Entre la vie et moi, il y a toujours eu un brouillard de mots. Depuis mon enfance, je suis enveloppé par le langage. Quand j’étais jeune, j’aimais faire moi-même les questions et les réponses, bien entendu – cela gagnait du temps et évitait les différends. Le son de ma propre voix m’enchantait. Je parle donc je suis *. J’aurais jeté la vraisemblance par la fenêtre pour un bon mot, et pour le plaisir d’une épigramme, j’aurais de bon cœur fui la vérité. Avec le temps, j’appris à écouter autant qu’à parler et je découvris la beauté de la réciprocité et le réconfort des concessions mutuelles de la conversation. La discussion, je le sais à présent, est tout.
Mais à la prison de Reading, hormis ma « causette » quotidienne avec le deuxième classe Luck – qui durait entre trois et huit minutes, jamais plus –, je n’eus, durant le printemps et le début de l’été 1896, aucune espèce de conversation suivie. Il y eut cet unique échange avec le jeune Tom à côté de la tombe de Braddle. De temps en temps, lorsque le gardien Stokes se présentait dans ma cellule, j’essayais d’engager avec lui quelque innocent bavardage, mais le pauvre garçon était si prudent dans ses réponses, si désespérément attentif à tout ce qu’il disait, que je compris bien vite que mes plaisanteries bienveillantes étaient pour lui une torture. Et avec les autres geôliers, j’échangeais rarement plus que des monosyllabes.
Tard un après-midi de mai, près de la remise, j’aperçus un prisonnier appuyé contre un mur, la tête rejetée en arrière et la mâchoire tendue vers le ciel en direction du soleil couchant. Il n’y avait aucun gardien en vue ; aussi, avide de trouver quelqu’un à qui parler, je me dirigeai vers lui. Je vis à l’étiquette de son uniforme qu’il s’agissait de C.3.5, Atitis-Snake. Il avait quelque peu remonté son bonnet sur sa tête, ce qui me permit pour la première fois de voir sa bouche et son menton. Il avait à la main une cigarette allumée.
— Merveille des merveilles ! m’exclamai-je. Où l’avez-vous eue ?
Il tourna sa tête encapuchonnée vers la remise et fit un signe du menton. Là, sur une marche devant la porte ouverte, Tom était assis, lui aussi en train de fumer. Je ris et lâchai ma brouette. L’un et l’autre, l’homme et l’enfant, tous deux détenus de la geôle de Reading, ressemblaient à s’y méprendre à un fermier et son gamin savourant le plaisir d’une cigarette au terme d’une rude journée de labeur dans les champs.
— Que dois-je faire pour implorer une cigarette ? gémis-je.
Comme je prononçais ces mots, j’entendis au loin appeler une voix féminine.
— E.1.1, où êtes-vous ? Venez ici tout de suite !
Je jetai un regard sur le chemin qui conduisait au bâtiment principal de la prison. Je n’y vis personne. La voix, plus forte et plus pressante, répéta son appel, sans colère mais fermement. Le garçon se mit prestement debout et détala dans sa direction.
— C’était la gardienne, constatai-je.
Je souris, ajoutant :
— Son visage possède une grâce inattendue qu’on ne retrouve assurément pas dans sa voix.
Je me retournai vers Sebastian Atitis-Snake, mais il avait disparu.
Près du mur où il s’était tenu et sur les marches où le garçon était assis, je furetai à la recherche des restes de leurs cigarettes, mais je ne trouvai rien.
Peu de temps après, un jour où j’avais appris de Stokes que mon voisin le nain avait jadis été acrobate de cirque et l’assistant du Grand Voltare, le célèbre magnétiseur, je tentai de lui adresser la parole pendant que nous traînions nos pieds autour de la cour d’exercice, les uns derrière les autres, à cinq pas de distance.
— Vous avez été artiste de cirque, mon ami, lui soufflai-je comme nous passions au point le plus éloigné du surveillant. Avez-vous jamais eu l’impression que nous ressemblions à des éléphants paradant au bord de la piste ?
Le seul fait de produire un son m’excitait.
Le nain ne répondit pas, mais je devinai à un léger mouvement de tête qu’il m’avait entendu.
— En Amérique, poursuivis-je, j’ai rencontré P. T. Barnum et il m’a fait l’honneur de me présenter le fameux Jumbo.
Je disais n’importe quoi, mais ce n’était pas seulement pour le plaisir de parler. Je cherchais à établir un contact avec une autre âme en peine.
