Quels souvenirs me reste-t-il de mon séjour dans la geôle de Reading ? La réponse est simple : presque rien, hormis la grisaille de l’endroit, et l’implacable monotonie des jours et le sentiment de désolation qui accompagnait les nuits. Quand, aujourd’hui, je regarde en arrière, chaque mois de détention se confond avec le suivant, chaque saison peut être échangée avec une autre. De dix mille heures d’enfermement, tout ce qui me revient avec quelque précision, c’est, à peu de chose près, une dizaine de moments particuliers. Un ou deux m’ont apporté un plaisir inattendu (ainsi cette première rencontre avec Sebastian Atitis-Snake), mais, bien plus souvent, ce furent des moments de noir désespoir – et pour la plupart, liés d’une façon ou d’une autre au gardien Braddle. Braddle était un monstre.
Ce fut Braddle qui me raccompagna au bâtiment C après mes trois jours à l’isolement dans le quartier disciplinaire. Alors que je le suivais dans l’étroit escalier de pierre qui montait vers la cour de la prison, je perdis l’équilibre et chutai sur les marches devant moi. Aussitôt, Braddle pivota, revint sur ses pas et écrasa sa botte sur ma main. Je le sentis qui pesait de tout son poids sur mes doigts écartés. Il retenait sa respiration, immobile, dans l’attente d’un cri de ma part. Je ne laissai échapper aucun son mais, derrière ma visière, un filet de larmes salées me coulait sur les joues.
En traversant la cour, nous dépassâmes la file des prisonnières qui, de retour de la chapelle, regagnaient leur bâtiment. Pour la première fois, je remarquai le visage de la gardienne qui les accompagnait. Son uniforme était si terne que je crois avoir présumé que ses traits le seraient aussi. Mais je me trompais. Comme je passais à moins d’un yard d’elle, je regardai ses yeux. Ils étaient bleus et jolis. Ses sourcils n’étaient pas épilés, mais elle avait le front dégagé et la peau fraîche. Ses pommettes étaient hautes, ses lèvres régulières. Ce n’était pas Hélène de Troie, mais il y avait en elle quelque chose de Jeanne d’Arc. Et, tandis que nous la croisions, je l’aperçus qui lançait une œillade au gardien Braddle et lui souriait.
S’agissait-il de la femme dont j’avais entendu résonner la voix dans le corridor du quartier disciplinaire ? Était-ce possible ? Comment un individu aussi odieux que Braddle pouvait-il avoir une telle influence ?
— Depuis combien de temps le connaissez-vous ? demandai-je au deuxième classe Luck le matin suivant mon retour dans ma cellule du bâtiment C.
— Cinq ans, répondit mon voisin d’un ton badin. Depuis que je suis arrivé ici.
— Et vous l’appréciez ?
Il rit de son rire de fillette.
— Je le comprends. Je connais les individus de son espèce… très bien, même.
— D’où lui vient tant de pouvoir ? C’est un butor.
— Il n’est pas tendre, mais c’est notre prince.
— Votre prince ?
Depuis ma cellule, l’oreille collée au passe-plat de la porte, j’en demeurai interloqué.
— Certes, c’est un prince qui ne vaut que neuf coups de canon, mais nous nous inclinons pareillement devant son autorité.
— Je ne saisis pas, avouai-je.
— Voilà qui est savoureux, gloussa Achindra Acala. De sa cellule, Oscar Wilde me parle et me dit qu’il ne comprend pas le sens de mes paroles. Oscar Wilde, qui a tant d’éducation, et moi, qui n’en ai aucune…
— S’il est ici une autorité devant laquelle nous nous inclinons, persistai-je, c’est celle du directeur. C’est lui notre prince. Cette prison est son château.
— Non, le directeur est notre Victoria. Il est l’Impératrice des Indes, que l’on salue de cent un coups de canon mais qui vit sur l’île de Wight, loin de Mysore. Elle ne vient jamais nous voir dans nos culs-de-basse-fosse. Le directeur est notre Kaisar-i-Hind1, mais ce sont toujours les princes locaux qui collectent les impôts et rendent la justice. Le directeur est le pouvoir en métropole. Le gardien Braddle est le pouvoir sur place.
