cette pièce (réclusion obstinée
cadavres du soleil étendus au milieu
des coquelicots
hommes soumis déjà blessés dans les
bateaux appelant au secours en vain)
je dirais un cube traversé par des voix forcées par
des horaires bouleversés
mais il vous a demandé s’il vous plaît de ne pas parler jusqu’à ce
qu’elles puissent vous dire
les raisons qui affectaient les
villes contaminées à cause de l’air épais des
bobines
moteurs
usines
automobiles
souterrains
abeilles africaines
tigres en chaleur
amants abandonnés sur le quai des brumes
bicyclettes montées par des couples difficiles à
définir.
Alfredo VEIRAVÉ, L’Empire millénaire
Le narrateur dit : On lui donna de nombreux noms et on lui attribua de nombreuses origines et tout n’était que mensonge. Les noms, car ils ne furent que les inventions de petits hommes obscurs, ambitieux, vils, dont l’unique désir était d’atteindre le prochain échelon d’une misérable nomination officielle ou de trouver une place au milieu des flagorneurs du palais ou un peu d’argent supplémentaire pour satisfaire une petite vanité quelconque. Les origines, car elles furent elles aussi des artifices laborieux manigancés pour inclure un quelconque personnage influent dans la généalogie d’un héros qui l’aurait fondée lors d’un accès de folie divine. Phare du Désert, on l’appela, et aussi Perle du Nord. Étoile, Mère, Guide, Berceau, tous ces noms qui, comme vous le verrez, sont étroitement liés, lui furent donnés comme autant de désignations vaniteuses et creuses. Que le frère cadet de Ylleädil le Grand, affamé et transi, poursuivi par ceux qui avaient détrôné l’Empereur Guerrier, était arrivé au pied des collines et avait dégainé l’épée impériale pour se donner la mort, mais qu’au lieu d’enfoncer la lame dans son cœur il l’avait plantée dans la terre et avait dit : « Ici sera édifiée la nouvelle capitale du nouvel Empire », voilà ce qu’on dit. Et aussi qu’une vierge déshéritée était arrivée jusqu’ici, ici même, où s’élève encore la Fontaine des Cinq Rivières, et avait creusé de ses mains un puits dans la terre mouillée par les pluies et s’était enterrée vivante dans la boue mêlée de son sang au lieu de permettre que l’Empereur lascif ne la souille. On ne dit pas de quel empereur il s’agit, bien que d’aucuns se risquèrent à quelques noms, tous parfaitement réalistes puisqu’on ne manqua pas, et non seulement on ne manqua pas mais si de surcroît on les comptabilise bien on ne fut pas en reste, de seigneurs lascifs sur le trône de l’Empire. Mais l’on soutint que cet empereur se repentit, chose qui est déjà beaucoup moins réaliste, et qu’il édifia un monument pour la fille qui avait échappé à ses gros doigts ; et qu’il édifia également quelques logements pour les gardiens du monument. D’autres froncent les sourcils, toussent, lèvent les yeux au ciel et expliquent comment Ylleranves le Philosophe, également surnommé le Nez non pas à cause de l’appendice qui pousse au milieu du visage des gens ordinaires et des empereurs également, mais à cause du flair dont il faisait usage à mauvais escient, avait reconnu ce lieu comme étant l’emplacement du Jardin de la Beauté Parfaite dont parlent les livres mystiques, et avait voulu le peupler avec la ville parfaite dans laquelle aurait vécu une nouvelle génération parfaite qui aurait réitéré l’âge d’or de l’homme. Il est évident que le Nez n’eut pas le temps pour tout ça car il était encore jeune quand par chance les hommes de sa garde personnelle le découpèrent en morceaux et élevèrent sur le trône Legyi le Simplet, qui ne fut pas pire que Ylleranves car il eût été difficile d’être pire comme empereur que le Nez, mais qui fut quasiment aussi néfaste que lui, même s’ils eurent la chance, lui et l’Empire, qu’on le marie à une femme énergique, intelligente et juste. Oui, messieurs, oui, l’Impératrice Ahia’Della, qui donna à l’Empereur des enfants et petits-enfants et arrière-petits-enfants aussi justes et sensés qu’elle, ce qui fut mérité et de tout repos, pour tout le monde.
Et ces inventions, malheureusement, engendrèrent des chroniques que l’on écrivit dans des livres que tout le monde respectait et auxquels bien sûr tout le monde croyait, seulement parce qu’ils étaient épais, encombrants, barbants et vieux. Ils restèrent également dans la légende, ces récits que tout le monde dit ne pas croire précisément parce qu’ils ne sont pas très sérieux et auxquels tout le monde croit précisément parce qu’ils ne sont pas très sérieux. Et l’on chanta des chansons insidieuses et si faciles qu’on les répéta sur les places et dans les ports et dans les foires. Et il n’y avait là aucune part de vérité, aucune : ni dans les origines romanesques ni dans les noms imagés et fantaisistes.
Je suis celui qui va vous conter la façon dont les choses se sont déroulées, car il revient aux conteurs de contes de dire la vérité bien que la vérité n’ait pas l’éclat de ce qui est inventé mais cette beauté que les crétins qualifient de misérable ou de mesquine.
Vous voyez la ville ? Vous la voyez maintenant, telle qu’elle est ? Elle commence sur la plaine, subitement, ses maisons tournent le dos à ce qui fut un désert. Elle n’a pas de portes d’honneur, pas de créneaux, pas de tours, pas de chemins de ronde. On y pénètre par une embrasure qui est une rue, et on avance. De loin c’est un quadrillage irrégulier et plein de couleurs, troué par des points obscurs qui sont lumineux la nuit. Les rues et les édifices et les balcons et les façades s’entretissent, et les ateliers butent contre les demeures, les commerces contre les ministères, et très peu de ses habitants la connaissent en détail. Je ne me risquerais pas à affirmer que c’est un labyrinthe. Je dirais si je devais la décrire en peu de mots qu’une colonie d’insectes en panique s’est enfuie de la toile d’une araignée féroce et a construit quelque chose pour se protéger. Elle monte sur le versant, elle monte avec une témérité désespérée et non dépourvue d’orgueil. Ses fondations s’appuient sur la pierre ou sur le sable, peu importe où : l’idée c’est de monter jusqu’à l’impossible. Elle y accède, comme on pouvait s’y attendre : les collines disparaissent sous les murs, les balcons, les terrasses, les parcs ; une place oblique croît, fermée par des arcades de pierre, contre une crête abrupte ; le troisième étage d’une maison est la cave d’une autre qui s’ouvre sur la rue suivante ; le mur ouest d’un ministère est contigu aux grilles du patio d’une école pour filles sourdes ; les soubassements de la baraque d’un fonctionnaire se convertissent en grenier d’un édifice abandonné, alors qu’une chatière couronnée d’une archivolte ajoutée deux cents ans plus tard sert de tunnel vers un entrepôt de charbon, et un trumeau fait office de croisée pour une fenêtre aux vitres ornées de blasons dorés, et les lucarnes ne regardent pas le ciel mais une génoise de tuiles en céramique. Une rue qui serpente vers le haut puis vers le bas devient sans préavis le jardin d’une veuve ; un marché débouche sur un temple et l’argumentaire d’un vendeur d’objets en cuivre se mêle aux admonestations du prêtre ; la salle des moribonds d’un hôpital ouvre ses fenêtres sur le débit de boissons d’un ex-détenu ; le pharmacien doit traverser la bibliothèque de l’Organisation Patronale des Coltineurs pour aller prendre son bain ; un palmier scintillant pousse dans le bureau d’un juge de paix et sort vers la façade par une brèche ouverte dans la maçonnerie. Et il n’y a pas de véhicules car rien de plus large que les épaules d’une personne ne peut circuler dans les rues, ce qui signifie que les gros et les haltérophiles ont d’énormes problèmes pour sortir se promener et même pour aller acheter chez le boucher de l’agneau tendre pour le repas du lendemain.
Et elle ne fut fondée ni par l’épée d’un héros ni par le sacrifice d’une vierge, elle ne s’appela pas non plus Reine de l’Aube. Ici dans les catacombes peintes aujourd’hui avec des couleurs phosphorescentes où dansent les jeunes débauchés et se soûlent ceux qui vont mourir, ici vécurent des brigands et contrebandiers et assassins du temps où l’Empire était jeune et luttait pour son unité, et ils tracèrent à partir d’ici un sentier muletier qui longeait les collines et traversait les marécages pour arriver dans les villes et les villages où ils exerçaient leurs nobles professions ; voilà la misérable beauté de la vérité.
Un peu au-dessus de la bouche des catacombes quelqu’un édifia son palais en pierre, quelqu’un dont vous avez tous entendu parler mais que vous ne connaissez absolument pas : Drauwdo le Costaud. Le palais n’était pas un palais mais une construction tordue et difforme, spacieuse, aux toits bas, sans fenêtres, avec un goulet ouvert sur le sud par lequel on pouvait entrer à quatre pattes, une énorme cheminée à l’intérieur et dehors une douve hérissée de pieux pointus en son fond.
Drauwdo était stupide, cruel, ignorant et vaniteux, qualités qui causèrent sa perte. Mais il était fort et courageux à sa façon, qualités qui lui valurent son titre de caudillo violent. Il commanda les brigands et les assassins et autour de lui s’organisa non grâce à lui une espèce de troupe de loqueteux qui attaquait et tuait pour s’approprier tout et n’importe quoi, habits, nourriture, mobilier, or, surtout de l’or. Le chef remettait des prix, une femme ici, une autre poignée de pierres précieuses là, une parcelle de terre là-bas. Et les subalternes imitaient le chef et construisaient leurs maisons en pierre si on pouvait appeler ça des maisons pendant que le gros de la bande continuait à s’abriter dans les cavernes et dans les tunnels.
L’un de ces pas si rares empereurs éclairés et progressistes se pencha un jour sur une carte de l’Empire et ce geste banal mit fin à la suprématie de Drauwdo le Costaud, le crétin vaniteux cruel et courageux à sa façon.
