas que ces hommes meurent.

Ce n’était pas de l’insolence : c’était un ordre. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit au début et souvenez-vous que Livna’lams était l’héritier du trône, celui qui, dès qu’il aurait grandi un peu plus ou dès que sa mère serait morte, allait être Empereur. L’Impératrice avait les yeux rivés sur l’un des deux hommes : elle ne regardait pas son fils ni ne se souvenait du capitaine ni des dix hommes armés ni du bourreau.

— Mais grâce à la générosité du prince – poursuivit-elle comme si rien n’avait été dit –, vous pouvez avoir la vie sauve à condition que vous vous éloigniez tout de suite du palais et de la capitale et ne reveniez pas dans les provinces de l’est.

Renka se leva, empila les échelles inachevées et se frotta les mains pour en ôter les bouts de chanvre.

— Que penses-tu de ce marché ? dit-il.

— La Seigneuresse est magnanime, dit Loo’Loö.

— Oui, n’est-ce pas ? Le géant fit à nouveau preuve d’insolence. Si magnanime que tu veux peut-être lui demander une autre grâce.

— Ça ira, Renka, partons, dit Loo’Loö sans cesser de dévisager l’Impératrice.

— Non, dit le Prince Furet. Je ne veux pas qu’ils partent. Renka, Loo’Loö, restez.

— Je n’aime pas décevoir les furets mais cette fois-ci je n’ai pas d’autre solution. Nous partons, gamin.

— C’est un ordre, dit Livna’lams.

— Aha, aha, ahaha ! La voix de Renka prit de l’ampleur. Te dire ça ne me plaît pas non plus, mais voilà : nous, personne ne nous donne des ordres.

Loo’Loö s’approcha du Prince Furet.

— Tout ce que dit Renka est à prendre sur le ton de la plaisanterie, prince, lui dit-il. Mais il se trouve que nous ne pouvons plus rester. Ce n’est pas bien que nous restions.

Celui qui allait être le dixième Empereur de la dynastie des Hehvrontes comprit :

— Où irez-vous ? leur demanda-t-il.

— Ah, mon jeune Furet, dit Renka, qui peut le savoir si nous ne le savons pas nous-mêmes. Il n’y a pas que des provinces dans l’est, tu le découvriras quand tu deviendras Empereur. Dans celles de l’ouest il y a des montagnes, dans celles du nord il y a de la neige, dans celles du sud il y a des marécages habités par des barbares capables de te tuer pour un mot et de donner leur vie pour un ami. Adieu, prince, sois un bon Empereur et n’oublie jamais les choses que tu as vues et les choses que tu as entendues.

Renka mit ses grandes mains mordorées sur les épaules du prince et le regarda et lui sourit et ensuite il se détourna de lui et se retourna pour s’en aller sans jeter un seul regard, ni même un sarcasme, à l’Impératrice. En revanche Loo’Loö s’inclina et étreignit le gamin et Livna’lams appuya la tête pendant une seconde sur le torse de l’homme.

— Adieu, dit Loo’Loö et il regarda la femme blanche et s’en alla.

Les deux hommes disparurent au milieu des branches et lorsque le bruit de leurs pas s’atténua le Prince Furet appela le capitaine de la garde.

— Altesse ? dit la brute en se mettant au garde-à-vous et en faisant claquer les talons de ses bottes.

— Pour moi tu vas répondre de ta vie pour la vie de ces deux hommes, dit Livna’lams avec sa petite voix enfantine dans laquelle sonnait déjà le ton des ordres impériaux. Tu vas les suivre sans qu’ils te voient et quelqu’un va te suivre sans que tu le voies. Tu vas prendre soin d’eux sans qu’ils te voient et quelqu’un va te surveiller sans que tu le voies. Je saurai si tu as réussi. Et tu ne reviendras au palais que lorsqu’ils seront saufs au-delà des limites des provinces de l’est.

Le capitaine salua à nouveau et se retira avec ses hommes en armes et son bourreau. Le Prince Furet regarda sa mère avec une certaine curiosité glaciale et elle soutint son regard jusqu’à ce qu’un accès de toux l’en détourne. Ensuite ils marchèrent en direction du palais, lui devant et elle derrière avec les pieds blessés.