— Je le voudrais mort, lâchai-je d’un ton sans appel.
Le deuxième classe Luck applaudit.
— Cela peut s’arranger, j’en suis certain. Fichtre, il n’y a pas de meilleur endroit ! La prison de Reading regorge d’assassins. L’homme qui a tiré sur la reine était enfermé ici même, dans le bâtiment C.
— Il n’est plus là ?
— On l’a envoyé à Bedlam. Il paraît qu’il était fou.
— Peut-être est-ce d’un fou que nous avons besoin, remarquai-je. Croyez-vous que Napoléon Bonaparte pourrait s’en charger ?
Le deuxième classe Luck poussa un couinement de plaisir à cette suggestion.
— Oh non. Le gardien Braddle serait son Waterloo. N’oubliez pas que notre pauvre empoisonneur n’a même pas réussi à tuer sa femme ! Non, non, Mr Wilde, pour une tâche pareille, il vous faut un meurtrier expérimenté.
— Seriez-vous volontaire ? demandai-je en riant.
— Si vous me rétribuiez, j’y réfléchirais avec la plus grande attention. J’aurai besoin d’argent en sortant. Je ne suis plus tout jeune à présent.
Il avait prononcé ces derniers mots avec une soudaine gravité, puis, comme le carillon de la chapelle commençait à retentir, il éclata une nouvelle fois de rire. J’eus l’impression qu’il dansait dans sa cellule.
— « Voilà un heureux jour, mon garçon, et nous ferons de bonnes actions avec ceci2. »
Mes tête-à-tête * matinaux avec le soldat Luck étaient les seuls éclats de couleur de mes journées. À mesure que les semaines passaient, nos conversations se firent de plus en plus personnelles et singulières. Il avait passé, disait-il, vingt ans au service de Sir Richard Burton – en Inde, au Brésil, et, plus tard, en Angleterre et en Autriche-Hongrie. Il avait été l’ordonnance de l’illustre explorateur mais aussi, affirmait-il, son « ami intime ».
— Sir Richard était marié, mais son épouse, Lady Isabel, n’était pas aussi proche de lui que je pouvais l’être. Sir Richard m’a appris Shakespeare, mais moi, je lui ai enseigné les coutumes propres à mon peuple. Il adorait apprendre. Il avait toujours soif de savoir. Quand nous parlions, lui et moi, c’était en hindoustani, de manière que Lady Burton ne nous comprenne pas. Mais elle en comprenait suffisamment. Quand il est mort, elle a brûlé le manuscrit du livre que Sir Richard avait écrit sur moi. Il l’avait intitulé « Les aventures d’A.A. dans la prairie parfumée », en s’inspirant des Aventures d’Alice au pays des merveilles. C’est spirituel, vous ne trouvez pas3 ? Sir Richard aimait beaucoup rire. Un jour qu’un médecin lui demandait : « Comment vous sentez-vous après avoir tué un homme ? », il lui répondit : « D’assez bonne humeur, et vous ? » Il m’a appris à rire profondément, avec mon corps tout entier, et aussi les meilleures méthodes pour tuer un être humain.
Le deuxième classe Luck me surprenait constamment. Le gardien Braddle, jamais. La banalité est l’essence du mal tout comme la générosité est celle de l’amitié. La cruauté de Braddle était ordinaire et prévisible. Un matin – je me souviens de la date : le 18 février 1896 –, il entra dans ma cellule et constata que je ne l’avais pas encore nettoyée.
— C’est une porcherie ! aboya-t-il.
— Moi seul ai à subir ma saleté, répliquai-je.
— Il y a de la vermine ici, dit-il en regardant vers le sol.
Alors que mes yeux suivaient les siens, nous vîmes une énorme araignée surgir précipitamment de sous mon lit. La créature fila à toute allure droit devant elle, puis, subitement, elle s’immobilisa, prise au piège dans l’espace situé entre le pied du gardien et le mien. Braddle marcha sur l’araignée et l’écrasa sous la pointe de sa botte qu’il fit tourner avec une forfanterie de brute de cour d’école.
— Araignée du matin, chagrin, me lamentai-je, consterné.
Le gardien ne dit rien, mais il leva la tête et me considéra d’un air méprisant.