— Ici, dit l’Empereur, et il posa son doigt manucuré et paré de bijoux sur un point de la côte d’une mer froide et brumeuse, très au nord. Et il regarda les ingénieurs et les géologues et les capitaines de sa marine marchande et poursuivit :
— Si nous construisons un port ici, le transport de marchandises vers l’est se fera plus rapidement et coûtera beaucoup moins.
Les ingénieurs et géologues se mirent donc à travailler, les capitaines à attendre, et Drauwdo, sans le savoir, à courir à sa perte.
On construisit une route menant de la lointaine capitale aux collines, et les brigands du Costaud sortirent allégrement des maisons en pierre et des grottes et tuèrent les contremaîtres et les ouvriers et leur volèrent le peu qu’ils avaient et Drauwdo félicita ses hommes et partagea équitablement le butin. Vous voyez à quel point il était stupide.
L’Empereur demanda :
— Des brigands ?
Et un petit capitaine, qui n’était pas très courageux mais qui était loin d’être stupide, reçut un ordre d’un colonel qui l’avait reçu d’un général qui l’avait reçu d’un ministre qui avait entendu la question de l’Empereur, prépara une embuscade et, en trois heures, sans froisser son uniforme et sans perdre un seul homme, tira un trait sur Drauwdo et ses assassins, ses subalternes, ses troglodytes et ses contrebandiers. Sur tous, d’après lui et d’après le compte rendu qu’il fit à ses supérieurs, chose qui accéléra son ascension dans l’armée de choc et par conséquent anticipa considérablement la date de sa mort.
Sauf que l’un des hommes de Drauwdo en avait réchappé, en fuyant à temps et en se cachant au plus profond des grottes. Bah, ce n’était même pas un homme, c’était un gamin, que l’on surnommait le Renard, un apprenti bandit, une sangsue insignifiante née et élevée dans les égouts d’une ville quelconque, qui n’avait servi sous la domination de Drauwdo qu’à accomplir les basses besognes et à recevoir coups et quolibets. Mais, tandis que les têtes de Drauwdo et de ses brigands étaient exhibées au bord de la route en construction, plantées sur des piques, pourrissant au soleil couvertes de mouches dorées et vertes, la tête du Renard était toujours collée à son cou et pensait au peu que cette tête-là avait appris à penser.
La route contournait les collines, traversait la plaine et fendait les marécages qui s’asséchèrent et se fertilisèrent. On construisit le port, les bateaux arrivèrent, les véhicules croulèrent sous les charges, et le Renard s’assit à l’entrée d’une grotte et attendit.
Quand l’illustre Empereur mourut et quand lui succéda son fils aîné, qui fut encore plus illustre que lui, les grottes étaient vides et personne ne restait assis là à attendre sur le seuil obscur. Mais juste en dessous, au bord de la route, s’élevaient des relais et des estaminets, des auberges et des échoppes où l’on vendait des essieux, des roues, des rênes, du fourrage, des couvertures et tout ce dont a besoin le conducteur d’un véhicule de transport de marchandises. Le propriétaire de tout cela était un homme maigre, brun et peu loquace avec une tête de renard, qui avait commencé en vendant des fruits sauvages aux ouvriers du chemin et avait fait fortune rapidement. Il s’appelait Nilkamm, un nom du sud mais un nom quoi qu’il en soit, et il était assis derrière le comptoir de l’auberge principale et regardait entrer et sortir ses clients, surveillait ses employés, calculait si cela valait la peine de bâtir un autre édifice un peu plus loin, peut-être sur le versant, une maison avec de nombreuses chambres et une terrasse vers la plaine, et de rapporter quelques femmes de la capitale.
Et lorsque la jeune Impératrice eut son deuxième enfant, qui était une fille, la princesse Hilfa, celle au nom infortuné et à la vie infortunée, le seigneur Nilkamm’Dau était devenu de son côté président de la Chambre de Commerce de la ville, s’était marié avec la veuve d’un magistrat de la capitale, vivait dans une grande maison construite sur les fondations en pierre des maisons difformes des subalternes de Drauwdo le Costaud, et en théorie n’était pas le propriétaire des bordels, des tripots et des auberges louches.
C’était alors une ville de passage, une ville aux rues larges mais sinueuses qui n’aboutissaient à aucun port, à aucune plage, à aucun belvédère, plutôt à d’autres rues sinueuses qui mouraient sur un gros mur détérioré ou un terrain vague semé de déchets. Il y avait plus de chats faméliques que de chevaux au poil brillant harnachés de cuir et d’argent ; il y avait plus de suicidés que d’enseignants, plus d’ivrognes que de mathématiciens, plus d’escrocs que de musiciens, plus de voyageurs que de conteurs de contes, plus de charmeurs de serpents que d’architectes, plus de charlatans que de poètes. Et cependant, ah, cependant c’était une ville mouvementée, c’était une ville qui réclamait quelque chose et qui ne savait pas très bien quoi, comme cela arrive à tous les jeunes.
Elle le trouva, évidemment, au centuple, comme si elle avait tout eu puis tout perdu puis tout eu à nouveau et elle fut la Perle du Nord et elle fut la Mère des Arts et le Phare du Marcheur et le Berceau du Bonheur : comme si avaient surgi les légendes de héros infortunés et de vierges persécutées et de sages visionnaires et toutes sortes d’autres choses de l’ordre du sublime, de l’incroyable, du ridicule et du mensonge.
L’homme s’appelait Ferager-Manad et il était sculpteur et il arriva vêtu luxueusement dans un véhicule tiré par les premiers chevaux au poil brillant et aux harnais en cuir et d’argent que voyait la ville, et servi par trois domestiques. Il est vrai que dans le véhicule et les animaux et les serviteurs il avait dépensé toutes ses économies car ce n’était pas un très bon sculpteur et il y avait longtemps que personne ne lui avait commandé des figures allégoriques ni de monuments et pas même un petit bas-relief pour une tombe modeste. Mais il est vrai aussi qu’il espérait faire fortune dans la ville car il y avait à peine vingt jours qu’était mort monsieur Nilkamm’Dau, premier maire de la ville, président de la Chambre de Commerce, du Club des Résidents Fondateurs, initiateur du premier Recensement Municipal, de la première école, du premier hôpital, de la première bibliothèque, du premier asile et de la première répartition officielle de l’approvisionnement en viande, en cuir et en céréales. Et sa veuve, qui l’était donc pour la seconde fois mais qui n’était plus très jeune et se voyait obligée de trouver le plus tôt possible d’autres motifs d’admiration et de respect, elle qui secrètement l’avait dédaigné pour ses origines modestes et parce qu’il venait du sud, se retrouva avec une fortune plus abondante que ce qu’elle avait calculé durant ses insomnies et décida non seulement d’exhiber une petite partie de l’argent mais aussi de se faire pardonner son dédain en remerciant son taiseux de mari pour sa richesse et sa mort. Elle pensa à un mausolée, quelle bonne idée. Un mausolée c’était ce qui leur faisait défaut, à elle, à son deuxième mari et au modeste cimetière en périphérie. Voyons voir, se dit-elle, un sculpteur, un sculpteur originaire de la capitale, un artiste sorti de la suprême Académie Impériale qui bâtit un monument en marbre rose et noir, couronné de figures souffrantes, couvert de guirlandes et d’amphores, entouré de grilles de bronze décorées de pots où brûlent des herbes aromatiques. Et elle choisit un nom au hasard, parce qu’elle croyait s’en souvenir et parce qu’il comptait parmi les diplômés de l’Académie.
Vous autres vous avez vu ce qui reste : les belles femmes de marbre aux tuniques de marbre et chevelures flottantes de marbre pleurent autour d’une silhouette gisante et l’une d’elles lève les mains au ciel à la gloire de celui qui est parti. Mais le cimetière n’est déjà plus, envahi par la ville qui l’a effacé puis oublié, et ce qui fut une crypte est aujourd’hui un dépôt de friandises et les figures souffrantes s’adossent au réservoir d’eau qui approvisionne les bureaux du Registre Foncier. Et cependant ce n’est pas cela qui pèse dans la chronologie des événements : la pierre se travaille, se forme et se polit et les yeux vides des statues regardent les hommes mais ne les voient pas. Ce qui importe en revanche ce sont les hommes, qui ont des yeux et voient parfois ; ce qui importe en revanche c’est que le sculpteur était veuf et pauvre et que sa mandataire était veuve et riche. Ils se marièrent, pas avant que ne fût terminé le monument funèbre car cela eût été inconvenant, mais ils se marièrent tout juste après la combustion des herbes aromatiques, et le sculpteur paya ses dettes et acquit d’autres domestiques et d’autres véhicules et d’autres canassons et ne travailla plus le marbre ni le bronze et se fit mécène, ce qui est beaucoup plus reposant, moins dangereux et plus honorable.
