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Secrets

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Je portais l’obligatoire bonnet d’humiliation tandis qu’un gardien et le chirurgien me raccompagnaient jusqu’à ma cellule du bâtiment C. Comme nous traversions la cour intérieure de la prison, nous croisâmes une file de prisonnières qui rentraient au bâtiment E après leur corvée du soir à la lingerie. Il faisait déjà nuit, mais la lune de février brillait d’un éclat suffisant et, lorsqu’elle passa près de nous, j’observai le visage de la surveillante que j’avais vue sourire au gardien Braddle. Il était mort depuis quatre heures au moins : elle devait avoir appris la nouvelle. Pourtant, si sa disparition lui avait causé un quelconque chagrin, son beau visage juvénile n’en laissait rien paraître. Elle paraissait sereine.

Une fois parvenus dans ma cellule, le Dr Maurice renvoya le gardien, puis, quand il fut certain que nous étions tout à fait seuls, le médecin me dit, si bas que je dus tendre l’oreille pour le comprendre :

— Asseyez-vous, s’il vous plaît, Mr Wilde. Je vous dois des excuses.

— Je vais m’asseoir, docteur, répliquai-je, parce que vous me le demandez et parce que je suis fatigué, mais vous ne devriez pas m’appeler « Mr Wilde ». Je sais cela. C’est vous-même qui me l’avez défendu lors de notre première rencontre.

— Je m’en souviens.

— Je suis C.3.3. Je suis un prisonnier de la geôle de Reading. Vous en êtes le chirurgien. Vous avez autorité sur moi.

— Toute autorité est avilissante, Mr Wilde. Elle avilit ceux qui l’exercent et elle avilit ceux sur qui elle s’exerce.

Je souris et contemplai l’assiette de brouet froid qu’on avait laissée sur ma table pour mon dîner.

— Je reconnais cette formule, docteur. Vous connaissez ma philosophie.

— J’ai lu vos œuvres. Conan Doyle m’y a encouragé. Il m’a envoyé l’un de vos livres pour Noël.

— Je suis flatté.

— Ce n’est pas de la flatterie, Mr Wilde. Mon admiration est sincère.

— Mais je crains qu’elle n’ait pas sa place dans cet établissement.

— Je m’en rends compte.

— Cet entretien à l’instant avec le directeur était une erreur. J’ai parlé à tort et à travers.

— Vous vous êtes retrouvé dans une position fausse. C’est ma faute. Je croyais agir pour le mieux.

— J’ignore comment le directeur a pu permettre une chose pareille, remarquai-je. Ou pourquoi.

Le docteur ne répondit pas. Dans la noirceur du cachot, je devinais à peine son visage.

— Vous avez un moyen de pression quelconque sur lui, j’en suis sûr. Les médecins savent des choses.

— Je ne sais rien qui permette d’impliquer le colonel dans la mort du gardien Braddle.

— J’en suis soulagé. Et je partage votre ignorance.

Le docteur leva les mains.

— Mais, Mr Wilde, il n’y a pas dix minutes, vous suggériez que l’aumônier pouvait avoir assassiné Braddle sur son ordre.

Je ris.

— C’était seulement pour le plaisir de dire quelque chose, docteur. C’est mon incorrigible vice. Le colonel Isaacson aurait plutôt confié cette tâche au gardien Stokes, qui, plus jeune et plus docile, aurait certainement obéi sans hésiter.

— Mais pour quelle raison aurait-il voulu se débarrasser de Braddle ?

— Parce que Braddle usurpait son pouvoir. Il menaçait son autorité. Braddle avait des « protégés ». Braddle faisait sa propre loi. Il agissait comme bon lui semblait. Tout le monde s’en rendait compte, et le colonel Isaacson ne l’aura pas toléré.

Le chirurgien se pencha en avant.

— Mr Wilde, suggérez-vous sérieusement que le directeur de la prison de Reading aurait commandité le meurtre d’un de ses propres surveillants ?

