CONCLUSION GÉNÉRALE

Science et démocratie

Si la Mésopotamie et l'Égypte nous ont permis d'explorer ce qu'a dû être la « voie des objets », la Grèce présocratique nous a donné les principaux jalons de celle de « l'esprit scientifique ».

La voie des objets – qui, à elle seule, ne conduit pas à la science, comme le montrent les millénaires mésopotamiens et égyptiens – est sous-tendue par les besoins pratiques ; mais ses meilleures réalisations dépassent ces besoins et ressortissent à la mystique, numérique ou astrologique.

La voie de l'esprit scientifique n'est pas aussi rectiligne. On lui voit trois origines différentes : l'école de Milet qui sort du mythe l'explication de la nature ; l'école pythagoricienne qui invente les mathématiques en tant que telles et essaye de les appliquer à l'étude de la nature ; l'école d'Élée qui exerce une critique radicale vis-à-vis de ces tentatives (spécialement celle de l'école pythagoricienne) et exige une parfaite intelligibilité dans l'explication du monde (ce qui aboutit à une « physico-ontologie » qui se démarque à la fois de la physiologie ionienne et de la mathématique pythagoricienne). Les Pluralistes et les Atomistes font les premières tentatives de synthèse de ces trois courants fondateurs.

Quant à la médecine, elle suit une voie qui lui est propre et qui est celle d'une technique qui se dégage peu à peu de la magie ; ceci dès les civilisations mésopotamienne et égyptienne, et de manière plus marquée avec la collection hippocratique. Cette dernière a abandonné toute explication magique de la maladie et de la thérapeutique. Elle la remplace par une conception « naturaliste » qui emprunte beaucoup à la physique des Milésiens et à celle d'Empédocle. Cependant, les traitements utilisés ne sont pas facilement rattachables à cette conception « naturaliste » (théorie des humeurs), et restent très empiriques. La médecine est alors à un stade de scientificité proche de celui de la voie des objets, une voie des objets qui aurait abandonné la magie et l'aurait remplacée par un empirisme sur lequel est plaquée une théorie analogique importée de la physique. Ce qui équivaudrait à la scientificité de l'école de Milet, antérieure de plus d'un siècle à Hippocrate (niveau qui est toutefois supérieur à celui de la médecine égyptienne où l'explication qui « double » l'empirisme reste magico-religieuse).

 

Si le progrès dans la voie des objets se justifie par la satisfaction de besoins pratiques (au sens large, y compris l'astrologie dans la mesure où elle est censée satisfaire le besoin de connaître l'avenir en vue d'organiser l'action), le progrès dans la voie de l'esprit scientifique ne se contente pas d'une telle explication (d'autant que les thèses des principales écoles grecques étudiées ici sont absolument sans applications pratiques immédiates). En l'espace de moins de trois siècles, le monde grec a connu l'invention de l'alphabet, de la monnaie et de la démocratie (avec notamment les lois constitutionnelles). Ces trois événements, bien qu'ils aient chacun leurs explications historiques propres s'articulent avec la naissance de la science (et de la philosophie).

Dans le premier chapitre de la seconde partie nous avions évoqué l'invention de la monnaie, en parallèle à celle de l'alphabet. Avec l'alphabet les Grecs ont complètement et définitivement renoncé à écrire le sens pour ne se consacrer qu'au son (au contraire des écritures idéographiques qui cherchent à noter le sens plutôt que le son). Le système alphabétique ne requiert qu'une convention donnant l'équivalence des sons en lettres. Le principe de la monnaie est un peu comparable. Avant son invention, le commerce reposait sur le troc ou utilisait une « monnaie » comme la tête de bétail, la mesure de grain, le lingot de métal, etc. ; c'est-à-dire que cette « monnaie » était faite d'objets ayant un usage indépendamment du commerce. Il n'en est plus de même avec la monnaie proprement dite, car la pièce de monnaie n'a de rôle que dans les échanges commerciaux (même si le métal dont elle est faite peut avoir un usage extra-commercial). Là encore, il faut une « convention » ; c'est-à-dire le système des prix qui fixe l'équivalence en monnaie des différentes marchandises commercialisées. Le parallèle alphabet-monnaie est donc un parallèle valeur sonore-valeur d'échange et valeur sémantique-valeur d'usage. L'alphabet achève l'évolution de l'écriture dans la séparation de la valeur sonore et de la valeur sémantique. La monnaie achève l'évolution du principe de la marchandise en achevant la séparation de la valeur d'usage et de la valeur d'échange des biens et matériaux. Les évolutions ultérieures dans l'un et l'autre domaine ne seront que des développements des principes alors établis. Un processus comparable se déroula en ce qui concerne le rôle du langage.