Alors arrivèrent les artistes. Les premiers n’étaient guère que des agités du bocal et des fainéants qui avaient entendu dire que dans cette ville vivait un riche protecteur des arts qui leur donnerait à manger et leur paierait un logement pendant qu’ils resteraient assis dans les cafés jusqu’à l’aube, à parler des poèmes qu’ils écriraient, des tableaux qu’ils peindraient, des symphonies qu’ils composeraient, se moquant du monde qui jusque-là ne les avait pas compris et dédaignant l’homme riche qui disait qu’au contraire il les avait compris et qui avant de leur payer le lit et le vin et la soupe leur faisait écouter la description de ses propres œuvres et, pire, leur donnait des conseils. Mais ensuite en arrivèrent d’autres, qui ne restaient pas assis dans les cafés sauf occasionnellement et qui passaient la majeure partie de leur temps enfermés dans des pièces silencieuses à tisser des mots ou mélanger des couleurs et des sons. Parmi tous ceux qui étaient arrivés en ville, avant et après, certains manquaient de talent, d’autres manquaient de discipline, d’autres de dévouement. Mais tous regorgeaient d’imagination. La ville s’éleva et se déforma encore plus : elle ne gagna pas en élégance mais acquit une certaine beauté excentrique et inespérée. On construisit des galeries vitrées auxquelles on accédait par des escaliers qui s’élançaient de n’importe où, du milieu d’une rue, du balcon du premier étage d’une maison, et même depuis d’autres escaliers ; on construisit des maisons rondes, des maisons labyrinthiques, des maisons souterraines, des studios minuscules, de grandes salles de musique, des théâtres de chambre, des stades de concerts. La mode changea, et les costumes austères des commerçants et les cols roulés tristes de leurs femmes firent place à des chemises amples violettes et vertes, à des tabliers tachés de peinture, à des houppelandes, à des capes, des tuniques, des gilets, des torses nus, des lavallières, des sandales, des bottes, des mules brodées, des pieds nus, des babouches fleuries, des cothurnes, des chaînes dorées, des boucles à une seule oreille, des colliers, des bracelets, des serre-tête, des tatouages, des salopettes, des perles de couleur incrustées dans le front, des bracelets de cheville et des camées. Les horaires changèrent aussi : cette ville qui se levait tôt, petit-déjeunait hâtivement, travaillait, déjeunait en paix dans sa maison, continuait à travailler, mangeait en famille et se couchait avec les premières étoiles, disparut peu à peu. Les commerces et les institutions ouvraient à présent quasiment à midi, les heures de l’après-midi étaient les plus actives, les cafés et les maisons de bouche étaient toujours pleins et la nuit la ville brillait et depuis le port lointain très au nord on pouvait voir sur les collines un halo de lumière qui ne s’éteignait pas, qui pâlissait tout juste avec la lueur du jour.
Mais ne perdons pas de vue Ferager-Manad et sa femme : cette dernière ne put se payer le luxe d’être veuve pour la troisième fois et ce fut bien dommage si l’on pense au monument funèbre extraordinaire qu’elle eût pu édifier pour son mari maintenant qu’elle avait tellement de sculpteurs sous la main parmi lesquels choisir. Elle mourut d’apoplexie par un après-midi d’été et je suis au regret de dire que le veuf ne pensa pas à des mausolées mais à sortir tous les soirs avec ses protégés et à essayer de nouvelles boissons et de nouvelles filles et à discuter de la forme pure ou du contenu transcendantal de la ligne. Il mourut à son tour, non sans avoir consacré plusieurs années à des discussions et des explorations productives, d’une pneumonie, et fut enterré à la hâte car il ne lui restait plus grand-chose de l’immense fortune que sa femme lui avait laissée, et quelque part aussi parce que la porte du mausolée couronné de figures souffrantes était coincée et qu’on ne put l’ouvrir.
Et ne perdons pas de vue la capitale. Était assis sur le trône de l’Empire Mezsiadar III l’Ascète, un homme bien intentionné qui consacrait tant de temps et d’énergie à faire le bien qu’il ne réussit qu’à faire autant de mal que vingt empereurs dévoués à l’iniquité. Mezsiadar voulait que tous ses sujets fussent bons, ce qui en soi est déjà une prétention dangereuse. Ils étaient révolus ces jours pacifiques de la dynastie des Danoubbes fondée des siècles auparavant par Cellasdanm le Gros, un empereur ni gentil ni méchant qui estimait, sans doute par paresse, que les hommes et les femmes ne sont ni gentils ni méchants et qu’il vaut mieux les laisser continuer d’être ainsi, et régnaient les Embaroddar dont on disait : « Arrière-grand-père noir, grand-père blanc, père noir, fils blanc, petit-fils noir, arrière-petit-fils blanc » parce que si un empereur régnait bien il était évident que le prochain serait un désastre ; et si un empereur régnait mal les gens se consolaient en se disant que le successeur ferait des merveilles pour son peuple. Les Embaroddar connaissaient le dicton, et comme Mezsiadar II avait été un bon empereur, Mezsiadar III serait sans doute une plaie pour tout le monde, sauf que lui il avait décidé l’inverse et ce fut justement pour ça que fut accompli ce qu’on attendait des membres de cette longue dynastie qui par chance allait bientôt prendre fin bien qu’à cette époque personne ne le sût.
La Mère des Arts, c’était le nom de la ville en ce temps-là, et ses habitants, ces pauvres crétins, s’enorgueillissaient de ce sobriquet. Mezsiadar l’Ascète entendit parler de la Mère des Arts et sa réaction fut la défiance, non pas parce qu’il se méfiait des Arts, mais parce que par principe et par conviction il se méfiait de tout. Il commanda un rapport et les fonctionnaires de la ville, de pauvres crétins eux aussi, préparèrent un exposé enthousiaste et détaillé. La première mesure de Mezsiadar l’Ascète consista donc à leur faire couper la tête.
— Comment ça ? dit l’Empereur, arrivé à la page 174 du rapport qui en faisait 215. Et la piété ? Et la décence ? Et la retenue ? Et la pudeur et la modestie et la frugalité et le sacrifice ?
Mezsiadar III l’Ascète avait peur de lui-même et ses nuits étaient agitées. Je crois que cela expliquait tout. Après avoir ordonné que l’on coupe la tête des fonctionnaires, il s’assit seul dans la pénombre, dans une chambre dénudée et froide et songea attentivement à la ville multicolore qui vivait la nuit, aux rêveurs pieds nus, aux modèles nus, à la promiscuité, à l’absinthe, à l’oisiveté ; il pensa aux choses qui ont lieu dans l’obscurité, il pensa aux effleurements et aux murmures, il pensa aux chambres tapissées, aux voix rauques, aux instruments à cordes qui sonnent paresseusement, aux escaliers étroits qui mènent à des atmosphères suffocantes où l’on devine les formes des corps et où une odeur piquante s’infiltre dans le nez ; il pensa aux langues, aux seins, aux cuisses, aux sexes et aux fesses, peints, nauséabonds, en chair, s’activant, grossiers, balourds, empotés, immondes d’attirance. Cette nuit-là il renvoya son repas, se coucha dans son lit sans couverture et eut de la fièvre. Le lendemain, deux corps d’armée s’élançaient vers la ville.
Lorsque mourut ou s’échappa le dernier des artistes, allez savoir si ce fut un acteur ou un poète ou un musicien, les soldats peignirent en gris verdâtre toutes les façades, coupèrent le lierre et aspergèrent de désinfectant les caves et les studios aux toits vitrés et les salles de musique. Avec les peintures, les luths et les livres on fit un grand bûcher qui baigna de lumière pour la dernière fois la nuit de la cime des collines. La ville fut une caserne durant toute la vie de Mezsiadar l’Ascète et ce ne fut pas pour autant qu’il passa des nuits plus tranquilles ni qu’il eut moins de maux de tête ou de crampes d’estomac. Au contraire, ses bras, ses épaules et sa tête se couvrirent d’un eczéma pustuleux qu’il considéra comme un châtiment, n’ayant pas essayé de savoir auparavant ce qui se passait dans la ville des collines, de sorte qu’il demanda des rapports sur toutes les autres villes de l’Empire qui étaient déjà nombreuses ; mais il ne me revient pas de conter ce qui se passa dans les autres villes de l’Empire. Un noble de son entourage feuilletait les innombrables rapports car l’Empereur avait les mains attachées aux accoudoirs du fauteuil pour éviter qu’il ne se gratte. D’ailleurs, il ne mourut pas de ça et ne mourut pas en lisant des rapports. Il mourut quelques années plus tard, quand il ne restait plus de l’eczéma que les cicatrices, et les médecins du palais dirent que son foie avait éclaté, allez savoir pourquoi.
Son successeur fut Riggameth II, un Empereur blanc qui haïssait profondément son père depuis sa plus tendre enfance et qui continua à le haïr même après sa mort. Il essaya donc de revenir sur tout ce que l’Ascète avait entrepris. Bien que Riggameth vécût jusqu’à la vieillesse il n’eut pas le temps de défaire strictement tout, mais il réussit à en faire pas mal : sortir l’armée de la ville grise, par exemple.
Les soldats et les capitaines et les lieutenants partirent, et quelques personnes peignirent leurs maisons en blanc ou en rose ou en vert ; un gamin composa une chanson, une femme dessina un paysage, sans pour autant finir pendus. Un théâtre fut inauguré, le lierre se remit à pousser. Et, bien qu’elle ne fût jamais à nouveau la Mère des Arts, la ville eut son quota raisonnable de musiciens, d’acteurs et de poètes.
Et dans l’ordre secret des choses apparaissent alors deux femmes : l’Ascète eût approuvé l’une d’elles sans réserve étant donné qu’elle était veuve, propre et bête ; elle n’avait pas connu plus d’un homme dans sa vie et elle avait considéré cette expérience comme un long calvaire. Il eût fait brûler l’autre sur la place publique car elle était indécente, elle l’était vraiment, impudique, elle l’était vraiment, et légère de la cuisse, elle l’était vraiment aussi.
Aucune des deux n’était plus très jeune, et les deux se souvenaient de la ville telle qu’elle avait été avant l’intervention pieuse du défunt Empereur. La veuve aimait le jardinage et la broderie, et l’autre aimait les hommes. La veuve vénérait la mémoire de Mezsiadar et l’autre crachait quand on l’évoquait en sa présence. La veuve était en train de creuser dans son jardin pour planter un plant de trissingalia adurata quand ses mains furent couvertes par une eau chaude qui semblait sourdre des profondeurs du sol. L’autre avait été modèle et amante de peintres et de sculpteurs et avait ouvert ensuite une auberge pour les officiers ; elle avait dépensé presque tout l’argent des artistes et des militaires et elle essayait de trouver quel genre d’affaire elle pourrait mettre sur pied, quelque chose de divertissant, un endroit qui brasserait beaucoup de monde, un lieu où elle pourrait discuter avec beaucoup de clients et peut-être aussi, pourquoi pas, peut-être, en fin de compte, bien qu’elle ne fût plus la belle fille qu’elle avait été, peut-être.