Vous avez sûrement lu quelque chose un jour ou entendu quelque chose au sujet du règne de l’Empereur Furet. Peu importe ce que vous avez entendu ou su, moi je vous affirme que ce fut un homme juste. Il était fou, certes, mais il gouverna bien. Sans doute parce que pour gouverner, bien ou mal, on ne peut pas être totalement sain d’esprit. Car comme le disent les sages, l’homme sensé s’occupe de son potager ; le lâche, de l’or ; le juste, de sa ville ; le fou, du gouvernement ; et le sage, de l’épaisseur des feuilles de la fougère.

Ce fut le dernier Empereur de la dynastie des Hehvrontes. Avec lui le protocole péniblement édifié par les précédents commença à se détériorer, et entrèrent des gestes imprévus et des phrases non formatées dans la vie du palais. Après le départ des deux aventuriers, brusquement, alors qu’il était encore un enfant, il cessa d’aller à la cérémonie du dénigrement de l’empereur sans nom, son père. Il y a ceux qui disent que le jour précédant celui de sa première absence il discuta longuement avec sa mère, ou mieux, qu’il parla longuement et qu’elle écouta, mais cela ne figure dans aucun écrit et je vous avoue franchement que je n’y crois pas. En revanche, ce qui figure dans les livres d’histoire c’est que l’Impératrice Hallovâh elle non plus ne se rendit plus dans la forêt et ainsi le rituel cessa d’être exécuté et elle s’enferma dans ses appartements, dans lesquels elle se consuma lentement sans se laisser voir par ses femmes de chambre, donnant ses ordres au travers d’une fenêtre opaque. Le jeune Livna’lams monta sur le trône à dix ans, à la mort de sa mère, qu’il ne revit plus et qu’il fit enterrer avec les honneurs de rigueur bien qu’il ne fût pas présent à la veillée funèbre.

Il se maria lorsqu’il atteint l’âge de se marier. Il prit une épouse principale qu’il couronna Impératrice et six épouses secondaires. Mais il ne coucha jamais avec aucune d’entre elles et pour ce que j’en sais avec aucune femme ni aucun homme ni animal, avec personne ni rien. Il ordonna que les familles nobles qui avaient des enfants quittent la cour et le palais : ils pouvaient garder leurs biens et leurs privilèges mais à condition qu’ils ne reviennent pas tant qu’il était encore en vie. De surcroît, n’importe quel domestique, soldat, magistrat, fonctionnaire, qui avait une progéniture ou dont la femme était enceinte, devait abandonner la cour. Et tout en faisant tout cela il organisait savamment la justice, il répartissait les terres, fondait des écoles et des hôpitaux, embellissait la capitale et les grandes villes et les petits villages éloignés, procurait des aliments et de l’eau potable et de l’assistance médicale à tout le monde, il renforçait pacifiquement les frontières, protégeait les arts, aidait toute personne dans le besoin.

Malheureusement l’une de ses épouses secondaires et chastes tomba enceinte : elle était très belle, très bête, très tendre, et avait une jolie voix.

Il ne la châtia pas, comme l’on supposa qu’il le ferait. Il lui permit de s’en aller, libre, saine, riche, avec son amant qui était le second maître escrimeur de l’école des officiers, qui était beau et bête et peut-être tendre lui aussi, mais qui ne connaissait absolument rien au chant. Trois jours plus tard, l’Empereur Furet signa le décret empreint de folie selon lequel tout homme qui voulait demeurer à la cour devait se faire castrer. Il était fou, il n’y a aucun doute ; mais ils étaient encore plus fous ceux qui préférèrent se laisser mutiler plutôt que d’abandonner la cour, et il y en eut, et beaucoup, à tel point qu’émergea de ce groupe Obonendas I l’Eunuque, qui ne fut pas un mauvais Empereur bien qu’ils soient nombreux, ceux qui pensent le contraire.

La colère n’abandonna pas l’Empereur Furet, mais il est vrai que cela ne l’empêcha pas d’être sensé, juste, fou, et peut-être sage. Jamais lâche, à tel point que la gloire de sa mort se chante encore, alors que de nombreuses années se sont écoulées, se chante sur des rythmes triomphaux dans les tavernes et sur les places, dans les carrières, dans les scieries et sur les champs de bataille. Mais ça, comme le disait paraît-il un autre conteur de contes, c’est une autre histoire.