Et les rues vides

 

 

 

 

Le narrateur dit : L’Empereur ordonna que soit fondée une ville. Il y avait d’innombrables villes dans l’Empire : des villes sacrées, des villes industrielles, des villes guerrières, des villes interdites, sages, monstrueuses, maritimes, en ruine, cachées, licencieuses, vigoureuses, oubliées, naissantes, maudites, paisibles et dangereuses. Mais l’Empereur, qui était le quatrième de la dynastie des Kiautonor, était un stentor lascif. En ces temps-là il avait acheté, dans un village à la frontière des terres du sud, et d’aucuns allèrent jusqu’à dire dans un bourg édifié sur une île en plein cœur du sud, chose plutôt improbable pour des raisons que nul n’ignore, une nouvelle concubine. Une assistante troisième rang de la femme de chambre raconta, avant que pour cause d’infidélité on lui arrache les dents et lui coupe la langue et qu’on la jette pour mendier dans les rues du port, que c’était une très jeune fille, très sombre et très frêle, et qu’elle était enfermée dans une pièce sans fenêtres ni lampes à l’intérieur d’un pavillon hexagonal dans le Jardin des Trois Caudillos Noirs, nourrie exclusivement de viande de joca sauvage et de tiges de rafilia macérées pour qu’elle reste toujours éveillée et ardente. Ils la crurent, parce que personne ne l’avait vue bien que tous l’eussent entendue crier nuit après nuit et parfois aussi le jour, ce qui confirmait la rumeur qui était déjà une légende sur la démesure du membre de l’Empereur, et une autre rumeur qui n’arriva jamais à être une légende sur la petitesse presque monstrueuse de la fille. Et l’Empereur, le quatrième de la dynastie des Kiautonor, voulut un jour laisser dans l’Empire une trace monumentale de cette acquisition qui lui procurait tant de plaisir, et c’est pour cela qu’il ordonna que soit fondée une ville. Il convoqua par une matinée d’automne l’un de ses ministres, le premier venu, car il méprisait le protocole et les hiérarchies, lui donna l’ordre, parla un peu de la beauté, pas beaucoup car il n’y connaissait pas grand-chose, fit référence davantage avec des gestes qu’avec des mots à la monumentalité et à la magnificence, congédia le fonctionnaire et oublia quasiment aussitôt la ville qui n’existait pas encore.

Le fonctionnaire, noble, efficace, veuf, incrédule et affaibli à cause des crises de la maladie d’Ohmaz, était le Ministre des Cultes Aériens, également en charge temporairement des Rites de la Flamme depuis la mort sans doute volontaire de la Prêtresse. Il s’appelait Senoeb’Diaül et n’y entendait rien aux villes. De sorte qu’il réunit dans son bureau un architecte, un ingénieur, un sculpteur, un géographe, un peintre, un astronome, un mathématicien, un comptable, un général et un prêtre, et qu’il leur confia cette tâche : à l’arrivée de l’été, la ville devait être construite, resplendissante, admirable et habitée.

— Nous ne détaillerons pas, dit le narrateur, les travaux préparatoires, emberlificotés et dangereux qu’entraînèrent tous les projets qui commencèrent à se mettre en place, ni la lecture des rapports qui valurent au noble Senoeb’Diaül une exacerbation de sa maladie avec des crises de plus en plus longues et de plus en plus fréquentes. Nous dirons simplement qu’au premier matin de l’hiver s’en alla l’expédition qui devait fonder et construire la ville qui porterait le nom de la petite, jeune et obscure concubine, laquelle en l’occurence était déjà morte, dévorée par la fièvre et les blessures. La procession longue et transie des véhicules, animaux, hommes et machines sortit à l’aube de la capitale de l’Empire et personne ne la vit partir, personne en dehors d’un mendiant, d’une prostituée, et d’un suicidaire perché sur le dôme de la tour centrale de la Chambre du Commerce Extérieur.

