Dans la petite salle à manger à l’arrière du Café suisse, le Dr Quilp leva son verre de chartreuse verte en direction de son compagnon.
— Bravo, Mr Melmoth ! Voilà ce que j’appelle une chute !
À l’instant où il prononçait ces mots, dans un recoin obscur de la salle déserte, le coucou accroché au-dessus du buffet s’ébranla et, avec un grincement et un coucoulement affreux, annonça minuit. À la manière d’un lézard, Mr Melmoth baissa lentement les paupières.
— Et quel parfait à-propos, si je puis me permettre, murmura-t-il.
Le Dr Quilp reposa son verre et ferma le petit calepin qui se trouvait sur la table devant lui. Il ôta ses lunettes, se saisit de sa serviette, avec laquelle il essuya précautionneusement sa fine moustache et sa petite barbe.
— Assurément, fit-il, satisfait. Nous reprendrons demain. Vous m’en avez déjà dit assez pour allécher nos lecteurs.
— Je vous en ai dit assez… tout court *, déclara Melmoth en rouvrant ses yeux couleur d’huître avec un sourire inquiétant. Je me suis tout entier livré à vous, Dr Quilp. J’ai bien gagné mon Perrier-Jouët 92.
Il contempla le désordre des verres et des assiettes à moitié vidées sur la table. Il se mit en quête de ses cigarettes. D’une main tremblante, il en porta une à ses lèvres et se pencha vers une bougie dégoulinante pour l’allumer. Le duvet sur son menton était gris comme de l’ardoise mais l’alcool empourprait son visage.
— Oh oui, convint Quilp aimablement. Ainsi que vos vins blancs et rouges. Vous avez mérité votre festin ce soir, Mr Melmoth… mais vous nous laissez sur notre faim.
— Je n’ai rien de plus à vous dire, affirma Melmoth en prenant une longue bouffée de cigarette. Vous avez tout le nécessaire.
— Je ne pense pas, répliqua Quilp, les yeux fixés sur sa liqueur plutôt que sur son hôte. Vous venez de me révéler que Sebastian Atitis-Snake, l’empoisonneur, avait avoué le meurtre du gardien Braddle.
— C’est exact.
— Mais un peu plus tôt, vous m’avez raconté que le deuxième classe Achindra Acala Luck avait prétendu être l’assassin.
— En effet.
— Eh bien, lequel des deux a fait le coup ?
— L’un ? L’autre ? Les deux ? Aucun ? Est-ce le docteur ? Ou l’aumônier ? Ou peut-être était-ce cette jolie surveillante sous le déguisement du nain ?
Melmoth s’esclaffa tant que des larmes perlèrent au coin de ses yeux. Il chercha sur la table un fond de verre et finit par en trouver un.
— Ce n’était pas le gardien Stokes. C’était un brave garçon. Il a donné à Wooldridge une pipe à fumer la veille de son exécution.
Melmoth se tut. Le Dr Quilp lui sourit avec indulgence.
— Si nous voulons faire fortune avec notre histoire, Mr Melmoth, nous devons la rapporter dans son intégralité, du début à la fin.
Melmoth tira sur sa cigarette.
— Je crois vous avoir fourni assez de matière, Dr Quilp. Rappelez-vous : une fois éliminées toutes les impossibilités, l’hypothèse restante, aussi improbable qu’elle soit, doit être la bonne.
Quilp écarta sa chaise.
— Et si nous allions rejoindre nos lits, Mr Melmoth ? Nous avons suffisamment travaillé pour ce soir.
Melmoth écrasa le mégot de sa cigarette dans une soucoupe.
— Il va me falloir trouver une voiture pour rentrer chez moi, j’en ai peur.
— Ce sera inutile, assura Quilp d’un ton affable. Je nous ai réservé à chacun une chambre ici pour la nuit.
Melmoth se recula sur son siège.
— Ici ? Au-dessus ? C’est très généreux.
— Et pour marquer le jubilé de la reine, en guise de célébration, je nous ai commandé des gourgandines pour le dessert, ajouta Quilp en se levant.
Melmoth le considéra, les yeux écarquillés.
— Ce ne sont pas des pâtisseries aux fraises, n’est-ce pas ?
— Non, monsieur, minauda Quilp en frottant l’une contre l’autre ses lourdes mains. Ce sont des femmes – des filles, j’espère – qui viennent de la maison d’à côté. Elles doivent nous attendre.