 

L'appréhension du monde était, dans la haute Antiquité, essentiellement mythique et magique ; l'homme participait directement au monde par ses actes et ses rites ; même des techniques très spécialisées comme la métallurgie s'accompagnaient de rituels magico-mystiques et avaient des modèles dans la mythologie (les dieux forgerons, comme Héphaïstos – mais aussi les dieux potiers créant à partir de la boue, etc.). Une telle appréhension ne passe pas par le langage, elle est directement vécue ; le langage ne fait qu'essayer d'en rendre compte par l'élaboration de fables mythiques qui, de manière souvent analogique, expliquent cette expérience vécue en recourant à des dieux et héros dont les aventures (dans un passé indéterminé mais toujours agissant) sont les paradigmes de l'expérience humaine ou des phénomènes naturels.

Peu à peu, cette participation au monde, de directe, va devenir médiate. Le groupe social (de taille réduite) est de moins en moins « autosubsistant », et pratique l'échange avec les groupes voisins, puis de plus en plus lointains. La technique progresse, le rendement s'améliore, le groupe s'élargit. À la consommation directe (alimentation, logement) qui relève de la participation immédiate au monde, se substitue la consommation de biens qui sont les produits de la technique (agriculture, au lieu de chasse et cueillette ; architecture, au lieu d'abri naturel) ; d'où une première prise de distance par rapport au monde. Parallèlement, le développement du « commerce » introduit et accroît une notion de valeur d'échange des biens (et non plus de consommation directe) ; mouvement qui a son apogée dans l'invention de la monnaie ; d'où une appréhension de moins en moins directe et de moins en moins magico-mythique du monde qui fournit les biens consommés. Le système de la marchandise, avec le couple valeur d'échange-valeur d'usage, se substitue à la conception première où il n'y avait pas une telle séparation et où on ne pouvait même pas réellement parler de valeur d'usage, puisque la consommation des biens y était autant un rite de participation au monde que la satisfaction d'un besoin. Cela ne veut pas dire que les biens alors consommés n'avaient pas d'utilité (quoique cela pût se produire), mais que l'utilité de leur consommation n'était pas séparée du rite de participation au monde, ou, plus exactement, que cette utilité était impliquée (et expliquée) par cette participation au monde, et n'était pas la face « valeur d'usage » d'une marchandise.

 

Le rôle du langage évolue de manière similaire. À l'origine, le langage se contente d'exprimer par la fable mythique l'expérience vécue de la participation directe au monde ; peu à peu, il s'autonomise et médiatise cette participation au monde. Tout comme le couple valeur d'échange-valeur d'usage se substitue à l'appréhension directe des biens consommés, le couple signifiant-signifié remplace de plus en plus ce qu'il y a de participation directe dans la compréhension du monde. Ce qu'on peut comprendre comme il suit.