— Je vais recevoir des nouvelles pires que jamais, murmurai-je.
— Sans blague ? rétorqua-t-il. Nettoyez votre cellule, ou la nouvelle que vous allez recevoir, c’est que le directeur a ordonné qu’on vous fouette.
Cette nuit-là, comme j’étais étendu éveillé dans l’obscurité de ma cellule, j’entendis le cri de la banshee4 à l’extérieur des murs de la prison. Et j’eus une vision – une vision, pas un rêve – de ma chère mère debout auprès de mon lit, la main appuyée sur le dossier de ma chaise. Elle était habillée pour sortir. Je la regardai et lui demandai d’ôter son manteau et son chapeau, et de s’asseoir à côté de moi. Elle secoua tristement la tête et disparut de ma vue.
Le lendemain matin, j’apprenais que ma mère était morte. Elle avait soixante-quatorze ans. Personne ne savait à quel point je l’aimais et la respectais. Son décès fut pour moi quelque chose de terrible, mais, moi qui jadis avais été un seigneur du langage (comme aurait dit le deuxième classe Luck), j’étais à court de mots pour exprimer mon désespoir et ma honte. Ma mère était une patriote irlandaise, une lettrée et une poétesse. Elle et mon père m’avaient légué un nom qui, grâce à eux, était devenu noble et estimé, pas seulement dans les domaines de la littérature, de l’art, de l’archéologie et de la science, mais dans l’histoire de mon propre pays, dans son évolution en tant que nation. Ce nom, je l’avais déshonoré à tout jamais. J’en avais fait un sobriquet méprisable pour gens méprisables. Je l’avais littéralement traîné dans la boue. Je l’avais cédé à des brutes, comme le gardien Braddle, leur permettant d’en user brutalement, et à des imbéciles, comme le révérend Friend, leur permettant d’en faire un synonyme d’imbécillité. Ce que je souffris alors, et souffre encore, il n’appartient pas à la plume de le transcrire, ni au papier de le conserver.
Ma mère était morte au début du mois de février. Mon épouse, ma Constance, toujours bonne et tendre pour moi, plutôt que je n’apprisse la nouvelle de lèvres indifférentes, avait fait, malgré sa maladie, le voyage depuis Gênes afin de m’informer elle-même de cette perte si irréparable, si irrémédiable. En raison de l’objet de notre entretien, on nous permit de nous rencontrer dans un des bureaux de la prison, une pièce à l’étage, munie de fenêtres, qui n’avait rien à voir avec le parloir divisé et grillagé de Wandsworth, lorsque le frère de Braddle nous avait surveillés en allant et venant entre nous. C’était un endroit où je n’étais encore jamais allé, situé dans le même couloir que le bureau du directeur. On ne nous y laissa pas seuls, naturellement, mais nous fûmes accompagnés de Stokes, qui, ce matin-là, se comporta en parfait gentleman. Tandis que Constance et moi étions assis à une table au centre de la pièce, dans les pâles limites d’une flaque de soleil hivernal, Stokes s’installa à l’écart, aussi loin de nous que possible, sur un tabouret à côté de la porte, les bras croisés et les yeux baissés.
Constance prit ma main dans la sienne et m’annonça ce que je savais déjà. Je lui racontai l’araignée, et le cri obsédant de la banshee, et ma vision de ma mère à mon chevet. En m’écoutant, elle souriait et sanglotait à la fois. Elle se pencha vers moi, me caressa le visage, et, délicatement, effleura mon crâne broussailleux.
— Vous êtes si maigre, murmura-t-elle. Et vos cheveux grisonnent.
J’inclinai la tête.
— Et puis j’ai comme l’impression que vous commencez à vous dégarnir un peu, Oscar.
— Quand on a le cœur brisé, on a les cheveux qui tombent, remarquai-je. C’est bien connu.
Elle rit.
— Vous me manquez, mon époux, dit-elle.
— Vous me manquez, mon épouse. Comment vont nos garçons ?
— Ils vont bien. Ils sont forts et courageux. Ils sont les dignes petits-fils de votre mère.
— Et, à eux aussi, je leur manque ?