Je souris dans la pénombre.

— Isaacson pourrait tout à fait avoir souhaité la mort de Braddle. Il pourrait avoir ordonné son assassinat, ou simplement en avoir instillé l’idée dans l’esprit de quelqu’un. « Mais qui me débarrassera de ce gênant geôlier ? » Le directeur n’a pas commis le crime de ses propres mains, cela nous en sommes certains. À l’heure du plongeon fatal de Braddle, il se trouvait dans le hall de surveillance, entouré de témoins. Il n’est pas l’auteur, mais il peut avoir été l’instigateur de l’acte. Est-ce Stokes, qui prétend s’être trouvé aux latrines à ce moment-là ? Est-ce Friend, quand il n’y avait que lui sur la passerelle ? Est-ce vous, docteur, seul ou avec l’aide de l’aumônier ? Il aurait été tellement plus facile de faire basculer Braddle par-dessus la balustrade en s’y mettant à deux.

Le médecin, offensé, eut un haut-le-corps.

— Pourquoi, grand Dieu, aurais-je voulu tuer Braddle ?

— Pour faire plaisir au directeur ? Pour l’amadouer ? Pour le compromettre, peut-être ?

— C’est scandaleux, Mr Wilde.

— Je l’espère, Dr Maurice. Mais ne protestez pas trop. C’est vous, souvenez-vous, qui le premier m’avez mis en garde contre le gardien Braddle. Vous deviez avoir une raison de le faire. Laquelle ? Je me le demande.

— Cet homme était une menace, argua calmement le docteur.

Il s’écarta de moi et alla s’adosser au mur de la cellule.

— Il était pire que cela. C’était un monstre. L’avez-vous tué, Dr Maurice ? À quatre heures cet après-midi, avez-vous décidé de rendre ce monde meilleur et de précipiter le gardien Braddle dans l’oubli ?

— Ce ne peut pas être moi, répondit le médecin en pesant ses mots. À ce moment-là, j’étais avec C.3.1.

— Ah oui… c’est ce que vous affirmez. Mais C.3.1 a soixante-huit ans et un pied dans la tombe. Il est vieux, faible et facilement désorienté. Que vaut son témoignage ? Et, quoi qu’il arrive, il sera mort depuis longtemps avant que le meurtrier de Braddle soit jugé.

Le docteur leva des bras implorants.

— Je n’ai pas tué le gardien Braddle, Mr Wilde.

— Je vous crois, Dr Maurice, le rassurai-je avec douceur. Et moi non plus, bien que je confesse avoir, ces nombreux mois, souvent souhaité sa mort.

Je levai les yeux vers le chirurgien, mais, dans l’obscurité, il m’était impossible de distinguer ses traits avec précision.

— Ni vous ni moi ne sommes des meurtriers, mais il s’en trouve un dans cette prison. Le gardien Braddle n’est pas mort accidentellement. Et vous avez raison, docteur, mon intelligence s’atrophie. J’ai besoin d’être stimulé. Dans ces ténèbres, je ne peux pas lire Dante, mais je peux réfléchir… et c’est ce que je vais faire. Si je le peux, je vais élucider ce mystère pour vous. Après tout, je suis l’un des hommes les plus brillants d’Angleterre.

Le docteur rit discrètement et se dirigea vers la porte de la cellule.

— Avant que vous partiez, docteur, puis-je vous poser une question ?

— Je vous en prie.

— Où se trouve le corps de Braddle ?

— À la morgue de la prison. Pourquoi cela ?

— Avant de rentrer chez vous ce soir, munissez-vous d’une lampe à huile et retournez examiner le cadavre, s’il vous plaît.

— Que dois-je chercher ?

— Tout ce qui pourrait vous surprendre, répondis-je. Un détail qui vous aurait échappé tout à l’heure, juste après la chute de notre homme. C’est un des axiomes de Conan Doyle : les petites choses sont infiniment les plus importantes.