Le voyage fut pénible. Il fallut traverser trois provinces, l’une couverte de neige, une autre châtiée par des tempêtes et une autre de plus en plus chaude, passer par huit villes, vingt-cinq villages et treize postes militaires. Ils arrivèrent enfin, le trente-septième jour de l’hiver, dans la vallée de Loôc. L’endroit était non seulement adéquat mais de surcroît idyllique. Il l’était au point que le noble se fit la promesse de recommander à l’Empereur de nommer le géographe, l’astronome et l’architecte à une chaire de leurs Académies respectives et à une médaille d’au moins trois ogives. La rivière Edibu descendait des collines Jumelles et son tumulte en atteignant la vallée se faisait gargouillis affable, et elle s’étendait et brillait au travers de la plaine verte en dessinant une courbe qui touchait les limites de la vallée. Le vent de la mer n’allait pas plus loin que les versants et laissait tomber une pluie tiède, et ensuite le soleil sortait, qui se couchait très tard à l’extrémité ouverte entre deux montagnes.

Le premier moment de stupéfaction passé, le noble Senoeb’Diaül donna l’ordre de commencer la cérémonie. Le prêtre psalmodia l’oraison, la Prière du Septième Jour de l’Ascension de Queiah, en l’honneur du ministre :

— Nous autres nous sommes restés, dit-il, et nous ne te suivrons pas dans les chemins du vent qui naît dans les bouches de Tes enfants car les douze chaînes de la culpabilité s’amarrent à notre élan. Quand auront accouché Tes épouses veuves et que tu arriveras en ces Murs, envoie, Queiah, Tes acolytes d’ozone pour nous libérer, Queiah, dans Tes traces, Queiah.

À la dernière invocation, l’ingénieur remit au noble le mât d’or qui s’enfonça dans la terre meuble et sur lequel flotta l’étendard féroce de l’Empire. La ville venait d’être fondée.

Durant le restant de l’hiver et le printemps tout entier les maçons et les tailleurs de pierre travaillèrent sans relâche ; l’architecte peaufina les plans, le prêtre officia, l’ingénieur et le mathématicien calculèrent, le comptable additionna et l’astronome étudia, le sculpteur tailla, le géographe mesura, le peintre prépara des teintures, le général surveilla et le noble Senoeb’Diaül souffrit. Tous les quinze jours un messager partait en direction de la capitale de l’Empire avec un mémorandum destiné à l’Empereur. Le palais lui donnait une récompense et lui octroyait une licence, et le mémorandum était lu par le second secrétaire de l’assistant de quatrième catégorie du sous-chef de la section maintenance du Ministère des Affaires avec les Provinces Australes et soigneusement archivé à la lettre h. L’Empereur présidait les fêtes commémoratives du Pacte de Hondarrán, planifiait une expédition punitive contre les États du sud, inventait de nouveaux titres pour sa primogéniture, chassait avec des armes interdites dans le bois de Jiznerr et ignorait que dans la vallée de Loôc la ville poussait.

Et la ville s’étendit en gagnant la plaine sur les deux rives de la rivière Edibu. Elle était en marbre rose, en bois jaune et cristal bleu. Six avenues la traversaient, trois du nord au sud et trois d’est en ouest, et toutes les autres rues étaient semi-circulaires suivant la courbe de la rivière. Aux intersections des avenues se dressaient des statues de pierre blanche, chacune étant le symbole d’une conquête de l’Empire. Et aux carrefours des rues courbes et des avenues, des fontaines d’onyx riveté de fillettes miniatures en bronze et or lançaient des jets d’eau froide qui venait des puits profonds. Il y avait un stade, sept temples, une bibliothèque, deux théâtres, trois auberges pour voyageurs, un hôpital, neuf écoles, dix maisons de bouche et un cimetière. Au-delà des murailles, côté sud, se trouvait le quartier des bordels, et au sein des murailles, côté nord, la caserne. Le long des berges de la rivière s’élançaient deux esplanades unies par des ponts tous les trois pâtés de maisons. Les maisons étaient basses et en regardant au-dedans par les entrées, au plus profond des couloirs sombres apparaissaient les jardins intérieurs et les colonnes hautes des galeries. Sur les toits naissaient des fleurs et le long des murs grimpait le lierre. Le cœur de la ville était un grand espace ouvert jouxté par les maisons et les bureaux du maire, le musée, les archives générales et la salle du tribunal. Au milieu se dressait une statue en bronze de l’Empereur, debout sur un tigre vaincu, le front levé vers le ciel, le sceptre et l’épée dans les mains. Elle était flanquée d’un jardin de plantes exotiques dans lequel se trouvaient des bancs de pierre et des parasols en soie aux quartiers teintés de couleurs.

