Le premier à mourir ne fut pas Atitis-Snake.
Cet après-midi-là, alors que j’étais assis, déprimé, avachi, dans ma cellule, tirant de mes doigts ensanglantés et inutiles des brins de cordage enduits de goudron, je reçus un visiteur inattendu. Je l’avais entendu parler sur la passerelle. J’avais reconnu ses intonations aimables et son grasseyement écossais. C’était le chirurgien de la prison.
— Visite médicale ! beugla le gardien Stokes, qui parcourait la passerelle en déverrouillant les portes. Debout, à côté de votre lit.
Le Dr Maurice poussa la porte de ma cellule et me sourit de ses yeux bruns de hibou.
— Des hommes meurent-ils à la prison de Reading ? demandai-je sans quitter ma chaise.
— Les hommes meurent n’importe où. À la mort, nul ne réchappe.
Il pénétra dans la cellule et referma la porte derrière lui.
— La mort est toute proche, murmurai-je. Je le sais. Je le sens au plus profond de moi.
Le docteur me regarda sans cesser de sourire.
— Des hommes meurent à la prison de Reading. Cela arrive de temps en temps. Pour la plupart des condamnés à perpétuité et pour la plupart de vieillesse.
Il déposa sa sacoche par terre à côté de mon lit.
— Heureusement, le prisonnier que je viens tout juste de voir n’en fait pas partie. Il ne risque rien.
Il me jaugea du regard.
— Tout comme vous, on dirait.
— Vous avez examiné le nain ? demandai-je.
— C.3.4, oui, en effet.
Il opina du chef.
— J’en suis heureux, affirmai-je. Le pauvre a de nouveau reçu une raclée, n’est-ce pas ?
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Hier soir, non ? Pendant la nuit. J’ai cru que c’était le cri de la banshee que j’avais entendu, mais maintenant je me rends compte que ce devait être ce malheureux qui appelait.
— Qu’avez-vous entendu ? demanda le Dr Maurice.
Il pivota sur ses longues jambes, loin au-dessus de moi.
— Je suppose que c’était Braddle. Il s’acharne sur cette infortunée créature pour le plaisir.
— Faites attention à ce que vous dites. Ne portez pas d’accusations à la légère. Vous pensez que le gardien Braddle a agressé le prisonnier, qu’il l’a roué de coups ?
— Il l’a déjà fait.
— Braddle aime s’en prendre aux plus petits que lui. Plus sa victime est faible, plus il se sent fort.
— Vous avez des preuves de ce que vous avancez ?
— Ce sera sa parole contre la mienne.
— Quelles preuves avez-vous ?
Je ris.
— Absolument aucune.
— Dans ce cas, prenez garde à ce que vous dites.
— Comment va ce pauvre Tom ? demandai-je.
— Le garçon va mieux. Beaucoup mieux.
— Il y a encore du sang dans ses selles ?
Le Dr Maurice me regarda avec sévérité et gratta son ample barbe.
— Vous savez plus de choses qu’il conviendrait. Faites attention.
Du majeur de chaque main, il rebroussa ses favoris et déclara brusquement :
— Il va beaucoup mieux. Sa toux s’est calmée. Il a recommencé à travailler. Je viens de le voir. Il est dans ce bâtiment, en train de frotter l’escalier.
— C’est l’une des victimes de Braddle ? m’enquis-je. Il est assez petit.
— C.3.3, me reprit sèchement le médecin.
— Oh non. Bien sûr que non. Pour quelque obscure raison, Tom fait partie de ses protégés. C’est une drôle de compagnie que ces protégés… il y en a de toutes les sortes et de toutes les tailles. Je me demande ce qu’ils peuvent avoir en commun.
— Mr Wilde, m’admonesta le Dr Maurice. Ce n’est pas la première fois que je vous mets en garde : méfiez-vous de Braddle. Ne vous en faites pas un ennemi plus qu’il ne l’est déjà. Vous n’avez rien à y gagner.
Je souris.
— Est-ce pour cela que vous êtes ici, docteur ? Pour m’avertir du danger que représente le gardien Braddle ?
— Non, je fais mes visites, et je suis venu vous présenter mes condoléances. Le colonel Isaacson m’a informé du deuil qui vous atteint, ainsi que de la visite de votre épouse.
— Merci, répondis-je simplement.
J’étais touché par la bonté du médecin écossais.
— J’espère que Mrs Wilde va bien, dit-il avec bienveillance.
— Elle se fait appeler Mrs Holland à présent… Et je crois qu’elle va bien – aussi bien qu’on peut l’espérer, du moins. J’ai attiré le malheur sur elle.
— Vous pardonnera-t-elle ?
— Elle me pardonne. Elle est si bonne. Et compréhensive.
— Elle connaît votre véritable nature ?
— Elle sait qu’elle a toujours été indispensable à mon existence.
— Toujours ? fit le docteur en ouvrant grands ses yeux ronds derrière le cercle de ses lunettes.
— Oui, affirmai-je avec conviction. C’est toujours à elle qu’a été consacrée la cathédrale que sont ma vie et mon œuvre. Toujours.
