Siège, bataille et victoire de Selimmagud

 

 

 

 

Le narrateur dit : Il s’appelait Rabavt-tuar et il était en train de s’adonner à la tâche louable consistant à s’approprier les biens d’autrui, lorsque les soldats de l’Empire le surprirent. Ils affirmèrent qu’il était déserteur et le capturèrent. Il tenta de leur expliquer qu’il ne pouvait pas être déserteur, étant donné qu’il n’avait jamais été soldat. Il était né dans l’arrière-boutique de l’hôtel Les Mille Délices, fils d’une prostituée du sud et de quelqu’un d’autre évidemment ; même si on ne sut jamais de qui. Ce qui se passa jusqu’à ses seize ans, au moment du vol dans la grange expérimentale et du jugement hâtif des soldats selon lequel il était déserteur, est une histoire sordide qui n’a rien à voir avec Selimmagud. Il avait grandi auprès d’un charmeur de serpents, et serpents est un euphémisme pour certaines créatures qui se cachent sous les pierres au bord des rivières. Le charmeur de serpents qui était peut-être son père, bien que de nombreux conteurs de contes affirment le contraire, n’était pas un mauvais sujet : il lui donnait de la nourriture et un lit chaque fois qu’il pouvait disposer de ces luxes, en échange de quoi il devait l’assister lors de son numéro dans les cirques et chez les théâtreux et prendre soin de ses petits animaux écailleux. Il s’appelait ou il prétendait qu’il s’appelait Bollopoppol, il ne se lavait jamais, parce qu’il soutenait que se laver détruisait les défenses naturelles que sécrète la peau, il se soûlait souvent, il aimait les femmes brunes et les bagues avec des pierres de couleur et il mourut au fond d’un fossé, le cœur percé par un poignard que maniait quelqu’un qui l’avait confondu avec quelqu’un d’autre. Mais du temps où il était encore en vie et où il n’avait rien à manger et nulle part où dormir, chose qui se produisait régulièrement et même de plus en plus souvent, il demandait à Rabavt-tuar d’aller voler.

Les soldats n’avaient pas eu beaucoup plus de chance que lui, aucun d’entre eux. Ils étaient cinq et suivaient les ordres d’un sergent dont le plus grand centre d’intérêt personnel dans la vie militaire consistait à écorcher et brûler les prisonniers le plus lentement possible. Il le faisait derrière le dos du Général, bien sûr, il devait donc se contenter de quelques-uns qu’il pouvait faire entrer dans le camp sans passer par la sentinelle. Mais aucun ne durait autant qu’il l’aurait désiré, et cela, en plus d’une blessure à la cuisse gauche qui ne se refermait jamais et sécrétait un filet de liquide jaune et pestilentiel, lui faisait croire que le monde lui devait quelque chose et qu’il devait lui arracher ce quelque chose par la force. C’est le sergent qui ordonna qu’on lui attache les mains dans le dos. Les soldats étaient à cheval. La corde était très longue : un soldat d’un côté et un autre de l’autre côté en tenaient l’extrémité alors qu’il marchait entre les deux montures. Le sergent était à la tête du groupe, sa jambe gauche et cette partie-là du pantalon étaient trempées et collantes. Il n’y avait pas d’autres prisonniers dans le camp.

Rabavt-tuar portait un pantalon bleu et rien d’autre. Il était pieds nus, ainsi lorsqu’ils arrivèrent au camp ses pieds étaient blessés et sanguinolents. Cela illumina un peu, mais rien qu’un peu, les ténèbres épaisses dans le cœur du sergent.

Ils le firent entrer dans une tente et le laissèrent là, attaché. Il s’allongea sur le sol dur et s’assoupit. Conscient qu’il allait s’endormir, il invoqua la fille de Sonora afin de rêver d’elle, mais ce fut à l’aube, seulement à l’aube qu’il se mit à rêver, et il rêva des maudits serpents, ceux qu’il mettait dans un sac et qu’il avait emmenés à la grange expérimentale. Il en laissait toujours s’échapper un et les autres hurlaient et avec les cornes de leurs petites têtes coniques ils déchiraient le sac.