Le premier jour de l’été le noble Senoeb’Diaül s’installa dans les appartements du maire et cette nuit-là dormit tranquillement pour la première fois depuis longtemps, pour la première fois depuis cette matinée d’automne où il s’était incliné devant l’Empereur.

Et c’est ici que font leur apparition certains personnages qui jusqu’à présent étaient restés à l’écart du cours des événements, semble-t-il, l’Impératrice, par exemple, et l’un de ses fils, et le suicidaire de la tour de la Chambre du Commerce Extérieur, ainsi que quelques autres que l’on découvrira.

L’Impératrice avait été très jolie, très fragile et très bête. Les années lui avaient donné la beauté, la robustesse et la sagacité, trois vertus dont la dernière était la plus précieuse. Elle était arrivée très jeune au palais, avec d’autres fillettes nobles, et avait été choisie par la vieille Impératrice comme épouse du prince. Elle avait eu des garçons et des filles, elle avait été couronnée lors d’une cérémonie qui l’avait émue et qui à présent lui paraissait pour le moins fastidieuse. Elle n’élevait jamais la voix et avait trouvé le moyen, d’abord par instinct puis par intérêt, de faire en sorte que l’Empereur ignore tout d’elle. L’Empereur l’avait abandonnée il y avait bien longtemps, chose dont elle se sentait redevable auprès de certains dieux obscurs, pour se consacrer à l’annexion de territoires, à la chasse et aux femmes achetées, et ils ne se voyaient que lors des actes officiels. L’Impératrice ne compatissait pas avec les concubines de l’Empereur parce qu’elle ne pouvait ni ne voulait éprouver de la compassion et parce que dans sa jeunesse elle avait subi, et ne voulait pas admettre qu’elle avait joui, les mêmes supplices qu’elles. Mais l’affaire de la gamine frêle et sombre et la fondation de la ville pour célébrer les hurlements et la frénésie de nature scandaleuse, avait transformé son indifférence en mépris. La fille, il est vrai, était morte et oubliée, mais la ville vivait. L’Impératrice avait déjà tenté de la tuer avant qu’elle ne naisse, mais le coup n’était pas arrivé à destination car l’instrument choisi, l’homme à qui le père de la fille l’avait promise, avant de la vendre plus avantageusement aux envoyés de l’Empereur, s’avéra trop faible, et, au lieu de faire ce qu’elle lui avait ordonné, dans l’ombre, rapidement et sans pitié, comme il avait affirmé pouvoir le faire, il monta sur le dôme et sauta et mourut brisé au pied de la tour de la Chambre du Commerce Extérieur au cours de la première matinée de l’hiver. Elle eut alors quatre-vingt-douze jours glacés pour réfléchir à une autre solution, et quand arriva le printemps elle convoqua son plus jeune fils et se promena avec lui dans un jardin de palmiers d’argent et d’oiseaux métalliques.