Le bon docteur sourit.
— Mais reconnaissez que vous avez dédié certaines de ses chapelles à d’autres saints…
— Comme il est de coutume selon la plus haute tradition ecclésiastique ! me défendis-je.
Je ris tout seul avant d’ajouter, tout à fait sincèrement :
— Les cierges qui brûlaient sur ces autels annexes n’étaient jamais si lumineux ni si beaux que la grande lampe du tabernacle, qui est tout en or et palpite d’un cœur merveilleux à la flamme tremblante.
— Vous êtes un adroit poète.
— Mais un piètre mari.
— Vous n’avez pas fait beaucoup d’efforts… « Je peux résister à tout, sauf à la tentation », clamiez-vous. Je m’en souviens parfaitement.
— Je disais cela en plaisantant.
— Et puis la plaisanterie est devenue réalité… jusqu’à ce que vous en payiez le prix.
— Les péchés retombent sur le pécheur, dit-on, mais il n’est pas nécessaire de s’en inquiéter. C’est quand on ne parvient pas à les éviter que les ennuis commencent.
Le docteur ôta ses lunettes et, avec un peu d’affectation, en essuya les verres de son mouchoir.
— Si je me fie à mon expérience, Mr Wilde, déclara-t-il, il semble que rien de sacré ne survit aux appétits de la chair, jamais.
Je soupirai et souris.
— À l’évidence, j’aurais dû jouer davantage au golf !
— Vous jouiez au golf ? s’exclama-t-il, incrédule.
— Mais oui.
— Oscar Wilde jouant au golf ! Alors ça, par exemple…
— Et sachez que je ne me défendais pas si mal. Demandez à Conan Doyle.
Sans cesser de glousser, il replaça ses bésicles sur son nez.
— Je n’y manquerai pas, assura-t-il avec emphase.
— Vous ne pensez pas que je mourrai dans la geôle de Reading, docteur ?
Il hocha la tête et se pencha pour ramasser sa sacoche.
— Non. Dans dix-huit mois, vous serez sorti d’ici. Et, qui sait, d’après ce que vous me dites, réconcilié avec votre femme et vos fils retrouvés… si vous parvenez à résister à la tentation…
— Et si cette étoupe ne me tue pas, ou ne me rend pas fou.
Le médecin examina mon gros sac de cordages de chanvre, puis le maigre tas de fibres sur ma table.
— Quelle quantité d’étoupe triez-vous par jour ?
— Une livre, répondis-je. Les bons jours.
— Ce n’est pas beaucoup.
— Je sais. Le gardien Braddle me dit que les filles du bâtiment E font mieux. Je devrais produire six livres.
— Oui. Vous êtes condamné aux travaux forcés. C’est le juge qui a prononcé cette sentence, pas Braddle.
— Je n’y arrive pas, gémis-je avec un accent pathétique. Je vais devenir fou.
— J’en parlerai au colonel Isaacson, me dit-il en me considérant une fois encore. Peut-être qu’on pourra vous trouver un emploi à la blanchisserie, ou au jardin. Le jardin conviendrait mieux à un amateur de golf. Je vais voir ce que je peux faire. Nous n’avons pas envie de vous voir perdre la raison.
Il posa une main amicale sur mon épaule.
— Et vous n’êtes pas sur le point de mourir. Vous manquez de stimulation intellectuelle et physique, voilà tout.
Je levai les yeux vers lui.
— L’ange de la mort est tout proche cependant, répliquai-je, presque dans un murmure. J’entends le battement de ses ailes. Nous nous tenons dans son ombre, docteur. Qui sera sa prochaine victime ?
— La réponse à cette question est entre les mains de Dieu, pas entre les miennes. Mais des hommes mourront, ici et dans le monde entier.
— Mais ici, docteur, qui sera le prochain ?
Il haussa les épaules.
— Dites-le-moi, insistai-je.
— Il y en a un, à deux cellules d’ici, qui n’est pas très…
— Atitis-Snake ?
Le Dr Maurice secoua la tête.
— Non, lui n’est ni malade, ni fou, ni âgé. Mais C.3.1 ne va pas bien du tout. Ce n’est pas un secret. Il est ici depuis de nombreuses années. Il est vieux. Peut-être son heure est-elle venue. Il n’y a rien de sinistre là-dedans.
Le sympathique médecin se dirigea vers la porte.
— Il me faut aller le voir à présent, s’excusa-t-il. Je dois finir mes visites. En attendant, suivez mes conseils : cessez de ruminer au sujet de la mort et prenez garde à Braddle. Bonne journée.
Une fois le docteur parti, je quittai ma table et allai me placer sous la fenêtre de ma cellule. Je levai les yeux et ne vis rien qu’un rectangle de lumière maussade derrière un rectangle de verre sale.
— Que Dieu vous bénisse, prononça une voix dans mon dos.