C’est alors que les trompettes retentirent : le soleil ne s’était pas encore levé. Il s’assit mais il lui en coûta beaucoup : il avait mal aux poignets, aux pieds, aux yeux et à l’estomac. Un vétéran des guerres Jerimadianes disait qu’il n’est de symphonie plus parfaite que les bruits d’un camp au réveil. Il ne le disait pas avec ces mots, c’est clair, et en outre il fallait qu’il soit vraiment soûl pour qu’il se sente plus ou moins enclin à contempler son passé avec délectation, mais il est indéniable qu’il avait aimé la vie des camps et que parfois il parvenait à transmettre cet amour aux autres.

Quant au petit voleur, héros, traître, prince consort ou comme vous voudrez l’appeler, il pensa qu’on l’avait oublié. Mais non, on ne l’avait pas oublié. Le sergent avec sa fistule sur la cuisse gauche se souvenait de lui. Il envoya un médecin pour qu’il l’auscultât. Le Général était compatissant. Et, comme lui, le sergent avait son propre plan, encore un peu vague mais pressant, et il voulait que le Général sache que tout avait été mis en œuvre pour le prisonnier. Le médecin lui soigna les pieds, lui détacha les mains et ordonna qu’on lui donne à manger.

La journée suivit son cours. Le camp était bruyant, mais on ne guerroyait pas. Rabavt-tuar avait peur d’être impliqué dans une bataille. Il n’y avait pas de bataille depuis des mois et des mois. La ville assiégée, quant à elle, était silencieuse.

Dans l’après-midi le prisonnier entendit la voix du Général. Il comprit que c’était la voix du Général parce que tous les autres se taisaient et qu’il était le seul à parler dans le brouhaha des pas, le frottement des bottes contre le grès. Il ne discernait pas ce qu’il disait, mais c’était une voix grave, qui ne criait pas ; il parlait et parlait et ensuite la voix s’estompa au loin et les bruits de pas aussi. Il pensa à nouveau qu’on l’avait oublié. Et ensuite il pensa au sac qui était resté dans la grange, un bon sac en fibre tissée par les machines de Troismondes et volé dans la maison d’un boulanger ; il pensa à la fille de Sonora, et à s’échapper. Mais en allant regarder il découvrit qu’il y avait un garde armé à l’entrée de la tente. Il s’assit par terre et attendit car il ne pouvait pas faire autrement. On lui donna à manger. Et le soir le sergent entra : son pantalon était sec, il venait d’en changer. Il le regarda et lui dit :

— Le Général veut te voir.

Il parlait avec les dents serrées, de sorte que le voleur eut l’impression qu’il lui crachait dessus.

Derrière le sergent se trouvait un soldat qui n’était pas un de ceux qui l’avaient capturé, pour le moins lui sembla-t-il, avec un tas de vêtements : des sandales, un pantalon blanc, une chemise, blanche elle aussi, et une ceinture verte. Et ils lui apportèrent une cuvette avec de l’eau, du savon, un gant, une serviette et un rasoir. Le sergent resta sur place et ne le lâcha pas du regard un seul instant. Ensuite il appela et deux soldats entrèrent et l’emmenèrent dans la tente du Général. Il avait mal aux pieds en marchant, pourtant les sandales étaient en cuir souple, mais il était propre, coiffé, rasé et mal à l’aise.

La tente du Général était blanche et se situait au cœur du camp. Deux drapeaux flottaient au sommet de deux mâts, de chaque côté de l’entrée : celui de l’Empire et celui de la Septième Armée Impériale d’Assaut.

— Qu’il entre, et ils le poussèrent.

Le Général était seul dans la tente. Il était le fils maudit de la Duchesse de Centjoursfroids et du Maréchal Koopt, mariage malheureux s’il en fut : la Duchesse aimait les femmes et le Maréchal aimait les hommes. Ils eurent quatorze enfants, huit garçons et six filles. Le Général était le cinquième garçon et était entré dans l’armée à quinze ans. Maintenant il en avait trente et c’était l’homme le plus courageux de l’ensemble du monde connu.