— Il ne vous répondra pas, siffla une voix dans la file, celle du prisonnier qui marchait devant le nain, Atitis-Snake. Vous n’en tirerez pas un mot. Il est muet comme une tombe. Nous sommes enterrés ici. Ici, c’est notre tombeau. On n’a aucun moyen d’en sortir… sauf la mort.
Avant mon incarcération, je vivais entièrement pour le plaisir. Je fuyais toute forme de peine et de souffrance. Je détestais l’une et l’autre. J’avais résolu de les ignorer aussi longtemps que possible. Elles n’entraient pas dans le programme de mon existence. Elles n’avaient pas leur place dans ma philosophie.
Ma mère, au milieu des soucis qui émaillèrent ses dernières années, avait coutume de me citer le célèbre quatrain de Goethe :
Qui n’a jamais mangé son pain avec des larmes,
Qui n’a jamais passé la nuit à sangloter
Dans l’attente du lendemain,
Celui-là ne vous connaît point, ô puissances célestes1.
J’avais entendu ces vers quantité de fois, des lèvres mêmes de ma mère, et j’avais toujours absolument refusé de voir ou d’admettre l’énorme vérité qui s’y cachait. Cela m’était impossible à comprendre. Je me souviens de la façon dont je lui répliquais que je ne voulais pas manger mon pain avec des larmes, ou passer une seule nuit à sangloter dans l’attente d’une aube plus amère encore. J’ignorais que cela faisait précisément partie de ce que les Moires me réservaient : pendant une année entière de mon existence, en effet, je ne ferais quasiment que cela.
Le jour anniversaire de mon emprisonnement – le lundi 25 mai 1896 –, le révérend Friend vint me rendre visite dans ma cellule. Stokes m’en avait prévenu et j’étais déterminé à accueillir l’aumônier avec courtoisie, et non, comme la fois précédente, avec amertume et une hostilité mal contenue. Lui aussi, semblait-il, se présentait dans un esprit de conciliation.
— Bonjour, mon ami, lança-t-il comme il pénétrait dans ma cellule en souriant. Puis-je m’asseoir quelques minutes en votre compagnie ?
— Je vous en prie, répondis-je en me levant pour lui offrir ma chaise. Le gardien Stokes m’avait annoncé que vous passeriez peut-être me voir aujourd’hui. J’en suis heureux. Je vous en suis reconnaissant. Je n’ai pas échangé plus de quelques mots avec un être humain depuis ce jour de février où mon épouse est venue m’annoncer le décès de ma mère. C’était il y a trois mois. Le jour de la mort du gardien Braddle.
— Je m’en souviens, déclara le révérend Friend en prenant place sur la chaise.
Il déposa précautionneusement son livre de prières sur la table devant lui. Je remarquai ses ongles propres et taillés avec soin : une curiosité à la geôle de Reading.
— Vous vous asseyez aussi ? proposa-t-il, ourlant les lèvres et agitant une main délicate en direction de mon lit.
Je m’installai au bord de mon grabat et sondai ses yeux bleus. Ils ne m’apprirent rien.
— La disparition du gardien Braddle vous a-t-elle surpris ? lui demandai-je.
— C’est votre question qui me surprend, rétorqua-t-il. Pourquoi pensez-vous à lui ?
— Parce qu’il est mort devant ma porte, dis-je. Et parce que, à présent, c’est moi qui entretiens sa tombe.
— Ah oui, fit l’aumônier en fermant à demi les yeux, comme s’il cherchait à se figurer la scène. Dans le jardin du souvenir.
— Ce n’est pas une terre consacrée, n’est-ce pas ?
Le pasteur me considéra avec étonnement.
— Non, en effet. Mais il a été enterré chrétiennement. Le suicide est un péché mortel aux yeux de Dieu et un crime aux yeux de la loi, mais l’âme d’un homme qui met fin à ses jours n’est pas nécessairement vouée à la damnation.
— Vous pensez que le gardien Braddle s’est donné la mort ?
— C’est possible, répondit tranquillement l’aumônier en parcourant du bout des doigts le pourtour de son livre de prières. C’est moi qui l’ai vu en dernier, penché par-dessus la balustrade. Je sais que le directeur est convaincu qu’il s’agit d’un accident – et j’ai confiance en son jugement – mais, à moi, Braddle ne m’a pas paru ivre.
— Avait-il des raisons de vouloir mourir ?
Le révérend Friend me regarda bien en face et sourit.
— Nous sommes tous pécheurs, C.3.3.
— Vous étiez son confesseur ? Connaissiez-vous la nature de ses péchés ?
Le chapelain retroussa les lèvres et plissa les paupières.
— Je ne suis pas venu ici pour dire du mal des morts. Je suis venu pour apporter du réconfort aux vivants.