Outre sa fonction de communication entre les hommes, le langage joue en tant que mode de représentation ; c'est-à-dire que c'est à travers lui que se fait pour une bonne part la conscience que nous avons du monde. Au début, outre qu'elle ne devait pas être très affinée, cette représentation du monde à travers le langage n'est pas encore vraiment une représentation ; ce qui représente et ce qui est représenté ne sont pas encore bien distingués, ou, plus exactement, leur relation n'est pas perçue comme une symbolisation conventionnelle d'une « chose » (ou un concept, une abstraction) par un mot (ou une forme linguistique). La relation entre le mot et la chose est plus intime ; tous deux sont entremêlés, ressortissant à la même essence. Cette relation est de nature magique, le mot a la même puissance que la chose, on pourrait presque dire qu'il en est l'âme. On sait que c'est encore la conception du langage que se font certaines sociétés primitives. C'est sans doute l'origine de la croyance à la puissance des incantations, de la croyance que la connaissance du nom d'une personne ou d'une chose donne un pouvoir sur elle. Le mot n'est pas alors un simple son associé par convention à une chose ; la distinction du signifiant et du signifié que font les linguistes ne s'applique pas à ce langage premier ; il y a seulement un mot qui participe à la nature (comme l'une de ses forces) et qui est lié à une chose ou une idée par une relation magique.

L'évolution du langage le complexifie et l'affine, le rend plus précis, tant pour la représentation que pour la communication. Mais surtout elle réduit cet aspect de « participation magique » au monde (chez certains peuples, cet aspect se réfugie dans un langage magique et religieux – souvent réservé aux initiés – , qui persiste à côté du langage courant utilisé dans la vie profane). Se met alors en place un système signifiant/signifié, où le rapport du mot à la chose n'est qu'une convention qui n'a rien de magique.

Tout comme la mise en place du couple valeur d'échange-valeur d'usage s'accompagne d'une prise en considération du monde de plus en plus « objective » (c'est-à-dire que ce monde est de plus en plus séparé de l'homme, qui se pose alors comme sujet devant un objet ; car il ne participe à ce monde que de plus en plus indirectement, via la valeur d'usage des choses, leur utilité naturelle ou sociale), cette mise en place du couple signifiant-signifié (qui est indissoluble, et opposé à l'appréhension par la participation magico-mythique) s'accompagne d'une appréhension du monde de plus en plus « objective », langagière et logique. Au lieu de se faire par l'expérience vécue d'une participation directe, cette appréhension du monde passe de plus en plus par l'intermédiaire du signifié (en tant qu'il est l'autre face du signifiant) – tout comme elle passe de plus en plus par la notion de valeur d'usage (en tant qu'elle est l'autre face de la valeur d'échange). Il faut en effet prendre garde à ne pas considérer le signifié comme donné en lui-même ; cette notion de signifié ne vaut que dans le système signifiant-signifié du langage. Ce n'est pas que la signification ne préexiste pas à ce système, c'est qu'alors elle relève de la participation directe au monde (une expérience vécue et non une représentation langagière). L'évolution du langage, en imposant ce système signifiant/signifié, va séparer le monde et l'homme, en ce que la signification n'est plus une expérience vécue de participation au monde, mais qu'elle est médiatisée par des mots qui ont perdu le pouvoir magique du langage premier.

La forme ultime de ce processus évolutif (si elle était possible) serait une appréhension du monde complètement indirecte, complètement médiatisée par le langage, un monde où il n'y aurait plus que des signifiés et des signifiants, où toute la signification serait structurée en signifiés selon la grammaire des signifiants ; un monde qui aurait pris la place du monde de la participation directe, magique et mystique, et dans lequel toute l'expérience vécue serait dicible, exprimable linguistiquement et purement intelligible. Cette forme ultime est bien évidemment impossible (tout comme sa symétrique : un monde où la participation de l'homme serait si directe qu'il y serait complètement immergé et « comme l'eau est dans l'eau », en parfaite continuité au lieu d'une séparation-relation du type sujet/objet ; un âge d'or primitif, qui serait l'inverse d'un âge d'or symétrique, où l'homme serait complètement séparé d'un monde qu'il maîtriserait totalement sans y participer, ou alors de manière complètement médiate). Cette forme ultime est donc impossible, mais elle est bel et bien la forme idéale visée par le monde occidental contemporain. C'est celle que Parménide posait comme voie de la vérité ; celle d'une parfaite intelligibilité (plus encore que d'une parfaite rationalité) : une compréhension du monde parfaitement discursive, et non plus son appréhension par une participation directe exprimée de manière plus ou moins analogique par une fable mythique. Pour Parménide, cette discursivité se fonde sur une logique langagière ; Aristote usera d'une logique plus élaborée ; Platon préférera la géométrie (Galilée aussi)1.