— Je crois que Vyvyan vous a complètement oublié, répondit-elle avec taquinerie. Mais Cyril parle tout le temps de vous. Il a découvert où vous étiez. Il l’a lu dans un journal.
— Sait-il la vérité ?
— Il croit que vous êtes emprisonné pour dettes.
Je détournai le regard.
— C’est peut-être le cas, dis-je. La dette que j’ai envers vous, jamais je ne pourrai la rembourser.
— Je suis fière d’être la mère de vos enfants, affirma-t-elle. Et vous, vous serez fier d’eux.
— Ne les gâtez pas trop, Constance ! m’écriai-je. Élevez-les de telle sorte que si l’un d’eux versait un sang innocent, il viendrait aussitôt vous le dire, ainsi vous pourriez lui laver les mains avant de lui enseigner comment, par la pénitence ou l’expiation, lui-même parviendrait à laver son âme.
Quand s’acheva l’heure qui nous avait été accordée, nous ne pouvions plus nous voir correctement l’un l’autre : nos yeux étaient trop pleins de larmes.
Stokes nous escorta hors de la salle, puis il me laissa dans le vestibule, près du bureau du directeur, le temps de raccompagner mon épouse à la porte de la prison. Je ne restai pas seul longtemps. Quelques instants après le départ de Constance, j’entendis des pas dans l’escalier et des voix familières dans le couloir. Elles parlaient avec animation, sur un ton feutré.
— C’est de la folie.
— Vous ne me laissez pas le choix.
— Qu’est-ce que je peux faire ?
— Tenez votre promesse. Je ne demande rien de plus.
Il s’agissait de Braddle et d’un prisonnier. À l’instant où Braddle m’aperçut, il me lança :
— Mettez votre bonnet ! Où est le gardien Stokes ?
— Il raccompagne ma femme jusqu’à la sortie. Elle est venue m’apprendre la mort de ma mère.
Je fixai mon persécuteur.
— Araignée du matin, chagrin, ajoutai-je.
— Enfilez votre bonnet et mettez-vous face au mur.
Je fis ce qu’il me demandait.
— C.3.5, attendez ici.
Braddle toqua à la porte du directeur et entra sans attendre sa réponse.
Je ne bougeai pas. J’appuyai mon front contre le mur et demeurai là en silence.
— Je suis désolé pour votre mère, murmura Atitis-Snake.
— Merci, répondis-je dans un souffle. Avez-vous toujours la vôtre ?
— Je ne sais pas. Elle a disparu quand j’étais enfant.
— Tout comme j’ai disparu alors que mes fils sont encore des petits garçons. Avez-vous des fils ? demandai-je.
— Non, répondit-il. Je n’ai pas d’enfants. Seulement une femme.
— La mienne a changé de nom. J’ai attiré sur elle la honte et la ruine. Je l’ai aimée, je l’aime toujours, et j’ai fait cela. Pourquoi ? Comment une telle chose a-t-elle pu se produire ?
Je tournai la tête vers Atitis-Snake.
— Pourquoi avez-vous cherché à tuer votre femme ?
— C’était un coup de folie. J’étais fou. Je suis fou. C’est pour ça que je suis venu voir le directeur. Je suis un malade criminel. Je ne devrais pas être ici. J’ai l’intention d’en appeler au ministre. Il doit y avoir un examen médical. Je ne mourrai pas dans la geôle de Reading.
Il avait élevé la voix à mesure qu’il parlait et il se mit à marteler de son poing la paume de son autre main.
Je me tournai pour faire de nouveau face au mur.
— Nous tuons, tous, ce que nous aimons, dis-je. Pourquoi ?
— Je ne mourrai pas dans la geôle de Reading ! s’écria Atitis-Snake, rageur.
La porte du bureau du directeur s’ouvrit.
— Silence, C.3.5, ordonna Braddle. Le colonel Isaacson va vous recevoir.
1. Titre officiel du souverain impérial des Indes.
2. William Shakespeare, Conte d’hiver, acte III, scène 3.
3. Le dernier chapitre de La Prairie parfumée, classique de l’érotisme arabe que traduisait Sir Richard Burton au moment de sa mort, concerne l’homosexualité.
4. La banshee est une créature du folklore gaélique dont les cris terrifiants annoncent une mort prochaine.