Il leva la main, comme pour m’offrir sa bénédiction.
— Comment allez-vous ? s’enquit-il.
Je souris.
— Comme c’est de moi que vous êtes aujourd’hui le confesseur, je vais vous le dire. Je souffre.
Mon interlocuteur prit un air préoccupé.
— Est-ce à cause de votre oreille ? demanda-t-il. Je sais qu’elle vous a causé des soucis.
— Il lui arrive parfois de saigner la nuit. À mon cœur aussi. La douleur est insupportable.
L’aumônier soupira.
— Ne diriez-vous pas que la souffrance est un mystère ?
— Un mystère et une révélation, approuvai-je. J’ai découvert récemment qu’il était possible d’apprendre plus de la douleur que du plaisir.
— Ces paroles me touchent, avoua le révérend Friend en fronçant les sourcils.
Son visage était lisse, son âge difficile à déterminer.
— Peut-être cette année n’a-t-elle pas été perdue.
— Quand j’étais à Oxford, commençai-je en soutenant son regard, l’année précédant mon diplôme, alors que nous nous promenions un matin dans les allées étroites et peuplées d’oiseaux du Magdalen College, j’ai dit, je m’en souviens, à l’un de mes amis que je voulais goûter à tous les fruits du jardin du monde, et que j’entrerais dans la vie l’âme pleine de cette passion.
— Et c’est de cette manière, en effet, que vous êtes entré dans la vie et que vous avez vécu, nota l’aumônier en hochant la tête avec sagacité. J’ai lu beaucoup de choses sur vous, mon ami. Cela ne manquait pas.
— Ma seule erreur, poursuivis-je, fut de me restreindre trop exclusivement aux arbres de ce qui me semblait le côté ensoleillé du jardin, et de rejeter l’autre côté pour son ombre et sa tristesse.
— Ah oui, murmura le chapelain.
— L’échec, la disgrâce, la pauvreté, le chagrin, le désespoir, la douleur, les larmes même, les mots brisés que prononcent des lèvres qui souffrent, le remords qui vous fait marcher sur des épines, la conscience qui condamne, l’avilissement qui punit, le malheur qui se couvre la tête de cendre, l’angoisse qui choisit de la toile de sac pour se vêtir et qui verse de la bile dans son propre verre…
— Tout cela, c’était les choses dont vous aviez peur ? demanda-t-il.
— Oui, et puisque j’avais décidé de ne rien en connaître, le moment venu, j’ai été forcé de goûter à chacune, l’une après l’autre, de m’en nourrir, de n’avoir, à vrai dire, de toute une saison aucune autre pitance.
L’aumônier s’adossa à sa chaise, croisa les bras sur sa poitrine et m’étudia avec attention.
— Regrettez-vous d’avoir vécu pour le plaisir ?
— Non, pas un instant ! m’écriai-je en me penchant vers lui avec ferveur. Je l’ai fait sans réserve, ainsi que nous devrions faire toute chose. Il n’est nul plaisir que je n’aie connu. J’ai jeté les perles de mon âme dans une coupe de vin. J’ai descendu le sentier des primevères au son des flûtes. J’ai habité les alvéoles d’une ruche.
— Mais poursuivre cette existence aurait été mal…
— Oui, coupai-je. Parce que cela aurait été réducteur. Je devais aller de l’avant. Et à présent, je découvre que l’autre côté du jardin possède aussi pour moi ses secrets.
Le révérend Friend tapota doucement son livre de prières, comme il m’aurait peut-être tapoté la tête si j’avais été un enfant.
— Vous avez bien fait. Vous devriez être heureux de ce que vous avez appris. Je suis content pour vous.
— Je dois apprendre à être heureux, remarquai-je. Jadis, je savais l’être, ou croyais le savoir, d’instinct. Mon caractère était apparenté à la joie. Je remplissais à ras bord mon existence de plaisir, ainsi qu’on remplit parfois à ras bord son verre de vin. Désormais j’envisage la vie sous un jour entièrement nouveau, et concevoir le bonheur m’est même souvent extrêmement difficile.
Je balayai ma cellule du regard et m’appuyai, doigts écartés, sur la rude planche qui me tenait lieu de lit.
— Ici, le désespoir est mon compagnon.
— Le désespoir est un péché, observa le chapelain.
— Je sais. Je ne dois pas de mon plein gré vivre dans la mélancolie. Mais il m’arrive par moments de penser que je vais perdre la raison.
— Les surveillants se montrent cruels avec vous ?
— Non. Certains sont durs, mais aucun n’est cruel.
— Est-ce à cause de vos codétenus ?