C’est ainsi que l’on découvrit les sources thermales. Le jardin d’une femme fut inondé par des eaux saumâtres et les plantes se fanèrent ; déçue elle mit sa maison en vente. Une autre femme l’acheta en se disant que la grande pièce de devant pourrait accueillir un salon de thé, mais comme l’eau n’arrêtait pas de suinter, elle appela le maître d’école du quartier et lui demanda ce que ça pouvait être.
La première station thermale de la ville fut installée dans un jardin intérieur, dans la maison tout juste achetée où finalement aucun salon de thé ouvrit ses portes. La veuve passionnée de jardinage intenta un procès fondé sur le fait que l’autre savait ce qui jaillissait du sous-sol et avait acheté la maison de façon frauduleuse à un prix sous-évalué. Mais l’autre prit ça sur le ton de la plaisanterie et lui proposa même de l’argent en dédommagement et, lorsque la veuve refusa, elle remit le dossier entre les mains de ses avocats et se consacra à son entreprise et ne sut donc pas, ou si elle le sut elle n’y accorda pas beaucoup d’importance, que la veuve avait perdu le procès. En outre elle devint riche, très riche ; je ne parle pas de la veuve mais de l’autre, bien sûr, et elle réussit à gérer plus d’une douzaine d’établissements thermaux jusqu’à ce qu’elle se marie et en vende une partie et se mette à voyager. Elle épousa un noble ruiné, un beau gosse, un homme très tranquille, très élégant, qui de surcroît l’aima un peu. Et c’est elle qui fit construire la Source des Cinq Rivières.
Une ville thermale ne peut être grise : elle fut blanche. Furent édifiés des hôtels, des dispensaires et des maisons de repos : une musique lente retentissait et assoupissait les patients enfermés dans leurs chambres ou que l’on massait ou à qui l’on faisait faire de la gymnastique ou que l’on plongeait dans des bains de boue ; le cristal des lampes, des verres et des carafes tintait, et personne n’eut de quoi se plaindre, ni l’Empereur ni la populace, personne sauf les malades qui rouspétaient parce qu’ils étaient malades, parce que les massages étaient très violents ou très doux ou parce que l’eau était très froide ou très chaude ou parce qu’on déclarait qu’ils étaient guéris ou parce qu’on déclarait qu’ils n’étaient pas guéris ou parce que la facture était trop salée. Cependant les malades accouraient de toutes parts, parfois de très loin, et dépensaient tout leur argent en ville, et donc tout le monde était à leur écoute, tout sourire, et si l’on avait le temps on essayait de les réjouir.
Je vais maintenant vous parler de Blaggarde II le Tout-Ouïe, cet Empereur qui avait des rêves et des visions et entendait des voix qui sortaient des pierres et qui pour autant ne fut pas un mauvais gouvernant. Ou ce fut peut-être précisément parce qu’il avait des visions et entendait des voix qu’il ne fut pas un mauvais gouvernant ? Sacré problème, qu’un conteur de contes ne doit pas se sentir obligé de résoudre ; alors poursuivons. Cela faisait au moins trois cents ans que les eaux tièdes et salées perçaient la terre, et les hommes avaient construit des engins artificiels esthétiques et ingénieux pour le liquide qui les avait rendus riches et leur avait apporté la paix ; la Source des Cinq Rivières ne s’asséchait jamais ; des statues de femmes dansantes lançaient des jets transparents par la bouche ; des figures d’enfants potelés en pierre joignaient les mains, au creux desquelles était dissimulé le jet d’eau en bronze ; de grandes coupes d’albâtre, des oiseaux monstrueux au bec ouvert ; d’improbables fleurons de marbre et tous laissaient tomber des filets d’eau dans des vasques qui s’écoulaient ensuite dans les bassins et les piscines et les lacs artificiels, lorsque Blaggarde II prit la route du sud pour étouffer la révolte. Nous savons déjà comment prit fin cette expédition et à quel titre elle influa sur Blaggarde le Tout-Ouïe, sur sa lignée et sur l’histoire de l’Empire. Mais ce qui parfois ne se dit pas dans les chroniques c’est que la blessure qui en fin de compte conduisit à la mort de l’Empereur resta ouverte depuis le jour de la dernière bataille, et qu’aucun médecin ne parvint à la fermer, pas même temporairement. Un an après l’incursion dans le sud quelqu’un parla à l’Empereur des eaux qui guérissent tout, dans la ville des collines, que l’on appelait maintenant Étoile de l’Espoir, et le Tout-Ouïe voyagea à nouveau, non plus vers le sud mais vers le nord ; pas à cheval en costume de gala, mais couché sur une litière et couvert de vêtements et de plaids en laine ; pas avec des chansons mais avec des lamentations ; pas entouré de soldats mais de médecins et de malades, et il vit une ville avenante et blanche, un peu négligée mais solide, où ni les voix ni la musique ne donnaient lieu à un manque de retenue, où tout se faisait posément et où presque tous ceux qui marchaient dans les rues ou se penchaient aux fenêtres avaient les yeux aussi éteints que ceux du Seigneur de l’Empire.
Un palais fut construit. Un vrai palais cette fois, pas un refuge en pierre difforme : un palais augmenté de tours, flanqué de jardins et de terrasses sur lesquels donnaient les baies vitrées en verre bleu des salles à manger et des salles de repos, et les baies vitrées en verre jaune ou cramoisi des salles de jeu et des fêtes ; un palais aux pièces démesurées et aux couloirs interminables, avec ses propres bouches d’eau pour l’Empereur malade.
Blaggarde le Tout-Ouïe ne délaissa pas ses fonctions : il ne portait plus de cotte de mailles, ne sortait plus guerroyer et sa vie lui échappait par la blessure qui suintait jour et nuit, mais il ne cessa jamais de s’occuper des affaires de l’Empire. Les ministres arrivèrent en premier et ensuite les secrétaires. Il fallut appeler le personnel administratif et des communications avec la lointaine capitale. Puis quelques nobles avec leurs familles et domestiques firent leur apparition. Et lorsque l’Empereur déclara que l’Impératrice et leurs enfants devaient venir vivre à ses côtés, la suivirent les dames et les précepteurs, les fournisseurs du palais et d’autres familles nobles, et la garde personnelle et les génuflexieux et les petites gens qui entourent les puissants.
La ville changea à nouveau. De nombreuses constructions furent détruites pour intégrer les grandes maisons de maître ; des ensembles d’édifices furent rasés pour établir des parcs et des jardins, les rues furent élargies pour que puissent passer les véhicules, et le désert fut irrigué pour approvisionner en fruits, légumes et fleurs une population qui couvrait les collines et débordait sur les plaines. Cependant il ne fut pas question que de destruction et certaines choses demeurèrent : les bouches d’eau qui guérissaient tout ou presque, la Source des Cinq Rivières, les souterrains de Drauwdo le Costaud, de quelconques et inexplicables fondations en pierre grossière, le mausolée du premier maire de la ville, un escalier saugrenu au milieu d’une rue.
La blessure de l’Empereur s’assécha mais ses bords infectés ne se refermaient pas malgré les nombreux points de suture douloureux et les décoctions non moins douloureuses qu’on y appliquait. L’Empereur comprit, ou peut-être que ce sont les voix qui sortaient des pierres qui lui dirent, qu’il allait passer le reste de sa vie ici, et il signa alors un décret par lequel la ville des collines devenait capitale de l’Empire. Et tout l’Empire riva ses yeux sur la nouvelle capitale et tous les chemins convergèrent vers les collines au-delà de ce qui avait été un désert, et tous les ambitieux révêrent d’aller y vivre et quelques-uns le firent, et il n’y eut pas des siècles durant ni dans le futur de capitale aussi resplendissante, aussi riche, aussi active, aussi belle, aussi prospère. Et les dynasties des Seliddöes, des Avvoggardios et de Rubbaederum gouvernèrent depuis ces lieux le vaste Empire, bien dans certains cas, normalement dans d’autres, mal dans d’autres encore, comme c’est toujours le cas, et l’eau continua à sourdre et quelques palais tombèrent et d’autres se dressèrent et quelques rues furent ouvertes et d’autres fermées au milieu des maisons et des parcs, et les femmes accouchèrent, les poètes chantèrent, les voleurs volèrent, les conteurs de contes s’assirent dans les pavillons et parlèrent aux gens, les archivistes perdirent la vue en classant de vieux écrits, les juges conclurent, les couples s’aimèrent et pleurèrent, les hommes se querellèrent pour des choses stupides qui de toute façon allaient vite devenir obsolètes, les jardiniers produisirent de nouvelles variétés d’amelantos, les assassins se tapirent dans la pénombre, les gosses inventèrent des jouets, les forgerons battirent, les fous hurlèrent, les gamines s’énamourèrent et les désespérés se pendirent et un jour une fillette naquit avec les yeux ouverts.
Il ne s’agit pas d’un si grand prodige, comme le croient les gens simples ; des gosses naissent avec les yeux ouverts assez régulièrement bien qu’il faille reconnaître qu’en général ils viennent au monde avec les yeux sensiblement fermés, mais tous croient que les yeux ouverts d’un nouveau-né annoncent de grandes choses, fastes ou néfastes mais grandes, dans la vie du gosse. Et les parents de la fillette commirent l’erreur de le répéter pour s’en vanter et de le lui répéter afin de la préparer pour son destin, et la fillette les crut. S’il avait été question d’autre chose, elle en eût probablement souri comme sourient les fillettes face aux balivernes des parents et elle l’eût oublié ; mais annoncer à quelqu’un que sa vie va être ponctuée d’événements grandioses c’est quelque chose que n’importe qui est disposé à croire. À dix ans, Sesdimillia regarda autour d’elle et se demanda d’où viendraient la grandeur, la célébrité, la tragédie, le martyre, la félicité, la gloire. La ville travaillait et se divertissait et vivait et mourait, et là-bas sur les hauteurs brillait le palais impérial.
