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Publié le 12 mars à 10 h 42 par Nam
Humeur : Soulagée

> Moins pire que prévu

Elle s’appelle Madeleine et elle est vraiment cool. Faut dire que je m’attendais au pire. Dans mes délires, je voyais Mom me conduire dans un hôpital psychiatrique où on allait me passer la camisole de force et me faire avaler des pilules grosses comme ça. Je suis ridicule quand je le veux. Ça arrive trop souvent à mon goût.

Madeleine travaille chez elle, son bureau est dans son sous-sol. Quand je suis entrée, ça sentait la vanille. Mais pas un arôme artificiel comme les affaires qu’on branche dans le mur et qui donnent le cancer. C’était comme lorsqu’on fait cuire des gâteaux à la vanille et que l’odeur se répand partout. Je ne sais pas pourquoi, mais ça m’a mise en confiance.

Elle est toute petite et a les cheveux blancs. Elle porte des lunettes et sa voix est douce. Quand elle m’a demandé comment j’allais, je suis partie à pleurer. Je n’ai pas été capable d’arrêter pendant au moins dix minutes. Elle s’est approchée de moi. Elle a pris ma main et l’a mise dans la sienne. Sa peau était chaude et douce.

J’ai dit à Mom que je voulais être seule avec elle et je lui ai tout raconté ce qui s’était passé.

Que je te connaissais depuis toujours.

Qu’il y a eu des moments où tu agissais comme un ortho, mais bon, ça s’est réglé quand tu es devenu une Réglisse rouge et que t’as pété la gueule au grand Sébastien.

Que Mart est sortie avec toi et que ça m’a rendue jalouse.

Que je me suis rendu compte finalement que j’étais amoureuse de toi.

Que je ne croyais jamais que je t’intéresserais jusqu’à ce que je découvre que les messages anonymes venaient de toi.

Qu’on est sortis ensemble pendant moins d’un mois.

Que t’as été le premier gars que j’ai frenché.

Que je n’arrêtais pas de penser à toi. Genre vraiment obsédée.

Que j’avais écrit ton nom partout: sur mon étui à crayons, sur mes souliers de course, sur ma peau avec un stylo mais surtout, sur mon cœur. Avec de l’encre qui ne s’effacera jamais.

Que tu me trouvais la plus belle et que je le ressentais vraiment.

Qu’on se comparait à deux poissons rouges dans un bocal.

Que dans nos délires, on avait même parlé de mariage.

Et puis j’ai parlé de l’accident.

Je devais t’accompagner à ton tournoi de hockey, mais j’avais un match d’impro.

Tu m’as dit que t’allais porter le t-shirt que je t’avais acheté. Il allait te porter chance.

Tu devais m’appeler en revenant du tournoi. Et tu l’as fait dans le camion, sur le chemin du retour.

On parlait au téléphone quand c’est arrivé.

Ton père avait accepté de te prêter son cellulaire à condition qu’on ne parle pas plus de dix minutes.

Tu m’as raconté que t’avais fait un tour du chapeau, mais que, malgré ça, vous aviez perdu. Tes trois buts, tu t’en foutais, tu pensais plus à la défaite. T’étais déprimé.

Moi, je t’écoutais. J’allais te dire que ce n’était pas la fin du monde, que t’allais pouvoir te reprendre l’année prochaine. Que t’avais fait ton possible. Les trois seuls buts de ton équipe, ce n’est pas rien! C’était sûrement à cause du poisson rouge sur le t-shirt.

Ensuite, j’ai entendu des bruits de frein, un cri, puis d’autres cris encore. Les tiens, peut-être, j’aime autant ne pas y penser.

La ligne a été coupée. Je t’ai rappelé immédiatement, mais ça sonnait occupé. J’ai appelé chez toi. L’appel a été transféré sur le cellulaire de ta mère. Elle a répondu, elle était en route, disant qu’elle était partie avant vous, tôt le matin, qu’elle était presque arrivée à la maison. Je lui ai parlé des bruits, de la ligne coupée, de mes appels inutiles… Elle a tenté de joindre ton père, qui conduisait le camion. Pas de réponse.

Il y a eu l’inquiétude. Les coups de téléphone. Je suis allée retrouver Grand-Papi. Je voulais l’entendre me dire: « tout va bien aller ». Il l’a fait, mais j’ai vu dans ses yeux qu’il n’y croyait pas vraiment. Je me suis dit que c’était peut-être ton ami Charles qui t’avait joué un autre de ses vilains tours. Comme la fois où il avait mis de la Vaseline dans ta casquette. Mais dans ce cas, pourquoi ne me rappelais-tu pas?

J’ai laissé un message sur mon blogue, pour faire passer le temps. Puis ta mère a appelé. Elle avait du mal à parler.

Si j’avais été là, avec toi, est-ce qu’on serait restés ensemble, main dans la main, comme lorsqu’on prenait l’autobus pour se rendre à la poly?