— Mon voisin me tourmente, avouai-je. Je vais devenir fou.
— Le nain ? Vous me surprenez.
— Non, le détrompai-je en riant. Pas le nain. C.3.2, le deuxième classe Luck.
— L’Indien ? Ou à moitié Indien, peu importe. Je le vois rarement. Il refuse de me recevoir. Il est hindou, ou bouddhiste, ou quelque chose comme ça. Il n’est pas chrétien.
— Je vais écrire au secrétaire d’État. C’est mon droit. Je suis resté ici assez longtemps, parmi les meurtriers et les maîtres chanteurs. Je dois partir ou je vais perdre la raison.
— Un peu de patience, me pressa l’aumônier en respirant lourdement. Pensez à tout ce que vous venez de me dire ; pensez à tout ce que vous avez appris jusqu’à présent. Dans un an exactement, vous serez libéré, changé en un homme meilleur et plus sage. Ce n’est pas long.
— C’est trop long, soupirai-je en fermant les yeux, soudainement épuisé. Je vais écrire au secrétaire d’État pour demander ma libération. Ma décision est prise. Priez pour moi, mon père, et souhaitez-moi le succès dans ma démarche.
— J’en souhaite le succès, affirma l’aumônier avec lenteur. Qui sait ? Elle aboutira peut-être, ajouta-t-il. Nous avons ici un autre prisonnier qui a lui aussi sollicité le ministre et il a l’espoir d’être entendu. Je viens de chez lui.
Je rouvris les yeux.
— De qui s’agit-il ? D’Atitis-Snake, l’empoisonneur ? Il est désespéré lui aussi, je le sais.
— Non, c’est un autre détenu, un dénommé Wooldridge. Il est arrivé il y a deux jours. On l’a mis dans la cellule des condamnés. Il est promis à la potence. Il a assassiné sa femme dans une crise de jalousie. Il lui a ouvert la gorge avec un rasoir. Une sale affaire. Il s’est livré à la police et maintenant, il se retrouve ici. Nous n’avons pas eu de pendaison depuis trois ans.
— Et cet homme espère un sursis ?
— Non, répondit le révérend en souriant. Tout le contraire. Il veut être exécuté. À son procès, le jury a assorti son verdict d’une demande de clémence. Le juge l’a ignorée et toutes sortes de comités se sont formés pour réclamer qu’on gracie Wooldridge. Mais lui refuse d’en entendre parler. Quand je l’ai vu à l’instant, il m’a fait part de son souhait de mourir afin de payer pour le crime qu’il a commis. Une vie contre une vie. Il a écrit au secrétaire d’État pour l’implorer de ne pas tenir compte des appels en sa faveur. Il pense que sa requête sera acceptée. J’ai moins de certitudes quant à la vôtre, C.3.3.
— Prierez-vous pour moi, mon père ? lui demandai-je avec chaleur.
— Je prierai pour vous. Tous nous avons besoin de la miséricorde de Dieu.
Le jeudi 2 juillet 1896, j’eus une brève entrevue avec le colonel Henry Isaacson, directeur de la prison de Reading, au terme de laquelle il accepta de transmettre au secrétaire d’État la lettre dont j’avais rédigé le brouillon :
Reading, établissement pénitentiaire de Sa Majesté
Détenu C.3.3 – Oscar Wilde
Le 2 juillet 1896
À l’attention du très honorable secrétaire d’État à l’Intérieur de Sa Majesté.
Par la présente requête, le prisonnier susnommé déclare humblement que son désir n’est pas de chercher à atténuer en quelque façon les terribles fautes dont il a justement été reconnu coupable, mais de souligner que ces fautes sont des formes d’aberration sexuelle et reconnues comme telles non seulement par la science médicale moderne, mais aussi par de nombreuses législations récentes, notamment en France, en Autriche et en Italie, où les lois relatives à ces inconduites ont été abrogées, pour la raison qu’elles relèvent de la maladie, qu’il appartient aux médecins de soigner, et non du crime, qu’il appartient au juge de punir…
Le requérant est désormais pleinement conscient que, bien que les trois années précédant son arrestation aient été, d’un point de vue intellectuel, les plus brillantes de son existence (quatre pièces de sa plume ont été portées à la scène avec un immense succès, et jouées non seulement en Angleterre, en Amérique et en Australie, mais dans presque toutes les capitales européennes, et ont été publiés plusieurs livres qui ont suscité un grand intérêt dans notre pays comme à l’étranger), il souffrait cependant, durant toute cette période, de la plus horrible forme d’érotomanie, qui l’a conduit à oublier sa femme et ses enfants, son éminente position sociale à Londres et Paris, sa réputation européenne en tant qu’artiste, l’honneur de son nom et de sa famille, jusqu’à son humanité elle-même, et l’a laissé la proie des passions les plus révoltantes et d’un groupe d’individus qui ne se préoccupaient que de leur seul intérêt, pour enfin le mener à une ruine affligeante.