— Je serai Impératrice, dit-elle.
Elle n’avait guère de possibilités d’arriver au trône, n’étant pas fille de roi ni de noble mais juste fille d’un commerçant moyennement prospère, mais elle y arriva.
Quand elle eut vingt ans le vieil Empereur Llandoïvar mourut, celui qui avait atteint les cen-un ans, et Ledonoïnor, son arrière-petit-fils aîné, lui succéda, car tous ses fils et ses filles et ses petits-enfants étaient déjà morts. Et le nouvel Empereur était sur le point d’épouser la fille d’un Duc avec laquelle il avait joué dans les jardins du palais quand ils étaient enfants, mais Ledonoïnor I le Vide n’était pas surnommé ainsi pour rien. Il n’aimait pas la fille du Duc car il ne semblait pas aimer qui que ce soit ni quoi que ce soit ni s’intéresser à rien ni à personne. Il n’aimait pas non plus cette fille aux cheveux noirs, agile, efficace, belle et dure, qui étonnamment occupait au palais le poste de Chef des Forces de Surveillance Interne qu’elle avait obtenu deux ans plus tôt en se déguisant en homme, en faisant preuve de capacités et de dextérité au combat avec des armes et à mains nues supérieures à celles de tous ses adversaires masculins, qui étaient nombreux. Mais deux mois avant le mariage de l’Empereur avec la fille du Duc un assassin entra dans le palais de façon inexplicable et leva une épée contre Ledonoïnor I et la fille lui fit barrage et lui trancha la gorge avec sa propre arme et l’Empereur l’épousa car elle lui dit :
— Épouse-moi, Sire, lorsqu’il lui promit d’exaucer son souhait pour la remercier de lui avoir sauvé la vie. On a dit, bien qu’il n’y eut ni témoins ni preuves, qu’elle avait fomenté l’attentat, avait payé le quasi-régicide, et lui avait promis la liberté. C’est tout à fait possible, et après ? Des infamies plus grandes furent commises dans les palais des empereurs, dont tous souffrirent des conséquences, les nobles et les plébéiens, les riches et les pauvres. Dans ce cas personne ne souffrit, pas même la fille du Duc qui au début se sentit très offensée mais qui épousa un homme que l’on pouvait aimer ou haïr et qui pouvait aimer ou haïr. L’Empereur ne souffrit pas parce qu’il ne savait pas souffrir ; l’Impératrice obtint ce qu’elle voulait ; et le peuple fut heureux car elle gouvernait bien, que dis-je, très bien.
Par chance Ledonoïnor le Vide passa son temps à se promener dans les jardins et les galeries, les yeux vides rivés sur le vide et sur son âme vide et inerte au-dedans de son corps vide, et la laissa régner, efficacement, durement parfois, mais toujours magnifiquement. De temps à autre elle le réclamait dans ses appartements et neuf mois plus tard l’Empire avait un autre prince, et cela dura cinq ans jusqu’à la mort de l’Empereur causée par une tumeur qui grossit dans son estomac, probablement parce qu’il y avait tellement de place là-dedans qu’elle put se répandre à son aise et finir par l’étouffer.
Et peu de temps après il y eut une autre révolte dans le sud et l’Impératrice veuve enfila ses vieilles frusques d’homme, revêtit son armure et se mit en marche comme tant d’autres gouvernants pour aller défendre l’unité de l’Empire. Et elle la défendit et la remporta lors d’un seul affrontement, à la bataille des Champs de Nnarient, où le sud inclina sa tête rebelle et défaite. Elle triompha parce qu’elle était vaillante, qu’elle croyait en ce qu’elle faisait, qu’elle savait diriger l’armée et que le chef de la révolte était un idiot. Un idiot beau et fervent, certes, mais un idiot.
Le Traité de Nnarient-Issinn, unique dans l’histoire de l’Empire, fut signé et le sud se soumit sans restriction et jura fidélité à l’Impératrice. Elle transféra la capitale à la frontière des contrées rebelles et des États du nord, puis elle épousa le fervent idiot. La capitale à la frontière fut un coup audacieux et stratégique qui assura la paix pour un nombre d’années bien supérieur à ce à quoi on aurait pu s’attendre s’agissant du sud, mais il n’en fut pas de même pour le mariage de l’Impératrice et du chef des rebelles. Quoi qu’il en soit elle l’épousa car c’était son destin, comme disent les gens qui croient en ce truc qui consiste à naître avec les yeux ouverts. Moi je dis qu’elle l’épousa parce qu’elle fut une de ces Impératrices qui ont assez de pouvoir pour faire ce qui leur chante. Et ils furent heureux et il y eut encore plus de princes pour l’Empire et de sang neuf pour le trône mais on peut lire ça dans n’importe quel traité d’histoire ou dans n’importe quel recueil de poèmes d’amour, et d’ailleurs cela n’a aucune importance.
Ce qui nous importe en revanche c’est ce qui eut lieu dans la ville des collines. Les palais, les maisons de maître, les boutiques élégantes, les parcs et les jardins et les avenues se dépeuplèrent. Les nobles, les seigneurs, les riches, les maréchaux, les dames, les antiquaires, les joailliers et les ébénistes s’en allèrent. Ne restèrent plus que des gens sans importance, quelques nostalgiques, les petits commerçants, ceux qui vivaient de l’eau qui guérissait, ceux qui étaient là comme leurs parents et leurs grands-parents depuis fort longtemps. Les résidences des nobles furent divisées et subdivisées à maintes reprises et des portes furent ouvertes à des endroits incongrus et des rampes et des escaliers furent installés pour monter aux étages supérieurs qui ne faisaient déjà plus partie d’une maison mais étaient en eux-mêmes une maison à part entière, ou plusieurs. Dans chaque chambre et dans chaque salon immense rentraient deux ou même trois appartements pour des familles modestes si l’on construisait des entresols et des cloisons et si l’on fermait les balcons pour installer des cuisines. On ouvrit des couloirs qui coupaient des chambres et qui après un parcours difficile menaient d’une façon ou d’une autre à une rue. Les façades se dégradèrent et perdirent leur peinture et leurs ornements. On mura des fenêtres et on en perça d’autres ; les grands portails ne servirent plus à rien et les gonds et les heurtoirs ne fonctionnèrent plus. Avec tout ça les rues rétrécirent car on ajouta des alcôves, des pièces et des patios en les adossant aux murs extérieurs, et la ville s’emplit de silence et de mystère, ce qu’elle n’avait jamais connu avant. Elle n’était pas menaçante cependant, juste résignée : elle vécut tranquillement durant de longues années, chaque jour plus bigarrée, chaque jour plus alambiquée, chaque jour plus insolite. Certains quartiers étaient abandonnés et muets, et soudain, une rue flanquée de maisons élégantes et immaculées ou de demeures dont l’intérieur grouillait de labyrinthes, de foyers aux constructions précaires au plus profond de ce qu’avaient été les parcs, donnait lieu à une rangée de boutiques basses et obscures. Et puis il y avait des palais coupés en deux, ou des avenues solitaires où poussait l’herbe et où l’on emménageait sous les tentes multicolores, déjà sales et usées, qui en leur temps avaient servi de terrain de jeu aux nobles, aux opticiens, aux voyantes, aux dentistes et masseuses, aux académies de culture physique, aux couturières et teinturières.
Au début le palais de l’Impératrice Sesdimillia garda portes closes mais continua d’être bien entretenu par des domestiques qui étaient restés spécialement pour cela, pourtant si les enfants de l’Impératrice et de Ledonoïnor le Vide et les enfants de l’Impératrice et de l’homme du sud respectèrent ces dispositions, les petits-enfants ne s’occupèrent plus guère d’un palais qu’ils n’avaient jamais vu et n’envoyèrent pas d’autres concierges quand ceux qui s’y trouvaient vieillirent et moururent. Une nuit, quelqu’un déroba la grande cloche en bronze et or de la porte principale, et ce fut le signal du pillage. Pas un pillage scandaleux et violent comme lors d’une guerre, plutôt une destruction tranquille, posée, naturelle, dissimulée ; pas totalement secrète non plus mais discrète, jusqu’à ce que du palais il ne restât plus que les murs, les toits, quelques portes et les sols de pierre et de marbre.
La ville mystérieuse, pacifique et labyrinthique continuait à donner ses eaux à ceux qui venaient guérir de quelque chose, et qui étaient beaucoup moins nombreux qu’à l’époque du Tout-Ouïe, c’est vrai, et le squelette du palais abandonné menaçait de s’écrouler quand un maire demanda l’autorisation à la capitale de prendre en charge ce qui en restait et de le transformer en centre culturel. On lui répondit de faire ce qu’il voulait et ce fut justement ce que fit le maire qui dans sa jeunesse avait écrit des poèmes et des pièces de théâtre : il répara à faible coût les quasi-ruines et équipa les salons pour des conférences, des concerts, des cours, du théâtre, des salles de danse et d’exposition d’œuvres d’art. Il y eut aussi un musée d’histoire naturelle, deux bibliothèques et des archives d’œuvres historiques. Les gens de la ville ne réussirent jamais à s’intéresser beaucoup à autant de culture et autant d’art, mais les malades et les convalescents dépensaient pas mal d’argent pour entrer voir du théâtre ou écouter de la musique, ou simplement par curiosité, et c’est pour cela que les grandes portes, des années durant, ne fermèrent jamais.