Le cadet s’appelait Yveldiva’Ad et n’avait droit qu’à un seul titre, celui de Prince d’Innieris. Innieris était une circonscription disparue sept générations auparavant et qui faisait partie depuis lors de la province maritime de Subsandas, pauvre, isolée à cause des hivers trop longs, des fantômes des morts en mer et des incursions désespérées des malades et des proscrits de l’île d’Obuer. Yveldiva’Ad était le quatrième sur la ligne de succession au trône et personne ne lui prêtait beaucoup d’attention, pas seulement à cause de cela mais aussi parce qu’il était hargneux, malade, imprévisible, et parce qu’il semblait en savoir toujours plus que les autres, que ce soit sur les mathématiques, la botanique, la métallurgie, la peinture sur soie, la prosodie ou les inclinations et le comportement de tous les habitants du palais. Personne, sauf sa mère l’Impératrice. Il faut se rappeler, bien que cela soit inutile, que Yveldiva’Ad fut le cinquième Empereur de la dynastie des Kiautonor, et qu’il ne fut pas un mauvais gouvernant même si ses sujets ne l’aimaient pas, mais l’on sait déjà que les empereurs, à plus forte raison les Kiautonor, se moquent bien de l’amour de leur peuple.

Yveldiva’Ad, Prince d’Innieris, avait une jambe plus courte que l’autre, était daltonien, avait le dos tordu, ne supportait pas le froid et ne pouvait pas avaler d’aliments solides. Il aimait la musique, le pouvoir, le soleil, les chats, les poèmes de la saga de Ferel’Da et l’or. Et il aimait sa mère.

Alors, trois jours après cette entrevue dans le jardin au milieu des palmiers d’argent, au cours de laquelle de nombreuses décisions furent prises, les moindres n’étant pas la vengeance et la succession sur le trône d’or, sortit par la porte ouest de la capitale de l’Empire un prêtre itinérant accompagné de cinq acolytes et seize fidèles. Quand bien même le prêtre eût pu passer pour un saint homme, avec son corps torturé, son pas vacillant, ses yeux baissés, emmitouflé dans des couvertures malgré le climat doux en cette saison, ses acolytes et ses fidèles étaient étrangement uniformes, durs, robustes et indifférents, et ils marchaient d’un pas raide et martial en entourant l’homme difforme et ils avaient assez d’or pour endormir le zèle des sentinelles dans la fouille des bagages et de l’attirail en métal brillant qui se devinait sous les vêtements. Déjà loin de la capitale, avant d’entamer le détour vers la mer australe, attendait un carrosse protégé par cinquante hommes de plus.

Un certificat du médecin personnel du Prince d’Innieris fit savoir à la cour que le jeune seigneur devait rester alité, lui ordonnant un repos absolu à cause d’une infection hépatique compliquée et d’une maladie de peau qui, bien que bénigne, pouvait être contagieuse, de sorte qu’il était demandé de s’abstenir de lui rendre visite dans ses appartements.

Dans la ville nouvelle de la vallée de Loôc, vers la fin du printemps, le général parla une nuit avec le noble Senoeb’Diaül. Le seigneur malade ne partageait pas l’inquiétude du militaire. Pour lui il n’y avait rien d’alarmant dans le campement de fortune repéré par les patrouilles de l’autre côté des collines Jumelles. Le général, néanmoins, insista sur le fait que ce campement ne se trouvait pas là quand la région avait été inspectée quelques jours après l’arrivée dans la vallée. Et alors, dit le noble, cela ne signifie rien : des nomades inoffensifs en quête de nourriture, des paysans qui abandonnent un site inondé par les pluies printanières, des fugitifs en quête de sécurité et d’oubli, peu importe : ils peuvent même s’avérer utiles s’ils cherchent du travail. Serein, le noble le fut encore plus le lendemain lorsque le général lui remit un rapport d’inspection direct de la peuplade : presque que des femmes, peu d’hommes, aucun enfant, deux ou trois vieux, un prêtre boiteux et semi-invalide, qui disaient fuir et venir d’un village décimé par des assaillants et voleurs de bétail qui avaient tué presque tous les hommes et tous les enfants. Mais le général était un homme méfiant et cruel : c’est pour cela qu’il avait atteint le grade de général. Il n’aimait pas les femmes qui l’avaient reçu, trop aimables et coquettes. Il se méfiait des hommes, qui sentaient plus la pestilence familière du soldat que la sueur du paysan. Il ne croyait pas que des assaillants des montagnes, plutôt des combattants que des exécuteurs, eussent pu assassiner tous les enfants d’un village. Il se demandait comment le prêtre d’une population qui élevait du bétail et semait des céréales pour subsister pouvait être installé aussi richement. Enfin, il avait observé que ces gens avaient des bicoques en trop, certaines étant inoccupées, et que dans ces lieux vides il y avait cependant des traces de vie, des ustensiles, des braises, des couvertures froissées, des vêtements et même le fourreau d’une épée sous un banc. Il décida, dans le dos du noble Senoeb’Diaül, de leur tomber dessus, d’égorger tous les hommes, de remettre ces femmes étranges à ses soldats, éventuellement de torturer le prêtre qui ne paraissait pas très fort et qui, s’il survivait, lui avouerait sans doute la véritable raison de l’existence du campement, puis de mettre le feu aux constructions en bois et peaux.