Je me retournai et face à moi se tenait l’aumônier de la prison, le révérend M. T. Friend. Son apparence était si insignifiante que je peinerais à le décrire. Je me souviens qu’il n’était ni grand, ni blond, ni beau, ni petit, ni corpulent, ni remarquable en aucune façon. Il retroussait les lèvres avant de parler – cela, je me le rappelle – et sa voix avait un timbre monocorde, plaintif et larmoyant. Tout en lui était banal.
— Voulez-vous que nous récitions ensemble la prière du Seigneur ? proposa-t-il.
— Non ! m’écriai-je, furieux, en le foudroyant du regard.
— J’en suis désolé.
— Allez-vous-en ! hurlai-je. Pour l’amour de Dieu, partez !
Il plaça le livre de prières qu’il avait à la main sur ma table, à côté des quelques brins d’étoupe que j’avais arrachés.
— Je suis en train de faire mes visites et je constate qu’il y a, cet après-midi, beaucoup de colère dans ce bâtiment. Je le déplore.
— Cela vous étonne, monsieur ? explosai-je. Que vous attendiez-vous à trouver ? De la joie ? De l’espoir ? De la gratitude ? Regardez !
Je lançai les mains en direction des barreaux de ma fenêtre.
— Même le jour, il n’y a pas de lumière dans cette cellule abandonnée de Dieu. Nous sommes dans la demeure des ténèbres. On n’y trouve jamais que la colère, ou l’amertume, ou le désespoir. Et aujourd’hui, vous n’y avez rencontré que la colère. Le nain est en colère. L’empoisonneur est en colère. Le sodomite est en colère.
L’aumônier retroussa les lèvres.
— Vous faite erreur, C.3.3, dit-il ingénument. Je viens de voir C.3.4. Il n’est ni en colère, ni amer, ni désespéré. Il n’éprouve que remords et repentir. Quand je l’ai quitté, il était humblement à genoux.
— Et C.3.5 ? enrageai-je. Il est en colère, lui. Je le sais. Je l’ai vu tout à l’heure devant le bureau du directeur.
— Alors vous devez en savoir la raison, répliqua l’aumônier. Sa malheureuse épouse, la tragique victime de son épouvantable crime, vient de mourir.
— Je la croyais dans le coma ?
— Jusqu’à il y a deux jours. Dieu, dans Son infinie miséricorde, l’a libérée.
— Atitis-Snake va-t-il être rejugé ? Va-t-on pendre ce pauvre diable ?
— Non, non. Mais il est désormais acquis qu’il ne sortira jamais d’ici. Et au moment où une telle certitude s’impose à lui, un homme ne manque pas d’être ébranlé. Je l’ai déjà observé. Il sait qu’il n’y aura, sur terre, aucune rémission pour son péché. Il sait, sans équivoque, qu’il restera dans cette prison pour le restant de ses jours. Voilà pourquoi il est furieux.
— Que Dieu lui vienne en aide, me désolai-je.
— Il y veillera, assura complaisamment l’aumônier. C’est Son rôle, après tout.
Il se passa la langue sur la lèvre inférieure pour l’humecter.
— Mais vous, reprit-il, vous qui n’êtes là que pour quelques mois, quelle est la cause de votre colère ? À quoi peut-elle vous mener ?
Je désignai du doigt la lucarne au-dessus de moi.
— Je ne vois pas le ciel, monsieur. Je ne peux même pas voir les nuages.
— Oh, mon ami, laissez-moi vous supplier de renoncer à ce genre de pensées et de ne pas laisser votre esprit s’arrêter aux nuages, mais de lui permettre d’aller jusqu’à Lui, qui est au-dessus des nuages.
— Seigneur Tout-Puissant ! éructai-je en me précipitant soudain vers l’aumônier qui me contemplait avec stupeur.
— « Celui qui est lent à la colère a une grande intelligence, bredouilla-t-il. Mais celui qui est prompt à s’emporter proclame sa folie1. »
— Sortez ! criai-je, saisissant sur la table son livre de prières, que je lui collai dans les mains tout en le repoussant vers l’entrée de la cellule.
J’ouvris la porte à la volée et jetai le malheureux révérend dehors, sur la passerelle.
— « Un homme violent excite des querelles, mais celui qui est lent à la colère apaise les disputes2 . »
Je claquai la porte et, tout frémissant, m’effondrai au pied de mon lit. Lentement, je me hissai alors sur les genoux et joignis mes mains tremblantes en une attitude de prière, ainsi que je le faisais chaque soir, lorsque j’étais enfant, dans la maison de mes parents à Dublin.
Comme je fermais les yeux, j’entendis la porte de la cellule s’ouvrir une nouvelle fois. À sa respiration irrégulière, je sus immédiatement qu’il s’agissait de Braddle.
— L’aumônier m’a rapporté vos agissements.
Il s’exprimait d’une voix calme, à peine au-dessus d’un murmure.
— Vous serez châtié pour ça. Quinze coups de verge. C’est le minimum.
La porte se referma en claquant. Je restai dans la position où j’étais, à genoux, mains jointes, tête baissée. Ma prière ne tarda pas à être exaucée. Je venais tout juste d’entendre la cloche de la chapelle sonner quatre heures que le gardien Braddle faisait une chute mortelle.