On ne peut pas dire qu’à cette époque l’Empire avait oublié la ville des collines, car l’eau des guérisons s’y trouvait et ne permettait pas qu’on l’oublie et les véhicules de transport de marchandises continuaient à prendre le chemin du nord pour arriver au port, pourtant on peut affirmer qu’elle perdit en renommée, en importance et en attrait. C’était une ville de plus : quelqu’un connaissait quelqu’un qui vivait ou avait vécu là, quelqu’un avait un parent qui faisait usage de ces eaux-là, quelqu’un consultait son histoire dans les annales parce qu’il avait besoin de précisions sur les capitales de l’Empire, quelqu’un se souvenait d’un voyage, ou d’une conversation, ou d’un nom quelconque. Et c’était tout. La ville ne mourait pas, mais elle se reposait, léthargique. Je dirais qu’elle se préparait à quelque chose.
Avez-vous entendu parler de Heldinav’Var ? Bien sûr, bien sûr que oui. Je parie mes chaussures et mes bonnets que vous avez oublié les noms des empereurs vertueux. Mais qui ne regarde pas son voisin avec un clin d’œil et un sourire narquois lorsque l’on évoque Heldinav’Var, hein ? Qui ? Bien, je sais que je vais vous décevoir mais je ne vais pas vous parler de l’Empereur obscène et vicieux. Qui eut quand même des bons côtés, bien que nombreux soient ceux qui n’y croient pas ou ne veulent pas y croire. Non, je ne vais pas vous parler de lui mais plutôt de l’un de ses parents, Meabramiddir’Ven, Baron des Tours, Sénéchal de la Muraille et autres titres qui ne voulaient rien dire non plus. Et cousin germain de l’Empereur, ce qui voulait dire beaucoup. Ça voulait dire, par exemple, qu’il nourrissait certaines prétentions s’agissant de s’asseoir un jour sur le trône de l’Empire, même s’il était le neuvième en lice pour la succession. Heldinav’Var était un porc mais il n’était pas bête, ce qui est l’une des qualités à mettre à son crédit. Oublier d’être bête est toujours opportun, mais si c’est un Empereur qui oublie d’être bête, les hommes peuvent avoir de l’espoir, pas très solide, c’est vrai, mais c’est déjà pas mal. Heldinav’Var était encore un Prince Héritier et son père l’Empereur Embemdarv’Var II déclinait rapidement. Le prince se mit à organiser sa vie et ses plans pour la succession de son père moribond. Il apprit entre autres choses que son cousin des Tours était capable de commencer à tuer des gens dans le but d’arriver à être Empereur, et comme le premier à tomber eût été le Prince Héritier, et comme le Prince Héritier n’avait pas le moindre intérêt à mourir puisqu’il prenait du bon temps et il fallait voir le bon temps qu’il comptait prendre quand il serait Empereur, et comme, autre de ses qualités, il n’était pas un assassin ni un despote et que par conséquent il ne songeait pas à empoisonner ni à pendre son cousin quand bien même celui-ci le méritait, il appela le Sénéchal de la Muraille et lui dit en public ce qu’il pensait de lui et ajouta que, soit son auguste cousin disparaissait de la capitale avant la tombée de la nuit et s’en allait le plus loin possible, soit celui qui était dixième en lice pour la succession, Goldarab’Bar l’Obèse, auteur, vous le savez déjà, du Premier Code du Commerce Maritime, passait immédiatement neuvième en l’absence irrémédiable du titulaire. Meabramiddir’Ven, qui ne s’y attendait pas, tenta de se défendre, de s’expliquer, quelque chose, mais rien ne lui vint à l’esprit, ce qui prouve qu’il était beaucoup plus bête que le futur Empereur. Et pour couronner le tout son illustre cousin ne l’interpellait pas de façon indignée et n’exigeait ni justification ni protestation d’innocence, il attendait plutôt, le sourire aux lèvres, les bras croisés, d’entendre ce qu’avait à dire l’aspirant régicide. Nous nous devons de confesser que celui-ci trouva une issue, pas très plausible mais décente : il n’aspirait pas au trône, au pouvoir, au gouvernement de l’Empire, oh non, non, non ; s’il avait en effet sondé le terrain en se renseignant auprès de personnes stratégiquement bien placées sur la convenance ou l’inconvenance de l’intronisation de Heldinav’Var, c’était parce que lui il voulait que l’on empêchât que le vice, l’effronterie, l’indécence de son cousin ne s’exhibassent en la personne d’un Empereur. Qu’en eût-il été de l’Empire ? Qu’en eût-il été des sujets, avec un tel exemple ? Et en passant il expliqua combien lui il était bon, honnête, décent, discret, modeste et vertueux. Quoi qu’il en soit, le futur Empereur le chassa, non seulement parce qu’il était dangereux et mentait très mal, mais parce que les vertueux l’ennuyaient. Et le Seigneur des Tours n’eut d’autre choix que de s’en aller, non pas en jurant vengeance car cela n’eût pas correspondu à son rôle de rédempteur, mais en implorant le pardon.
Et comme on lui avait spécifié qu’il devait partir très loin, il se dirigea vers la ville des collines. Dans laquelle, prévoyant qu’on le surveillerait peut-être, il arriva également comme un rédempteur, à pied, comme un pèlerin, pauvrement vêtu. À tel point que quelques-uns lui firent l’aumône, et que d’autres inclinèrent la tête à son passage. Quand une femme très vieille et indigente l’appela de sa porte pour qu’il partage avec elle le repas de midi, il refusa de s’asseoir à table et mangea humblement accroupi sur le seuil. C’est là qu’il découvrit qu’il aimait ce métier, pas autant que celui d’empereur, mais quel autre recours lui restait-il. L’après-midi même il commençait à prêcher.
Il ne savait pas très bien lui-même ce qu’il prêchait, et les premiers jours il dut prendre garde à ne pas se tromper ou se contredire, et puis quoi, puisqu’il ne pouvait pas être empereur alors il serait saint. Il est vrai que cela n’avait pas été un choix de sa part mais plutôt le hasard, mais il est vrai aussi que la scène de sanctification était parfaite. La ville était pleine d’humbles gens sans grandeur, qui ne possédaient rien d’autre que leurs petits métiers et leurs petites superstitions prêtes à être ordonnées et classifiées. Il y avait aussi les malades qui voulaient guérir ou qui voulaient mourir, et il y avait les parents qui voulaient que les malades guérissent ou ne guérissent pas ou meurent, selon le lien de parenté et la quantité d’argent de chacun. La piété et la prière leur convenaient à tous.
Le cousin de l’Empereur fit fortune. Pas en or, car lorsqu’il commença à faire des adeptes il se convainquit que la Vérité et le Bien sortaient de sa bouche et il n’eut plus besoin de feindre et il accepta de tout cœur la pauvreté, mais il gagna en prestige et renommée et respect, c’est-à-dire en une sorte de pouvoir. Et le pouvoir avait été sa quête. Il prêchait dans les rues, vivait frugalement, se déplaçait pieds nus, marchait avec les yeux baissés et les mains jointes, n’élevait jamais la voix et n’avait pas de saute d’humeur ni de rage ni d’impatience. Ce n’était pas un saint, mais ça y ressemblait.
À présent moi je vous dis que la sainteté est contagieuse, beaucoup plus que le vice. Et vous ne voyez pas que Heldinav’Var ne convainquit jamais personne et n’essaya même pas, étant donné qu’ils étaient déjà convaincus ceux qui accouraient à ses côtés, alors que son cousin convainquit des foules d’incrédules et en persuada beaucoup de prier, de vivre frugalement et chastement, de jeûner, de faire des sacrifices et autres stupidités du genre. Et il en persuada beaucoup d’autres de prêcher.
Un an après le départ précipité de la capitale du Baron des Tours, qui maintenant était le Serviteur de la Foi, la ville des collines abritait la population la plus pieuse, la plus sainte, la plus irrépressiblement prieuse qu’eût jamais connue l’Empire. Cent religions et mille sectes germaient et prospéraient comme à d’autres époques avaient germé les peintures, les poèmes, l’eau qui guérissait, le couvre-feu, le luxe ou les boutiques des diseuses de bonne aventure. Celui qui sortait dans la rue n’était pas assailli par des vendeurs de paniers, de bijoux, de tapis, de poterie ou d’herbes : il était assailli par les vendeurs de salut éternel, ce qui est une marchandise perfide, croyez-moi, puisqu’il faut être très habile et très prudent en la maniant car même si on peut vous la vendre à un bon prix, il est encore possible une fois le marché conclu qu’elle se retourne contre le vendeur. Tout comme les paniers, la poterie et les tapis, les religions étaient pléthore. Les hommes découvrirent que selon les prêtres, les chemins pour atteindre la béatitude étaient quasiment infinis et passaient par les étapes les plus inattendues. De la frugalité et de l’abstinence jusqu’à la pratique effrénée de tous les libertinages et de toutes les perversions, en passant par des exercices spirituels et corporels, l’étude de textes cryptiques, la contemplation, le renoncement, l’introspection, l’oraison, tout et n’importe quoi, tout figurait dans les moyens programmés afin d’atteindre un paradis qui, selon ce que disaient les margoulins du divin, pouvait se gagner avec un petit effort et, bien entendu, une petite donation, dans le meilleur des cas directement proportionnelle à la fortune du client, je veux dire du croyant.
Et néanmoins ces années-là furent celles où il y eut le moins de changement sur le visage et le corps de la ville. Cela n’a rien d’inexplicable puisque la religion n’a pas besoin de beaucoup d’espace et vous savez que certains disent qu’elle n’a pas besoin d’espace du tout, pas là-dehors en tout cas. Il suffisait d’une pièce de la taille d’une salle à manger pour famille nombreuse, avec une estrade ou une chaire, ou une colonne, ou une niche, ou un puits, ou des coussins, ou rien, selon le chemin qui conduisait dans les hauteurs. Et il faut voir aussi qu’il y en avait beaucoup qui organisaient leurs services à l’air libre en se disant que peut-être sans l’obstacle d’un toit les propitiations allaient arriver plus vite là-bas tout là-haut. Le changement, si changement il y eut, survint au niveau des toitures, des toits plats et des toits-terrasses, où se dressèrent les symboles des mille religions, images, étoiles, croix, sphères, fûts, signes, certains très riches, certains très pauvres, et tous rivalisaient pour voir qui obtenait le plus en un temps record. Car il y eut des incursions, des batailles et même des guerres entre les sectes, à cause d’un ôtez-moi ces péchés là-bas ou apportez-moi ces dispenses ici, ou à cause d’une douzaine de renégats ou d’une demi-douzaine d’apostats, à cause d’une nuance dans un rituel ou de la tonalité d’un dogme. Mais cela n’apporta pas de changements. Que les gens discutent de religion au lieu de discuter de politique ou d’argent ne faisait pas changer les rues de tracé ni tomber les vieux édifices ni en édifier de nouveaux. La population croissait et c’était tout : ceux qui étaient en quête de guérison de leurs maux dans l’eau qui sourdait des profondeurs ne venaient plus de leurs terres lointaines, mais en contrepartie venaient ceux qui cherchaient dans les symboles dressés sur les toits la guérison pour d’autres maux, pas très différents des précédents, permettez-moi de vous le dire.