Dans la tente le sol en terre était recouvert d’un tapis grenat avec des arabesques dorées. Il y avait sept lampes sur pied, allumées. Il y avait une fontaine en marbre avec une fleur en or au sommet d’où l’eau ruisselait. Il y avait un foyer dans lequel flambaient des bûches ; des assiettes avec des fruits, des coussins et un divan.

Le Général était allongé sur le divan, vêtu d’une tunique de gaze rose, un diadème de fleurs naturelles sur la tête. Un petit sabre pendait à la ceinture à maillons dorés. Les cheveux blonds, détachés et lisses, lui arrivaient à la taille. Il avait des bagues en or aux doigts et des bracelets en or également aux poignets. Il était pieds nus.

— Viens, dit-il, et il se mit debout.

Il était aussi grand que le voleur, aussi mince que le voleur, mais il était Général de l’Empire et il avait gagné deux cents batailles. Il tourna autour de Rabavt-tuar puis retourna vers le divan.

— Que faisais-tu dans la grange expérimentale ? lui demanda-t-il.

— Je volais, répondit le voleur.

— Que volais-tu ?

— Des œufs.

— Pourquoi ?

— Pour les vendre.

— Tu aimerais avoir beaucoup d’or ?

— Oui, dit le voleur.

— Beaucoup, vraiment beaucoup ?

Le voleur ne répondit pas.

— C’est très facile, dit le Général et il s’allongea sur le divan. Tu sais qui je suis, je suppose.

— Le Général.

Le Général ricana :

— Mon cher petit, bien sûr. Mais l’Empire a beaucoup de généraux et un seul Général Sabirtolwold, Duc de Frilusa, Vicomte de Albantares, Baron de Rocaparida, Seigneur de Previostoros, de Uzimal’ou, de Valabá et cent soixante-douze autres titres dont je ne me souviens plus. Ce sont les batailles que j’ai gagnées.

Le voleur savait qui était le Général, bien sûr qu’il le savait. Il n’y avait probablement dans l’Empire, et l’Empire est si vaste que pas même l’Empereur ne connaît ses limites, personne qui ignorât qui était le Général.

— Je vais te donner un coffre rempli d’or, dit le Général, et il bâilla. Il y a fort longtemps que je n’ai pas trouvé l’homme de la situation. Nous faisons peu de prisonniers et souvent ils préfèrent se faire tuer en essayant de fuir. Et tu comprendras qu’il n’est pas judicieux qu’un général couche avec ses officiers, encore moins avec ses soldats.

Il se leva du divan, s’approcha du voleur, déboutonna sa chemise et son pantalon et dénoua sa ceinture :

— Allez, lui dit-il. Mettons-nous sur les coussins, le divan est très étroit.

Le Général ordonna au voleur de se déshabiller, rapidement, allez, vite, et il s’allongea sur les coussins. Il remonta la tunique jusqu’à sa taille et fit tinter les bracelets en or.

Le voleur s’approcha. Il pensa furieusement à la fille de Sonora sans regarder le Général. Ensuite il s’agenouilla entre les jambes du Général. Comme le Général était hermaphrodite, et on disait même qu’à vingt ans il s’était fécondé lui-même et avait eu un fils hermaphrodite comme lui, la tâche était assez ardue. Il devait soulever le sexe masculin du Général pour trouver le sexe féminin du Général. Peu à peu il cessa de penser à la fille de Sonora et lui vinrent à l’esprit les serpents qui dans le rêve déchiraient le sac en fibre tissée à Troismondes et il s’imagina que le Général cachait des animaux écailleux à têtes coniques entre ses jambes. Il se laissa tomber sur les coussins et sanglota.

— Imbécile, dit le Général. Espèce de bon à rien !

Il rabattit sa tunique jusqu’aux chevilles et se redressa en s’appuyant sur un coude :

— Il n’y a pas d’or pour toi, lui dit-il. Il n’y aura jamais d’or. Je vais te faire pendre par les pouces à un demi-mètre du sol. Je vais te faire mettre un panneau sur le torse qui dira Voleur-Impuissant-Lâche. Et je vais donner l’ordre que tous mes soldats te crachent dessus.