Mais la méfiance qui lui avait permis de devenir général le poussa à planifier trop méticuleusement et par conséquent trop lentement l’opération, pensant aux hommes qui sans aucun doute étaient cachés sur les pentes au milieu des arbres, et ainsi arriva le premier jour de l’été, cette nuit où ils dormirent tous dans les maisons neuves en pierre et en marbre et en bois jaune et cristal bleu de la ville bordant la rivière.

Deux jours plus tard, trois habitants du campement suspect de l’autre côté des collines Jumelles, deux femmes et un ancien, demandèrent à parler au noble Senoeb’Diaül. Nous sommes forts, sains, travailleurs, dirent-ils. Nous n’avons plus de foyer, cette ville est neuve, nous pouvons la servir. Entre-temps le dernier des messagers était parti en direction de la capitale portant le rapport final et demandant des fonctionnaires et des citoyens pour la ville et cela faisait quatre jours, nuits incluses, que le noble n’avait eu aucune attaque de sa maladie. La rivière Edibu chantait au pied des balcons de la maison du maire, le marbre rose tiédissait au soleil, les parasols colorés brillaient sur la place centrale, et le général modifiait malencontreusement ses plans.

Dans la capitale de l’Empire, dans un bureau du Ministère des Affaires avec les Provinces Australes, le nouveau message, le dernier, fut lu par un fonctionnaire impatient qui pensait depuis deux semaines, depuis la mort de son supérieur, à une promotion et à une augmentation, et fut archivé à la lettre h. L’Empereur se reposait dans sa résidence d’été, sa primogéniture réunissait tous les deux jours les ministres afin de se préparer pour le trône sur lequel jamais elle ne s’assiérait, et l’Impératrice attendait.