 

L'écriture alphabétique, la monnaie et cette volonté de saisir le monde à travers le langage sont des événements proches parents. Ils sont également tous trois les aboutissements de processus évolutifs engagés depuis longtemps (la tendance de l'écriture à devenir de plus en plus phonétique, le développement du commerce, la participation de l'homme au monde de moins en moins directe avec, en corollaire, la séparation de la vie profane et de la vie religieuse, et le rétrécissement de celle-ci en quelques rites et croyances « spécialisés » – au lieu que la vie même soit un rite de participation au monde dans tous ses aspects). Ces trois événements ont eu lieu dans le monde égéen, et dans un laps de temps assez court au regard des siècles qui les ont précédés (presque trois mille ans de civilisations mésopotamienne et égyptienne). Et ils ont été suivis d'un extraordinaire développement de la pensée philosophique et scientifique. Il est bien peu probable que leur rapprochement dans le temps et l'espace avec cet épanouissement intellectuel soit fortuit.

Un quatrième événement qui se produit en ces temps et lieux est l'avènement de la démocratie, avec notamment les lois constitutionnelles qui régissent le pouvoir (qui, jusque-là, régissait par des lois ou de manière arbitraire, sans être régi lui-même). Cet événement doit sans doute être relié aux trois autres. Il est bien difficile de déterminer de manière irréfutable les relations entre eux. Les uns sont-ils les causes des autres ? Sont-ils tous quatre les manifestations d'un même courant de pensée (qu'il faudrait alors expliquer) ? Leurs relations sont-elles plus subtiles ?

L'évolution de l'écriture vers la notation totalement phonétique qu'est l'alphabet a son moteur propre, qui est la précision, la souplesse et la facilitation. À quoi s'ajoutent sans doute (au moins pour l'alphabet consonantique phénicien) des facteurs liés au commerce, comme la nécessité d'écrire plusieurs langues avec une même écriture. L'évolution du commerce vers la monnaie a également son moteur propre, en ce que cette monnaie facilite les transactions qui, à l'époque, sont en plein développement. L'avènement de la démocratie est plus délicat à expliquer ; il doit se comprendre à partir de particularités historiques grecques : de petites communautés relativement isolées, les facteurs militaires évoqués dans le chapitre I de la seconde partie (les nouveaux armements, l'organisation de l'armée, la participation au pouvoir des membres de cette armée), les facteurs économiques (le peu de terres, la difficulté qu'a la cité à s'accroître en taille et population qui en résulte), la difficulté qu'aurait une monarchie à se maintenir très longtemps dans un cadre si étroit, etc. Ces événements ont donc des causes historiques qui sont décelables, même si on ne peut pas toujours bien les cerner. L'appréhension du monde à travers le langage a des causes bien moins immédiates ; la formulation qu'en donne Parménide dans la voie de l'être est l'achèvement d'une évolution de la pensée, dont les étapes précédentes sont les thèses des Milésiens, des Pythagoriciens et de Xénophane ; on ne peut cependant pas considérer ces étapes comme les causes de la pensée de Parménide, tout juste comme des points d'appui qu'elle utilise (parfois en les critiquant).

Chercher les causes de cette pensée n'est en aucune manière remettre en cause le génie du penseur ; d'autant plus que les « causes » d'une pensée ne sauraient être comprises comme un déterminisme physique. On pourrait dire, puisqu'on reconnaît une relation entre l'appréhension du monde à travers le langage et ces autres événements évoqués, que cette appréhension est en quelque sorte la cristallisation de ceux-ci, qu'elle les comprend et en même temps les dépasse, en ce qu'elle en est l'expression la plus générale. L'alphabet, la monnaie et la démocratie ressortissent au même principe, principe exprimé dans toute sa généralité par l'appréhension du monde à travers le langage (principe d'intelligibilité qui préfigure celui de rationalité).