L’Empereur Heldinav’Var mourut, son cousin mourut, celui qui avait été le Seigneur des Tours et des Murailles, et nous savons déjà qui succéda à l’Empereur vicieux, mais personne ne succéda au prêcheur : sa secte se divisa sans cesse et sans arrêt et finit par s’abîmer dans la mer des crédos puis dans celle de l’oubli. En réalité la ville atteignit son apogée comme centre religieux plusieurs centaines d’années après, sous le règne de Sderemir el Borénide, celui qui de soldat de fortune dans l’ouest atteignit le trône par des moyens pas très avouables et qui fut malgré ces antécédents un bon gouvernant, bien meilleur que la plupart de ceux qui avaient du sang royal et le droit de s’asseoir sur le trône.
Il est clair que pour arriver des provinces de l’ouest jusqu’à la capitale il n’était pas nécessaire de passer par la ville des religions, mais il faut se rappeler quel était le dessein d’el Borénide pour comprendre l’itinéraire complexe qu’il emprunta. Et il n’oublia jamais la bienvenue généreuse ni les faveurs, désintéressées dans l’ensemble, qu’on lui fit lorsqu’il campa aux portes de la ville. Ainsi, trois ans plus tard, quand il monta sur le trône de l’Empire, il la proclama Mère de la Religion Véritable et la combla de cadeaux et lui octroya des subsides privilégiés.
C’était un beau titre. Et très habile. Rappelez-vous qu’el Borénide, cet homme d’apparence brutale, ce guerrier fourbe qui cependant connaissait mieux les âmes humaines que les armes et les boucliers et les chars de guerre, se méfia toujours du pouvoir au-delà du pouvoir que peuvent acquérir les forces inexplicables. Grâce à cette subtilité qu’il déguisa en bienveillance, chaque croyance, chaque église de la ville des collines se mit en tête que la Religion Véritable était la sienne, et elle enfla d’orgueil, et l’orgueil est mauvais conseiller ; et chaque croyance et chaque église regarda ses rivales avec amabilité et condescendance. Tant de dons et tant de reconnaissance officielle menèrent à la perdition des mille sectes. La marginalité, l’existence en soi et sans appui, sont beaucoup plus stimulantes que la reconnaissance publique, et les Religions Véritables se renforcent dans la lutte et dans la polémique, elles inventent de nouvelles méthodes pour gagner des adeptes, elles fabriquent des saints et des prophètes et des apôtres et des popes, elles affinent l’ingéniosité et renouvellent la marchandise et l’exposent dans un artifice total. Mais en quoi se convertissent-elles si elles n’ont qu’à répéter aujourd’hui et demain et l’année prochaine ce qu’elles ont déjà dit hier, les mêmes mots, les mêmes gestes, les mêmes expressions de piété et de conviction, sans risques, sans compétition, sans relief, sans martyre, en somme ? Elles se convertissent en quelque chose de vraiment ennuyeux. Les prêtres se lassèrent, les dieux se lassèrent, et les fidèles se lassèrent. De moins en moins de dévots voyagèrent jusqu’à la ville du nord, et comme elle conservait, depuis l’époque où elle avait été la capitale de l’Empire, les réseaux pour se ravitailler elle-même sans faire appel à d’autres régions, les routes d’accès se désertifièrent, se fissurèrent, se couvrirent d’herbe, de fourmilières et de terriers de blaireaux, et l’Empire l’oublia une fois pour toutes. De son existence ne se rappelaient que ceux qui menaient les caravanes de marchandises vers le port, mais que sont ces quelques personnes en comparaison de la vaste population de l’Empire le plus vaste que connut l’histoire des hommes. Ce fut tout juste un léger motif d’étonnement pour ceux qui buvaient et fumaient dans les bars du port, et ce ne fut rien pour les autres villes. El Borénide gouverna durant une longue période, et comme ce fut un homme exceptionnel, nombreux sont ceux qui disent qu’il fut le pire Empereur qui monta sur le trône et d’autres tout aussi nombreux disent qu’il fut le meilleur et qu’aucun autre ne peut lui être comparé. En tout état de cause, lui n’oublia pas la ville des religions véritables, car d’après ce qu’on prétend il n’oubliait jamais rien, et il se peut que ce soit vrai. Il n’oublia pas mais il se tranquillisa et sans pour autant s’en désintéresser, puisque au moins une fois par an il envoyait un homme de confiance observer et sentir et écouter ce qui s’y passait, il la considéra comme inoffensive.
Ce qu’elle fut durant toute la vie de Borénide, de ses enfants, de ses petits-enfants et des petits-enfants de ses petits-enfants. Elle vécut dans la discrétion, l’obscurité, l’intimité, avec ses commerçants, ses riches, ses pauvres, ses tribunaux, ses femmes de joie, ses fonctionnaires, bambins, fous, fêtes, écoles, théâtres, sociétés professionnelles, avec tout ce que doit comporter une ville, isolée, sourde et muette, tournant le dos à l’Empire, esseulée. Comme elle avait été solide et riche et grande, elle conserva les monuments et les demeures qui n’avaient pas été construits pour s’effondrer en quelques années, mais tout se recouvrit de mousse et de lichens et de plantes et des fleurs aquatiques poussèrent dans les piscines abandonnées et des variétés sauvages de drahilea dans la chevelure de marbre des statues. Elle paraissait molle et charnue, faite de feuilles et de tiges vertes engraissées par la sève paresseuse. Beaucoup disent qu’elle ne fut jamais aussi belle, et il est possible qu’ils aient raison. Elle se confondait avec les collines et avec ce qui poussait sur les collines ; elle était une partie intrinsèque de la terre sur laquelle elle était née depuis l’intérieur, depuis les profondeurs des cavernes. Sans doute eût-il été juste qu’elle continuât ainsi, et aujourd’hui elle serait une ville végétale habitée par des hommes saules et des femmes palmiers, une ville qui s’incline sous le vent et chante et pousse sous le soleil. Mais les hommes ne tiennent pas en place et sont incapables de se poser et de ne pas s’immiscer dans la nature des choses. On peut estimer que c’est tant mieux qu’il en soit ainsi dans la mesure où l’inquiétude et l’insatisfaction sont les fondements du progrès. C’est une opinion dont il faut tenir compte, bien qu’elle ne soit pas des plus respectables.
Afin d’expliquer les événements qui eurent lieu ensuite, nous devons revenir à Borénide. Cet homme extraordinaire, fort comme un taureau, astucieux comme un renard, frugal comme un saint bien que de saint il n’eût absolument rien, ce conquistador sorti de la brume, ce roi au sang engendré dans un ventre plébéien par un vagabond sans nom, sut non seulement maintenir l’Empire uni et satisfait, en paix, prospère, actif et orgueilleux durant toute sa vie, mais en plus se débrouilla pour que son œuvre ne soit pas facile à détruire. D’ailleurs ses successeurs n’essayèrent même pas. Des générations et des générations d’empereurs et d’impératrices bénéficièrent de l’héritage de Borénide, et même si aucun, sauf peut-être Evviarav III el Drakúvide, n’eut sa force et sa vision, tous furent sensés et de surcroît justes et prudents. Que peut-on dire de plus. Quand fut assise sur le trône la dynastie des Eilaffes, qui était aussi une lointaine descendante de Borénide mais dont il ne restait déjà plus que des traces infimes et confuses de son sang, la catastrophe finit par arriver.
Pour une fois le sud n’avait rien à y voir. Le sud resta tranquille, prit ses aises et regarda, goguenard, aussi bien amusé que plein d’espoir, comment se massacraient ses frères du nord. Et ses frères du nord le réjouirent et lui offrirent un beau spectacle, violent et tonitruant ; et ils recouvrirent la terre et le ciel de cris de guerre et de douleur. C’est ça, je vous parle de la Guerre des Six Mille Jours. Qui ne dura pas six mille jours mais beaucoup moins et dont personne ne semble savoir pourquoi on l’appelle ainsi sauf un quelconque maniaque chercheur de bizarreries historiques qui pourrait vous dire que plus ou moins six mille jours furent nécessaires pour que l’Empire se remette de la lutte entre les trois dynasties et pour que soient rétablis l’ordre, les frontières et la paix. C’est ce que disent les histoires académiques tout du moins. La véritable vérité est peut-être qu’Oddembar’Seïl le Sanguinaire eut besoin de plus ou moins six mille jours pour chercher, persécuter, exterminer les membres et les partisans des deux autres dynasties. Ce qui est certain c’est que tout le nord ne fut qu’un seul et même champ de bataille, et comme les hommes en ces temps-là n’étaient occupés à rien d’autre qu’à se battre, le port du nord resta paralysé et même les véhicules de transport de marchandises ne s’approchèrent plus de la ville des collines. La guerre, pour elle, était très loin ; la ville continuait d’être couverte de mousse et de lierre, qui s’épanouissaient dans les bassins et sur les corniches, abritant des bestioles colorées dans les anfractuosités des monuments et des fontaines de pierre, et elle perdura ainsi quasiment jusqu’à la fin et tout eût continué ainsi, pour toujours, peut-être jusqu’à aujourd’hui, si le Sanguinaire, qui méritait bien son saubriquet, n’eût pas été trahi par un général ambitieux.