Bien des années plus tard, le cinquième Empereur de la dynastie des Kiautonor se souvint une nuit, seul comme il l’avait toujours été depuis la mort de sa mère, dans une chambre du palais qui donnait sur le jardin de palmiers, qu’il y avait une ville morte dans la vallée de Loôc. Et comme c’était l’été et qu’on entendait les grenouilles coasser, il se demanda quels animaux sauvages se faufilaient sur le marbre rose et quels rongeurs pataugeaient dans les fontaines. Il imagina le vent balayant les couloirs et la pluie chaude sur les toits cassés et les statues et les lambeaux de soie colorée des parasols. Il se dit que peut-être les ombres des morts déambulaient dans les rues vides et entraient dans les maisons et s’asseyaient autour des tables, et ainsi se souvint-il du banquet et des festivités de cette nuit où, grâce à l’autorisation octroyée, les nomades s’étaient installés dans la ville. Le banquet qu’il avait présidé en tant que prêtre. Il se rappela les bâtisseurs de la ville s’approchant, attirés par leur curiosité et le divertissement et l’odeur des femmes étranges, le pavot dans le vin rouge, le joyeux massacre perpétré par les femmes au nom de leur sœur morte dans la capitale de l’Empire, prisonnière de l’homme qui était son père, ce massacre contrôlé par ses hommes de confiance pour éviter que quelqu’un reste en vie, ce massacre qui avait été une ruse pour atteindre le trône. Les soldats moururent les premiers, en permission cette nuit-là car le général avait différé ses plans dans l’espoir d’attraper les hommes qu’il n’avait jamais vus et qui étaient là, dans l’ombre, au pied des murailles, de l’autre côté des portes. Ensuite vint le tour des plombiers, des maçons, des vitriers, qui moururent plus lentement parce qu’ils avaient gâché et coupé les matériaux avec lesquels était née la ville. Les femmes hurlaient, rouges de sang jusqu’aux coudes, pieds nus, ivres. Les hommes finissaient la besogne à chaque fois que les blessures étaient insuffisantes, et lui il déambulait parmi les cadavres tout en regardant les bouches ouvertes et les yeux voilés et les lèvres suintantes des blessures, récitant le tout en son for intérieur, histoire de ne pas oublier lorsqu’il se retrouverait à nouveau avec sa mère l’Impératrice. Quand moururent le géographe, l’architecte, le comptable, le mathématicien, le peintre, l’ingénieur, les femmes chantaient une chanson d’amour qui racontait comment une jeune fille appelait son amant toutes les nuits en imitant le chant du picorromo nocturne et comment en l’entendant il s’arrachait aux plaisirs de la table et du jeu et de l’amitié et accourait pour la retrouver dans une cabane, pendant qu’elles plantaient des couteaux, coupaient, déchiraient, crevaient des yeux et arrachaient des ongles. Le cœur du noble Senoeb’Diaül s’arrêta avant qu’elles ne l’atteignent, mais les femmes délibérèrent et décidèrent de le dépecer comme elles eussent aimé le faire avec celui de l’Empereur lointain, et de jeter les restes par-dessus les murailles. Et cependant, la peau rugueuse, crevassée par la maladie, les doigts atrophiés, les gencives dénudées non seulement les dégoûtaient mais résistaient au tranchant des poignards, de sorte qu’elles l’arrosèrent, mort, avec le sang des morts, et ainsi réussirent-elles à masquer sa laideur et à faire en sorte que les lames des couteaux remuent plus facilement et pénètrent dans la chair maigre et dure jusqu’à l’os. Ensuite ils cherchèrent le général. La lutte qui éclata fut courte : les cinq sentinelles qui étaient restées dans la caserne moururent aux mains des hommes du prince, et les femmes arrêtèrent le général alors qu’il était sur le point de s’enfoncer l’épée dans le cœur et dansèrent avec lui et l’obligèrent à chanter avec elles la chanson d’amour et le déshabillèrent et le dépecèrent comme le noble qui avait été Ministre des Cultes Aériens, sauf que le cœur du général, qui ne souffrait pas de la maladie d’Ohmaz, continua de battre pendant que les femmes étranges travaillaient avec allégresse sur son corps.

Cette nuit-là alors que résonnaient les voix des palmiers d’argent dans le jardin, Yveldiva’Ad, cinquième Empereur de la dynastie des Kiautonor, se demanda si les morts sans sépulture étaient revenus transformés en ombre pour reconstituer leurs corps et les voir pourrir et sécher au soleil estival, et si depuis lors ils se réunissaient pour crier et gémir dans les avenues courbes et les places de Hadremaür, la ville morte de la vallée de Loôc. C’était une question oiseuse puisque l’Empereur ne croyait pas aux fantômes.

L’Empereur se coucha dans son lit trop grand, trop haut, et comme toutes les nuits il s’agita, insomniaque et de mauvaise humeur, jusqu’à l’aube. Quand il s’endormit, le soleil jaune d’un autre été dorait les palmiers du jardin coupable.