Parménide vivait dans un monde qui connaissait l'alphabet, la monnaie et la démocratie ; mais qui les connaissait depuis assez peu de temps pour qu'ils ne soient pas encore devenus invisibles aux yeux des hommes. Lorsqu'il présente la voie de la vérité avec son exigence d'intelligibilité de la nature, il ne fait guère qu'étendre à celle-ci un principe déjà en œuvre dans l'écriture alphabétique, la monnaie et la démocratie. Le travail de la pensée est souvent obscur, et il est bien peu probable que Parménide ait saisi la démarche de la sienne.

Le facteur prédominant dans cette évolution de la pensée vers l'exigence d'intelligibilité (l'appréhension du monde à travers le langage) est sans doute la démocratie et les lois constitutionnelles. L'alphabet et la monnaie peuvent assez facilement passer pour des outils ; le cadre politique est beaucoup plus marquant pour la conception que l'homme se fait du monde (de manière directe, en ce que la démocratie fera pencher vers les lois naturelles, la monarchie et le despotisme vers une nature soumise à l'arbitraire des dieux ; mais aussi de manière plus subtile).

La notion de lois constitutionnelles est ici fondamentale. Les relations des citoyens avec le pouvoir politique passent par ces lois et sont appréhendées « rationnellement » à travers elles, tandis que les rapports des sujets au monarque sont des rapports bruts de pouvoir, rapports qui sont vécus plutôt que raisonnés, et qui sont expliqués par le mythe (par exemple, le pharaon égyptien est un dieu, ou le fils d'un dieu). Les relations des citoyens entre eux passent également par des lois (constitutionnelles, ou touchant la justice, le travail, le commerce, ...) devant lesquelles ils sont égaux (encore qu'en Grèce une telle égalité ne concernait en fait qu'une partie des habitants de la cité ; en étaient exclues diverses couches, plus ou moins importantes selon les époques et les cités). Les relations des sujets d'un monarque entre eux passent aussi par de telles lois, mais de manière moindre (l'égalité devant ces lois n'existant pas, en outre) ; une bonne partie des relations que ces sujets ont entre eux est régie par des principes de castes (souvent d'origine professionnelle) ressortissant au tabou et à la mystique. Dans les deux cas (rapports au pouvoir politique, rapports des membres de la société entre eux), la démocratie s'éloigne d'une participation à la société vécue de manière directe et brute, et y substitue une participation raisonnée et médiatisée par des lois (notamment les lois constitutionnelles qui régissent le pouvoir politique).

On peut s'étonner d'une telle affirmation, en ce que la démocratie est comprise, au contraire, comme la participation de tous les citoyens à la vie politique (soit directement, soit par des représentants élus). Il faut donc bien préciser qu'il ne s'agit pas ici d'une participation au pouvoir politique, mais de la manière dont l'individu conçoit son appartenance au groupe social. En monarchie antique l'individu vit sa position dans le groupe social de manière directe, au lieu que dans la démocratie il la raisonne à travers des lois. Dans un cas, cette position dans le groupe social est comprise dans le processus de participation directe au monde, expérience vécue avec une connotation mystique et magique ; la société n'est pas séparée du reste du monde, à l'ordre duquel elle ressortit. Dans l'autre cas, la position dans le groupe social est conçue de manière objective et rationnelle, par les lois mais aussi les facteurs économiques (dont les lois tiennent souvent compte, puisque la citoyenneté dépend parfois de la richesse des individus) ; la société est séparée du reste du monde, séparée de la nature (à laquelle l'homme ne participe plus directement, mais de manière médiate). Si la démocratie peut incliner vers une conception où la nature est régie par des lois plutôt que par l'arbitraire des dieux, elle sépare la société et la nature, et ne saurait confondre les lois de l'une et celles de l'autre (alors que le monarque, qui régit la société, participe de la divinité qui régit la nature). En résumé, la démocratie se comprend bien comme une réduction de la participation directe au monde, interposant un système de lois et introduisant la séparation entre la société et la nature au sein du monde. La société est alors appréhendée par l'intermédiaire du « social » (opposé au « naturel »), par les lois et les facteurs économiques ; elle ne ressortit plus à l'expérience vécue « expliquée » de manière magico-mythique (les castes, les tabous, la divinité du monarque, etc.).