— Je ferai ce que vous me demandez, me promit-il en tirant la porte.

— Merci.

— Bonne nuit, Mr Wilde.

— Bonne nuit, docteur. La partie est lancée !

 

Le lendemain matin, à l’heure habituelle, à ma manière habituelle, je me tenais appuyé à la porte de ma cellule, la bouche et l’oreille droite appliquées contre le passe-plat, dans l’attente de ma conversation quotidienne avec mon voisin indien. J’avais pour coutume de le laisser parler le premier. Ses oreilles étaient plus accordées aux rythmes de la prison que les miennes. Il était capable de dire, mieux que je ne l’aurais fait, si la voie était libre.

Je patientai plus longtemps que je ne m’y étais attendu. Finalement, je l’entendis murmurer :

— Êtes-vous là, Mr Wilde ?

— Oui, soufflai-je.

— Nous devons être prudents. Il y aura sans doute des changements d’organisation à cause de ce qui s’est produit. Si je cesse brutalement de parler, ne soyez pas surpris. Pendant quelques jours, nous allons devoir faire en sorte d’éviter les problèmes. Les autres gardiens vont être nerveux. Il va y avoir une drôle d’ambiance.

— Oui, acquiesçai-je. Je comprends.

— Comment allez-vous aujourd’hui, Mr Wilde ? Vous sentez-vous excité ?

— Un décès est toujours une chose terrible.

Le seconde classe Luck gloussa.

— Même celui que vous désiriez au plus profond de votre cœur ?

— Celui-là particulièrement.

— Moi, je suis excité, déclara Luck. Je suis encore tout frémissant d’excitation.

— Vous étiez pourtant l’un de ses protégés.

— Je sais.

Il avait dit cela d’un ton mélancolique.

— Ses bonnes grâces ne vous manqueront pas ?

Luck rit.

— Je devais m’employer pour les obtenir… à mon âge ! Et elles n’étaient pas si exceptionnelles.

— En quoi consistaient-elles, précisément ?

Il ne répondit pas tout de suite. Je me demandai s’il avait entendu un gardien approcher. Je retins mon souffle.

— Je n’étais pas fouetté, lâcha-t-il enfin.

— Ce n’est pas rien.

— Et j’avais un petit pain à la saucisse de temps en temps. Et une cigarette. Et le Daily Chronicle. C’est comme ça que j’ai appris votre histoire, Mr Wilde.

— Le gardien Braddle vous apportait le journal ? fis-je, émerveillé.

— Les autres détenus ne savent pas lire et moi, je ne bois pas. Sa bibine ne m’intéressait pas. Elle était infecte. Il la brassait lui-même. Il était ivre hier. Ça a facilité les choses.

— Il était soûl, vous dites ?

— Il l’était très souvent, Mr Wilde.

— Dans ce cas, peut-être est-il mort heureux, soupirai-je. C’est ce que j’espère.

— Moi aussi, affirma A. A. Trinquons à cela.

Il rit à sa plaisanterie.

— Et vous, Mr Wilde, vous êtes heureux à présent ? reprit-il. Je l’espère. J’ai fait tout mon possible pour vous. Vous n’aurez pas à me régler avant ma libération, naturellement. Mais ça, vous le saviez, n’est-ce pas ? Comme ce ne sera pas avant l’année prochaine, je ne vous demande pour le moment qu’une reconnaissance de dette. Pour qu’il n’y ait aucun malentendu. Combien allez-vous me donner ? Nous n’avions pas convenu de la somme exacte, mais vous êtes un gentleman. Je sais que vous me paierez un juste prix. Je me disais que cent livres seraient un chiffre convenable. Êtes-vous d’accord ?

J’avais la bouche sèche. Mon cœur cognait.

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, balbutiai-je.

— J’ai tué Braddle pour vous, Mr Wilde. J’ai fait ce que vous m’aviez demandé. Vous devez me payer. Cent livres, c’est un prix raisonnable.