J’AI CONNU GUY LIZOTTE lors de mon passage à Hearst de 1984 à 1989. Un jour, il vint me voir pour me parler de poésie. Le personnage me déconcerta : incapable de rester assis, il faisait les cent pas dans mon bureau, moissonnant l’air de ses bras agités, guettant mes réactions à ses propos haletants. Par la suite, je lus Cicatrice et La Dame blanche. Guy Lizotte et sa poésie me renvoyèrent à mes contradictions. J’arrivais du Québec, nourri de la supposée modernité. J’avais reçu une forte dose de sémiotique et de structuralisme, de Barthes et de Greimas. Je ne connaissais des fleurs que celles de Baudelaire et je préférais de beaucoup les natures mortes à la nature vivante. À l’Université, on avait appris à ranger, pour paraphraser Sartre, la nature au magasin des accessoires. Intellectualisme oblige, on lisait Mallarmé, Valéry, Ponge et tous leurs épigones formalistes.
J’avais tout faux.
Je n’étais donc pas préparé à écouter le bruit du vent dans les mots, à voir les oiseaux dans les phrases et les aurores boréales dans les poèmes. Mon premier mouvement fut de rejeter toutes ces vieilleries poétiques. Pire, la poésie de Guy Lizotte incarnait, croyais-je alors, tout ce que j’exécrais : la simplicité non exempte de morale, la naïveté, la nature. Peu à peu, toutefois, Guy Lizotte m’apprit tout le poids réel, tout le sang et le sel de sa réalité poétique. Il défiait tout lieu commun, défaisait tous les poncifs. Je ne pus l’enfermer dans quelque case que ce fût – ce n’est pas faute d’avoir essayé... Même ses naïvetés poétiques, qui eussent été ridicules chez tout autre, ne l’étaient pas chez lui, car elles participaient pleinement d’une poétique de l’être.
À cette époque, Guy Lizotte demeurait dans un « shack » qu’il avait construit en pleine forêt. Il y vivait seul, sans eau courante, sans électricité, se nourrissant surtout de ce qu’il semait et de ce qu’il chassait – sans oublier toutefois ses épiques virées en ville ! Un soir, à la nuit tombée (que dis-je ! à la nuit levée, à la nuit debout), je me rendis à son « shack ». Il me lut quelques poèmes. La lampe à huile répandait sa lumière chaude. Le hurlement des loups faisait frissonner les mots. Moi, je lui lus un poème de Paul Éluard, qui le ravit, à un point tel que je lui donnai le recueil. Lors d’une visite ultérieure, je constatai qu’il avait déchiré la page de ce poème et l’avait collée sur le mur. Y a-t-il plus bel hommage à rendre à un poème ? L’a-t-on déjà fait, nous, qui nous prétendons amoureux de la poésie ? En hommage à cette page déchirée, voici ce poème d’Éluard :
Un visage à la fin du jour
Un berceau dans les feuilles mortes du jour
Un bouquet de pluie nue
Tout soleil caché
Toute source des sources au fond de l’eau
Tout miroir des miroirs brisé
Un visage dans les balances du silence
Un caillou parmi d’autres cailloux
Pour les frondes des dernières lueurs du jour
Un visage semblable à tous les visages oubliés
Guy Lizotte m’a donné plus d’une fois des leçons de poésie, voire des leçons de choses. Il m’a appris à rester accueillant face à la poésie, à l’aimer pour ce qu’elle a à offrir en elle-même et non en fonction de tel diktat ou de telle mode. Je n’élève pas en absolu la matière et la manière poétiques de Guy Lizotte. Ce serait risible. D’ailleurs, il ne l’eût pas souhaité. Mais il disait (lui ou sa poésie ou les deux ; dans son cas, je n’ai jamais su faire la distinction) autrement, dans ses mots et ses gestes, ce que Georges Mounin a formulé ainsi : « Il n’y a pas de technique, pas de mécanique garantie ; pour chaque poète la poétique, fût-ce la plus vieille, est à réinventer ; et chaque poète épuise, pour les autres et parfois pour soi, sa propre poétique. »
Dans La Dame blanche, il écrivait :
Un poème peut être poétique – il devrait l’être.
Il est trop souvent une synthèse de mots – afin d’obtenir un corps parfait.
Une poésie synthétique s’apparente au Larousse plutôt qu’à l’esprit.
Et lorsqu’il y a esprit, il y a inspiration – cela va sans dire. La poésie, c’est l’image que tu ressens lorsque tu vois, par exemple, un arrache-clou abandonné sur une poutre de grange, au départ du cultivateur pour le Manoir...
Pour naïf qu’il puisse sembler à la première lecture, j’eusse aimé, à l’âge où se forment et parfois se fixent certaines attitudes critiques, lire pareil poème. Il m’aurait épargné aveuglement et errements. J’eusse compris plus rapidement que la synthèse de mots pour obtenir un corps parfait n’est pas le but ultime de la poésie, comme l’a d’ailleurs si admirablement poétisé Yves Bonnefoy :
Il y avait qu’il fallait détruire et détruire et détruire,
Il y avait que le salut n’est qu’à ce prix.
Ruiner la face nue qui monte dans le marbre,
Marteler toute forme toute beauté.
Aimer la perfection parce qu’elle est le seuil,
Mais la nier sitôt connue, l’oublier morte,
L’imperfection est la cime.
Guy Lizotte m’a donné plusieurs leçons de poésie, mieux plusieurs leçons de choses, ai-je dit. Peut-être ne l’a-t-il jamais su ; peut-être ne le lui ai-je jamais dit. Au moment de me recueillir devant son cercueil ouvert, j’ai pensé au poème d’Éluard. J’aurais aimé l’avoir avec moi ; je l’aurais déposé sur ses yeux fermés pour lui donner à voir un peu de beauté. J’ai pensé aussi à cet arrache-clou devenu soudainement un arrache-cœur.
Robert Yergeau
Université d’Ottawa