La société se trouve séparée de la nature – ou, plus exactement, le monde se trouve scindé en deux domaines, la nature et la société, dont l'un ne dépend plus que des lois humaines (encore que la tragédie grecque soit là pour montrer la précarité de cette scission). Cette modification de la place de l'homme dans le monde retentit nécessairement sur la conception qu'il se fait de celui-ci. Le mythe – qui explique tant la société que la nature, et la place qu'y a l'homme – se trouve mis en cause ; soit plus ou moins naturalisé (école de Milet), soit remplacé par une nouvelle mystique (la mystique numérique des Pythagoriciens, qui préexistait sans doute sous une forme ésotérique dans les mystères ; le monothéisme de Xénophane).

Ce double aspect politique et religieux se manifeste dans le fait que la plupart des penseurs de cette époque ont eu une activité politique et/ou des difficultés avec les religions instituées de la cité. Thalès, Parménide, Zénon, Pythagore, Archytas, Hippias, Critias, ... ont été directement mêlés à la vie politique et certains d'entre eux furent des législateurs (Parménide, par exemple, passe pour avoir donné ses lois à Élée). Héraclite, Pythagore, Xénophane, Anaxagore, Protagoras, ... se sont mêlés de religion, et certains d'entre eux furent exilés pour impiété (Anaxagore, Protagoras, par exemple). Ce qui nous apparaît aujourd'hui comme activités philosophiques ou scientifiques n'était pas alors dissocié d'une réflexion sur la politique et la religion, sur la place de l'homme dans le monde (la société et la nature). Et c'est très largement au sein de cette réflexion qu'il faut comprendre les balbutiements de la pensée rationnelle qui se veut telle. La naissance de l'esprit scientifique tient plus à ces mouvements de pensée à la fois politiques et religieux (souvent opposés entre eux, que l'on songe par exemple à Pythagore et Empédocle, l'un prônant l'aristocratie, l'autre la démocratie) qu'au perfectionnement empirique des techniques.

 

Le mérite de Parménide serait d'avoir su cristalliser tout ce mouvement (dont il n'a sans doute pas saisi l'unité en ces termes, si même il a pu avoir conscience de l'une ou l'autre de ses facettes) en une seule exigence, celle de l'intelligibilité du monde. Ce qu'il a largement compris comme appréhension de ce monde à travers le langage. Il y a ce dont on peut parler, et ce dont on ne peut pas parler, l'être et le non-être.

On ne peut réduire l'esprit scientifique à l'appréhension du monde à travers le langage ; mais une telle appréhension est la condition nécessaire à cet esprit, c'est celle de l'intelligibilité et, en partie, de la rationalité (logos est, en grec, aussi bien la parole, le langage, le calcul et la proportion que la raison et la faculté de raisonner). Comme on ne peut guère parler de méthode expérimentale dans les siècles qui nous intéressent ici, cette exigence d'intelligibilité (qui fut celle de Parménide, mais aussi celle interne aux mathématiques pythagoriciennes – ou, du moins, à une partie de celles-ci) est la forme première de cet esprit ; même si elle a pu parfois dégénérer en une « ivresse linguistique ».

Pour autant qu'on puisse en juger, le mouvement d'évolution qui devait amener le langage de simple « traduction de l'expérience vécue » (à supposer qu'il ait jamais eu ce simple rôle à l'état pur) au statut d'intermédiaire formellement structuré à travers lequel le monde est appréhendé, était amorcé depuis bien longtemps ; mais ce sont les Grecs des VIe et Ve siècles av. J.-C. qui l'ont mené à son terme, et qui ont fait d'une telle appréhension un idéal de vérité. Cette évolution du rôle du langage a sans doute son moteur propre (particulièrement complexe puisqu'il doit comporter des facteurs purement linguistiques, des facteurs psychologiques et socioculturels) ; mais c'est le mouvement de pensée inhérent à la démocratie qui est à l'origine de sa reconnaissance et de la manière dont il est porté à son terme et assimilé à la vérité.