C’est dans l’angoisse constante que cette folie, qui s’est auparavant manifestée par une monstrueuse perversion sexuelle, puisse désormais s’étendre à sa personne et son intellect tout entiers que le requérant formule cet appel dont il implore ardemment qu’il soit examiné sans délai. Si épouvantable que soit toute folie réelle, l’appréhension de la folie n’est pas moins terrifiante, et pas moins dévastatrice pour l’âme.
Pendant plus de treize terribles mois maintenant, le requérant a été soumis au redoutable système de l’isolement carcéral : privé de toute forme de relation humaine ; privé de matériel d’écriture, dont l’usage aurait contribué à lui distraire l’esprit ; privé de livres en qualité ou quantité suffisantes, si essentiels à un homme de lettres, si vitaux pour préserver l’équilibre mental ; condamné au silence absolu ; coupé de toute connaissance du monde extérieur et des mouvements de la vie ; menant une existence faite d’amères humiliations et de terribles épreuves, abjecte dans la récurrente monotonie de ses mornes tâches et de ses insoutenables privations ; le désespoir et la détresse de cette vie solitaire et pitoyable ayant été accrus au-delà des mots par le décès de sa mère, Lady Wilde, à qui il était profondément attaché, ainsi que par le spectacle de la ruine qu’il a attirée sur sa jeune épouse et ses deux enfants…
Pendant plus d’un an, le requérant, en son âme, a supporté tout cela. Il ne le peut plus aujourd’hui. Il a parfaitement conscience de l’imminence d’une folie qui ne se limitera pas à une portion de son être seulement, mais qui s’étendra partout de la même manière, et son désir, sa prière, est que sa peine puisse être remise dès à présent, de façon qu’il lui soit possible d’être emmené à l’étranger par ses amis et d’entreprendre de lui-même les soins médicaux qui lui permettront de guérir de l’aberration sexuelle dont il souffre. Il ne sait que trop bien que sa carrière d’auteur dramatique et d’écrivain est terminée, et que son nom, rayé du registre de la littérature anglaise, n’y sera jamais remplacé ; que ses enfants ne pourront jamais porter de nouveau ce nom et que l’avenir lui réserve une vie obscure dans quelque pays lointain ; il sait que, frappé de banqueroute, la pauvreté la plus amère l’attend, et que toute la joie et toute la beauté de l’existence lui sont retirées à jamais ; mais, au moins, dans son désespoir, il s’accroche encore à l’espérance qu’il n’aura pas à passer directement de la geôle à l’asile d’aliénés…
Il se trouve d’autres inquiétudes concernant des dangers que le manque de place ne permet pas au requérant de détailler ; son principal péril est la folie, sa principale terreur est la folie, et sa prière est que sa longue incarcération soit considérée, avec sa ruine concomitante, comme une punition suffisante, de sorte que sa détention puisse prendre fin dès à présent, et ne pas être inutilement ou haineusement prolongée jusqu’à ce que la démence s’empare de son âme comme de son corps, et la conduise au même avilissement et à la même disgrâce.
Oscar Wilde
Cinq jours après la soumission de ma requête, le mardi 7 juillet 1896, Charles Wooldridge était pendu à la prison de Reading. Sa demande avait été examinée avant la mienne et, dans son cas, le ministre avait été « heureux de satisfaire le souhait du prisonnier que cette affaire ne souffre aucun sursis et son exécution aucun retard ». La pendaison eut lieu, comme il était de coutume, à huit heures du matin précises, ainsi que l’indiquait la cloche dans le voisinage de la prison. D’après le Dr Maurice, qui y assista en compagnie du directeur, de l’aumônier, du shérif adjoint et de deux gardiens en « service exceptionnel » pour l’occasion, la chose se déroula « proprement » : Wooldridge était mort sur le coup, d’une dislocation des vertèbres. Cependant, circula dans la prison une rumeur selon laquelle le condamné s’était balancé au bout de sa corde avec un cou étiré de onze pouces et un visage si déformé qu’il en était méconnaissable.
À huit heures du soir, le même jour, Sebastian Atitis-Snake fut amené, à sa demande, dans le bureau du directeur, où, après des aveux complets, il fut inculpé du meurtre du gardien Braddle.
1. J. W. von Goethe (1749-1832), Lied des Harfners.