Nu, le voleur s’étendit aux côtés du Général, lui arracha le sabre de la taille et, tout en sanglotant, l’égorgea. Le sang du général le plus beau et le plus courageux de l’Empire tacha les coussins et le tapis. Le voleur couvrit le corps avec la couche improvisée et s’allongea dessus. Il ne pensa pas à dormir : la lumière des lampes lui brûlait les yeux, et il ne pouvait pas lâcher le sabre. Il se leva et éteignit les lampes. Il nettoya le sabre sur le tapis et attendit dans l’obscurité rougeâtre.

Lorsque les trompettes sonnèrent, le sang avait arrêté de couler depuis fort longtemps et la tente était encore dans la pénombre. Un soldat écarta le rideau de l’entrée et annonça qu’il apportait les habits du Général.

— Pas ceux-là, dit le voleur à voix basse. L’armure, les armes et le casque.

Le soldat partit. Le voleur chevauchait nu sur les coussins qui couvraient le corps du Général Sabirtolwold, Duc de Frilusa, Vicomte de Albantares, Baron de Rocaparida, Seigneur de Previostoros, de Uzimal’ou, de Valabá et cent soixante-douze autres titres.

Le soldat réapparut, chargé, avec l’armure, le bouclier, le casque et les armes du Général. Le voleur s’habilla. Il dissimula ses cheveux noirs sous le casque à plumes et il jeta la cape sur son épaule afin de cacher son visage sous les plis. Il sortit de la tente et demanda sa monture. On lui apporta l’animal le plus fougueux de tout le camp. Il monta et ordonna que l’on joue pour l’assaut final. Les trompettes sonnèrent.

Le voleur harangua les troupes. Ce ne fut pas très difficile : s’il avait convaincu, presque toujours, les policiers de dix provinces de son innocence, comment n’eût-il pas convaincu des milliers de soldats inactifs depuis de trop longs mois de la nécessité de se lancer à l’assaut. Les soldats du Septième Régiment Impérial aimaient se battre : chacun d’entre eux pensait qu’il allait survivre et que si quelqu’un devait mourir, mourraient ceux qui étaient à ses côtés. Ils ne savaient pas qui avaient été Abraham de Moivre ni Augustus Morgan ni Stanislas Noisescu. Et cela faisait trop longtemps qu’ils n’avaient pas saccagé, incendié, qu’ils ne s’étaient pas soûlés au milieu des ruines. Ils formèrent trois lignes et prirent le chemin de la plaine.

— D’abord les catapultes, dit le voleur aux officiers du Général qui chevauchaient à ses côtés.

Il avait raison : les remparts de la ville avaient résisté à toutes les armes inventées dans l’Empire. Il fallait attaquer les portes. Mais les officiers doutaient.

— Nous allons perdre beaucoup d’hommes, dit l’un d’eux.

Le voleur rit sous les plis de la cape. Il leva le sabre propre et brillant, et galopa vers la ville. Les soldats le suivirent en hurlant le nom du Général.

Ils ne réussirent pas à mettre en œuvre les catapultes. L’ennemi ouvrit le feu du sommet des remparts. La plaine se couvrit de corps déchiquetés. Le sergent qui avait donné l’ordre de capturer Rabavt-tuar au fond d’une grange expérimentale et avait pensé que, comme il était jeune et fort, peut-être qu’entre ses mains il durerait plus longtemps que les autres, fut l’un des derniers à tomber. Il galopait, croyait-il, derrière son Général, et sur le sommet d’un talus le faucha une pluie de projectiles : il survécut quelques minutes, bien assez pour constater qu’il n’avait plus de jambes, et que le sang jaillissait de son ventre ouvert ; et pour injurier l’homme qui l’avait mené à la mort.

Si le voleur s’était arrêté pour regarder autour de lui, il eût vu des filets de sang qui sourdaient des bouches, des torses fendus, des crânes brisés ; il eût vu comment ces filets de sang confluaient pour former des ruisseaux et des rivières et des remous au milieu des pierres.

Pas un seul homme ne parvint vivant au pied des murailles. Pas un, sauf le voleur. Là il ôta la cape, l’attacha au sabre propre et brillant et l’agita devant les portes. Les portes s’ouvrirent et le voleur entra dans la ville de Selimmagud.