Sont en effet inhérents à la démocratie les principes de la discussion et de la dialectique (dont on attribue la paternité à Zénon). Ici encore, ce n'est pas qu'en Grèce, ni seulement aux VIe et Ve siècles av. J.-C., que l'on a discuté et cherché à convaincre ; mais c'est là et à cette époque que l'intelligibilité et la persuasion par le discours ont été élevées au rang de critères absolus de la vérité à la place de l'autorité du monarque et du prêtre. On peut le comprendre de manière simple en disant que, si au départ ce furent l'organisation de la cité et ses lois qui étaient soumises à la discussion, bientôt tout, même les dieux2, devra passer cette épreuve du discours et de l'intelligibilité. Une telle extension à l'ensemble du monde de ce qui était à l'origine propre à l'organisation sociale, résulte de la mise en question de la place de l'homme dans la société, et la séparation de celle-ci de la nature qu'entraînent les principes de la démocratie.

 

On ne doit cependant pas imaginer que cette naissance de l'esprit scientifique, l'exigence d'intelligibilité et de rationalité, l'appréhension du monde à travers le langage, sont de pures et simples conséquences de l'invention de la démocratie. Cette démocratie aurait tout aussi bien pu n'engendrer qu'une activité législative, sans aucune contrepartie philosophique et scientifique (comme ce sera le cas pour le droit romain). Interviennent ici les apports de la « voie des objets », les apports de la Mésopotamie et de l'Égypte – dont les relations avec le monde grec vont en s'accroissant à cette époque. Ces civilisations donnent à la Grèce la moisson de plus de deux millénaires d'observations et de « connaissances positives », tant mathématiques qu'astronomiques et médicales. Tout un savoir que les Grecs pourront reprendre en en modifiant l'esprit. Il y a plus ici que la simple confluence de deux voies, car l'esprit scientifique propre aux Grecs ne se serait sans doute jamais développé sans ce matériau à travailler.

La voie des objets a pu nous paraître mineure comparativement à celle de l'esprit scientifique ; c'est néanmoins sur la première que la seconde, à défaut de s'enraciner, se greffe. C'est sur ses apports que les écoles milésienne et pythagoricienne se sont fondées, et c'est dans ces écoles que Parménide trouvera matière à critiquer. S'il y a un « miracle grec », ce n'est pas celui de l'apparition ex nihilo de la science et de la philosophie, ce serait celui de la reprise des connaissances mésopotamiennes et égyptiennes dans un nouvel esprit propre à la démocratie.

En résumé, et pour conclure, nous verrions la « naissance de la science » – ou plutôt son embryogenèse car elle ne cesse de naître – dans la conjonction des apports mésopotamiens et égyptiens (non scientifiques dans l'esprit, mais riches en connaissances de toutes sortes) et des principes issus de la démocratie grecque. Sans ces principes, les connaissances mésopotamiennes et égyptiennes n'auraient jamais pu devenir scientifiques, par leur simple amélioration empirique ; mais sans ces connaissances, les principes issus de la démocratie grecque auraient pu se limiter au domaine législatif, n'ayant pas un autre matériau à travailler.

C'est donc profondément limiter la conception scientifique que d'en faire la fille des techniques (parfois pour justifier sa mise au service de celles-ci), de ne la considérer que d'un point de vue empirique. À l'origine, l'esprit scientifique se confond avec la philosophie fondatrice d'une bonne partie de la pensée occidentale, une philosophie de l'intelligibilité. Le reconnaître n'est pas faire œuvre de scientiste, c'est en reconnaître les limites, celles que peut-être Parménide avait perçues lorsque, mesurant la voie de la vérité et la trouvant bien courte, il lui adjoignit une voie de l'opinion.


1 Cette longue digression sur la monnaie et le langage est très librement inspirée de J. Baudrillard, Pour une critique de l'économie politique du signe, Paris 1972 ; voir aussi B. Jurdant, Écriture, Monnaie et Connaissance, Thèse, Strasbourg 1984.

2 La croyance brute (vécue) ne suffit plus, il faut une justification (raisonnée) des dieux par la théologie.