J’ai vécu le reste comme un zombie. T’es resté quelques heures dans le coma. Je ne suis pas allée te voir, l’hôpital était trop loin. Même si Grand-Papi était prêt à m’accompagner. Je me disais que tu utilisais le coma pour te refaire des forces et que tu allais revenir bientôt. Ce que je ne savais pas, c’était qu’on te gardait vivant afin de pouvoir prélever tes organes. Tu étais déjà mort. Il n’y avait plus d’activité dans ton cerveau.

Je n’ai pas voulu aller au salon funéraire, mais Mom a insisté. Selon elle, il fallait que je te voie mort pour « entreprendre le processus de deuil ».

J’avais tellement peur! Je tremblais. Quand je suis entrée dans le salon, tout le monde s’est tourné vers moi. Tout le monde savait que l’accident était survenu au moment où on se parlait au téléphone. Quatre autres cercueils étaient alignés non loin du tien, quatre autres joueurs de ton équipe avaient subi le même sort.

Lorsque je t’ai vu, je ne t’ai pas reconnu. On t’avait trop maquillé et tes cheveux étaient bizarres, peignés sur le côté comme notre prof de morale.

Je n’ai pas pleuré. Ce n’était pas toi, c’était trop surréel. Je me disais: ça ne peut pas être mon chum dans le cercueil. On ne meurt pas à 13 ans. Ça devrait être interdit.

Il y a eu les funérailles avec tes autres camarades. Ton père était sorti de l’hôpital pour y assister. J’ai entendu dire qu’il allait être correct. Il y avait des caméras de télévision. Fred m’a vue aux nouvelles.

On t’a enterré avec ton équipement de hockey. Juste avant qu’on jette la première pelletée de terre, j’ai lancé dans la fosse une photo de moi ainsi que mon t-shirt. Le tien, celui que tu portais, je ne sais pas ce qu’ils en ont fait. Je n’ai pas osé poser la question à ta mère.

Il y a eu un goûter après, dans le sous-sol de l’église. Il y avait des chocolats avec le logo du salon funéraire. Dégueu! J’ai failli vomir. image

Tes parents avaient l’air soulagés que ce soit fini. Comment faisaient-ils? Ça ne faisait que commencer!

Il y a eu le retour à la poly. Tout le monde marchait sur des œufs. Personne n’osait me parler, on était incapable de me regarder dans les yeux. J’ai manqué plus d’un mois. J’ai coulé full examens. Mais j’ai continué à faire de l’impro. Tous les élèves des écoles qui nous affrontaient et tous les spectateurs qui assistaient aux matchs savaient que j’étais la fille-qui-avait-perdu-son-chum-dans-un-accident-d’auto-pendant-qu’elle-lui-parlait-au-téléphone.

Mart est redevenue ma meilleure amie. Parce que l’autre Martine a commencé à se vanter qu’elle avait été la dernière à te voir. Que tu l’avais embrassée et que tu lui avais dit qu’en revenant du tournoi, t’allais me laisser pour elle. Elle a dit à tout le monde que mes réactions étaient exagérées. Elle voulait avoir tous les regards sur elle. Elle voulait être le centre de l’attraction. Le contraire est arrivé. Plus personne ne veut lui parler.

Il y a eu aussi Antoine et son comportement bizarre. Dès mon retour à l’école, il a commencé à me cruiser d’aplomb. Comme si tu n’avais jamais existé. Vraiment pas subtil. C’était trop tôt! Je l’ai reviré de bord assez rapidement. Il continue toujours à vouloir que je devienne sa blonde. Il se fait des idées. De toute façon, je ne pense pas que je pourrai un jour avoir un autre chum.

On va bientôt déménager. Je trouve que c’est une bonne idée, dans le fond.

Je continue à écrire sur ce blogue. Je me dis que tu vas peut-être m’envoyer un signe. Peut-être. Quand je me couche, je m’imagine souvent y trouver un message de toi, pas d’un inconnu trentenaire voyeur. Ça m’aiderait grandement à m’endormir.

Mart et moi, un soir, on a joué au Ouija et on a essayé d’entrer en contact avec toi. Il y a eu plein de bruits bizarres dans la maison et on a vu Tintin arriver en jupe de laine et nous demander si on savait où était la porte d’entrée pour la quatrième dimension, mais aucun signe de toi.

Madeleine m’a écoutée attentivement. Elle a dit que c’était tout à fait normal que je me sente mal. Que j’avais vécu un choc terrible. Que j’ai besoin d’aide, parce que même pour un adulte, un pareil accident est très traumatisant.

En sortant de là, je me sentais déjà mieux. J’ai accepté de la rencontrer deux fois par semaine.

Entre temps, eh bien, je vais cesser d’écrire ici. J’ai besoin de me reposer. Est-ce que je vais fermer ce blogue? Est-ce que je vais recommencer? Je ne sais pas. Je ne sais plus rien. Je suis mélangée. Je suis fatiguée.

Je t’aime tellement, Zac. Si tu savais.