Oddembar’Seïl dut fuir, sauf qu’il n’avait nulle part où fuir. Le sud restait neutre mais n’était pas sûr ; le sud ne fut jamais sûr pour les hommes avides de pouvoir. Et Oddembar’Seïl était résolu à régner. Il s’échappa vers le nord. Pas tout seul, évidemment. Il divisa ses hommes en de nombreux groupes qui se fondirent au sein des forces qui luttaient dans chaque territoire qu’ils devaient traverser, et il les mena jusqu’au nord, très au nord, dans une tentative désespérée et pas très raisonnée d’atteindre la mer, de trouver des bateaux avec lesquels naviguer le long de la côte sur la vieille route des cargos, et d’attaquer à nouveau en débarquant à l’est. Il semblait qu’il allait réussir. Le gros de ses troupes le rejoignit au pied des collines et à l’aube d’un jour d’été ils se remirent en marche et se retrouvèrent devant la ville. Je ne sais pas, personne ne le sait, si le Sanguinaire blasphéma ou sourit ; je ne sais pas s’il regarda avec un désir ardent la ville inconnue ou si intrigué il se gratta la tête. Je sais qu’il y entra pacifiquement, tous ses hommes avec les armes non pas brandies mais à portée de main, et que les habitants de la ville des collines le regardèrent avec curiosité. Je sais qu’ils s’approchèrent de lui et lui offrirent le gîte et le couvert. Il en avait besoin, mais je ne sais pas s’il eut le temps de les accepter. Je sais que l’armée ennemie le rattrapa ici même, par l’arrière-garde, en partie dans les rues de la ville, en partie dans la plaine. Adieu les bateaux, adieu la route des cargos et l’espoir de triompher en attaquant par surprise via l’est. Tout était perdu, mais quand il faut lutter, on lutte.
Il y a eu des batailles atroces dans la longue histoire de l’Empire. Il est même possible qu’il y en ait eu quelques-unes, peu, de plus cruelles que celle que l’on appela ensuite la Bataille du Nord, comme s’il y avait eu un seul nord et une seule bataille. Mais il est difficile que quelqu’un puisse imaginer ce qui arriva, et je ne sais pas si je vais pouvoir raconter la façon dont cela arriva. Je vais essayer, c’est tout ce que je peux faire. Oddembar’Seïl le Sanguinaire hurla, hurla lorsqu’il entendit que l’ennemi les assaillait et allait leur tomber dessus alors qu’ils étaient en position d’infériorité, pris au dépourvu, retranchés pour certains dans les rues étroites de la ville, éparpillés pour d’autres dans les champs qui l’entouraient. On peut dire tout et n’importe quoi sur les hommes de celui qui allait être Empereur, tout ce qui se dit en général sur les soldats et les guerriers, mais pas qu’ils étaient lâches ou indisciplinés. Ils l’entendirent hurler et se rassemblèrent, sortirent les armes, se mirent en formation comme ils le purent, et tentèrent de repousser l’attaque. Le Sanguinaire sauta sur les corps à terre et courut se battre en première ligne au coude-à-coude avec ses soldats. Lui non plus n’était pas un lâche.
La Bataille du Nord dura exactement cinquante heures. Les hommes chargeaient, se déchiraient la gueule, se mettaient en pièces ; ils se repliaient puis chargeaient à nouveau. Lorsqu’on raconte toutes ces choses on éprouve du dégoût pour cette créature qu’est l’homme. Des hommes, ils n’en étaient plus ; ils n’étaient même pas des loups, des hyènes, des charognards ou des rapaces. Ils étaient des organismes aveugles, sans cerveau, privés de nerfs, de sentiments et de pensées ; dotés uniquement de griffes pour blesser et de sang qui giclait. Ils ne pensaient pas, ils ne croyaient pas, ils ne ressentaient pas, ils ne regardaient pas, ils n’espéraient pas : ils tuaient uniquement, encore et encore ; ils se repliaient uniquement, encore et encore, et avançaient et tuaient à nouveau. Ils étaient nés, avaient travaillé, aimé, joué, grandi, uniquement pour ça, pour tuer dans les plaines du nord au pied d’une ville couverte de mousse et de fleurs. Cinquante heures après la première attaque tenaient encore debout guère plus de cent hommes nus, sales, ensanglantés, mutilés, fous de rage. On ne savait pas et peu importait qui était l’ennemi : les cent continuaient de tuer et de se replier, en hurlant par leurs bouches éclatées, en pleurant par leurs yeux blessés, en respirant par leurs nez cassés, en tenant leurs armes avec les doigts qui leur restaient, et en se remettant à attaquer et à tuer. Et c’est alors qu’Oddembar’Seïl coupa une tête qui alla rouler sur la terre poisseuse de sang, et sur le torse qui tombait brilla un instant entre la saleté et les restes d’un plastron de métal un collier d’or et d’améthystes. Le futur Empereur hurla à nouveau et ainsi prit fin la Bataille du Nord : Reggnevon, fils de Reggnevavaün, prétendant au trône de l’Empire, était mort.
Vous autres savez déjà comment Oddembar’Seïl le Sanguinaire fut couronné Empereur par les habitants de la ville du nord et ses quelques soldats survivants sur le lieu même de sa victoire, debout sur le cadavre de son ennemi, sale, blessé, fiévreux et nu, avec une couronne en marbre détachée à coups de burin et de masse de la tête d’une statue qui décorait un jardin noble envahi par la suite par des terrains de jeu, et comment là-bas il signa son premier décret déclarant capitale de l’Empire la ville qui avait assisté à son triomphe.
Il ne s’était pas encore écoulé six mille jours, non. Mais la guerre avait pris fin, et lorsqu’ils s’écoulèrent pour de bon, la ville du nord était toujours la capitale de l’Empire et les personnages de la cour, les fonctionnaires, les dames, les amiraux et les juges passaient devant la Fontaine des Cinq Rivières, sous l’arc qui soutenait les figures souffrantes du mausolée du premier maire, dans les rues sinueuses et étroites, et s’arrêtaient parfois pour boire ou se rafraîchir les doigts et le front dans les fleurons d’albâtre où continuait de sourdre l’eau saumâtre. Car l’Empereur avait donné l’ordre de la respecter : il se souvint toujours que les habitants lui avaient offert le gîte et le couvert et crut qu’elle l’avait favorisé. Il donna l’ordre également que son palais soit édifié sur les murs de celui de l’Impératrice Sesdimillia, que l’on en respecte le style et l’agencement même s’ils étaient vétustes, et il interdit la modification des rues et des édifices, des parcs et des fontaines. Les façades pouvaient être ravalées et repeintes, mais elles ne devaient pas changer ; les escaliers incongrus ne devaient pas être déplacés ; les murs inappropriés ne pouvaient être démolis. On pouvait construire au-delà des limites, chose que beaucoup firent, et l’on pouvait rénover l’intérieur des édifices, chose que d’autres tout aussi nombreux firent, pour que les demeures redeviennent ce qu’elles avaient été sous le règne du Tout-Ouïe et de ses successeurs. Et rien d’autre.
Le moment venu, les six mille jours de l’Empereur Oddembar’Seïl le Sanguinaire furent écoulés, et passèrent encore six mille jours et un peu plus. Il gouverna durement et violemment et fut implacable avec ses ennemis et trop indulgent avec ses amis. Mais l’on peut dire une chose en sa faveur, c’est qu’il réorganisa l’Empire et rétablit la paix, le territoire et l’unité. Il le fit tragiquement, dans un bain de sang et de morts, dans le deuil et les pleurs, mais Reggnevavaün n’aurait pas été plus pieux, et on ne peut pas non plus savoir ce qui serait advenu si la Guerre des Six Mille Jours n’avait pas été déclenchée. Une crise cardiaque le terrassa en plein banquet, et les larmes versées pour lui furent chiches et fictives.
De nombreuses années se sont écoulées et de nombreux empereurs ont vécu et régné, mais la ville des collines continue à être la capitale de l’Empire. Les adulateurs et les opportunistes lui ont inventé des surnoms poétiques et des origines illustres, et Drauwdo le Costaud n’est guère plus qu’un personnage de légende avec lequel on menace les enfants qui ne veulent pas aller se coucher, mais le Sanguinaire fut sans doute le premier qui la comprit et qui lui fit savoir qu’il la comprenait lorsqu’il ordonna de ne pas la toucher ni la changer. Et ceux qui vinrent après lui durent deviner qu’il y avait une sagesse profonde dans cette volonté qui semble très peu en accord avec l’époque, car eux non plus ne la défigurèrent pas. Elle est là, comme au temps des eaux saumâtres, des dieux, des musiciens et des batailles. On dirait une maille serrée en or, entretissée très étroitement, avec des orifices minuscules et irréguliers, tendue vers les collines. Elle a poussé sur l’autre versant, c’est vrai, et sept autres routes mènent à elle au lieu d’une seule, et les huit sont larges et lisses comme doivent l’être les routes royales, des voyageurs et des chargements s’y pressent. Elle a tourné le dos à la plaine qui fut un désert et une plaine maraîchère et un champ de bataille, mais vers le nord, sur la route qui mène au port lointain, se dressent les nouvelles demeures, les maisons de maître, les palais des nobles. Elle brille la nuit et la lumière sur les hauteurs ne s’éteint jamais, elle pâlit à peine à l’aube comme lorsque les peintres et les poètes bavardaient et buvaient dans les cafés. Elle se développe et s’enrichit comme lorsque l’eau se mit à sourdre de la terre. C’est une capitale prestigieuse, belle, mystérieuse, attirante, vieille comme il convient à un vieil Empire, solide et riche, faite pour durer des milliers d’années. Mais je me demande…