Melmoth demeura immobile.
— Vous êtes très aimable, Dr Quilp, mais j’ai bu et je ne suis pas sûr…
— Balivernes ! C’est thérapeutique. N’est-ce pas là le genre de traitement continental que vous aviez promis au secrétaire d’État que vous suivriez ?
Melmoth rit.
— Quand je lui ai envoyé cette requête, j’étais au désespoir… et c’était il y a un an. Je ne suis pas certain aujourd’hui d’être capable de me montrer à la hauteur de la situation.
— Je suis apothicaire, Mr Melmoth. Ne l’oubliez pas.
Le Dr Quilp écarta un pan de sa veste et plongea la main dans une poche de son gilet, d’où il tira un petit rouleau de papier de soie.
— J’ai une poudre médicinale pour vous… un soupçon de cantharidine.
Melmoth haussa un sourcil et sourit.
— La « mouche espagnole » qu’utilisait le marquis de Sade…
— Exactement.
Quilp tendit le sachet à Melmoth.
— Et Casanova, ajouta-t-il d’un ton encourageant.
Melmoth accepta le présent et le glissa avec soin dans la poche de sa veste.
— Quand faut-il la prendre ?
— Pour avoir les meilleurs résultats, vingt minutes avant l’acte. Consommez-la en totalité. Les demi-mesures ne donnent rien.
— Je comprends, fit Melmoth en portant un toast à son compagnon. Merci pour votre prévoyance.
Il inclina son verre et examina le dépôt du vin.
— Quelle heure est-il ? demanda-t-il.
Quilp scruta la pendule dans la pénombre.
— Minuit et quart.
— C’est tard, observa Melmoth.
— Ne vous inquiétez pas. Rien ne presse. Nous avons les filles pour la nuit. Tout est payé d’avance.
Melmoth recula son siège et, d’un geste théâtral, vida son verre. Il prit une profonde inspiration et, quelque peu flageolant, se dressa sur ses pieds.
— Pour retrouver notre jeunesse, il nous suffit de répéter nos folies, je crois, dit-il en souriant. En avant *.
Le lendemain, un soleil éclatant brillait dans la rue à l’extérieur du Café suisse. Ainsi qu’ils en avaient convenu, Sebastian Melmoth et le Dr Quilp se retrouvèrent à deux heures de l’après-midi pour un petit déjeuner tardif composé d’œufs, de jambon, de fromage, de café et de Perrier-Jouët 92. Ils s’installèrent à une table à l’ombre de l’auvent bleu et blanc de l’établissement. Melmoth portait la même tenue que la veille au soir, mais il s’était rasé avec soin, s’était lavé les cheveux, et, quand il s’était regardé dans le miroir sur le palier en sortant de sa chambre, il s’était fait l’impression d’un angelot de Botticelli décati. Rasé de frais lui aussi et repoudré, Quilp portait des vêtements propres et Melmoth lui trouva quelque chose d’un renard et l’air étrangement tendu (pour une si belle journée), sur le qui-vive *, comme un officier prussien sur le point de se battre en duel.
Au moment où Melmoth s’attablait, Quilp, rajustant ses lunettes, parcourut son calepin ouvert et demanda :
— Avez-vous été surpris ?
Melmoth se mit à l’aise.
— Par mes prouesses, vous voulez dire ?
— Non, ce n’était pas ma question, mais puisque vous en parlez…
— Votre aphrodisiaque a été fort efficace, annonça Melmoth en se servant une tasse de café. Vous connaissez manifestement votre affaire, docteur.
— Et la fille ? interrogea Quilp.
Melmoth eut un sourire contrit.
— C’était la première depuis dix ans, et ce sera la dernière. J’ai eu l’impression de mastiquer du mouton froid.
— Je suis désolé, s’excusa l’apothicaire en lissant légèrement sa moustache entre son pouce et son index.
— Mais allez le raconter en Angleterre, poursuivit joyeusement Melmoth. Cela restaurera entièrement ma réputation.
— Oui… et ça peut nous aider à obtenir un juste prix pour vos Mémoires de prison.
— J’ai besoin d’argent, déclara Melmoth avec franchise. Comme saint François d’Assise, j’ai épousé la pauvreté, mais, dans mon cas, ce mariage n’est pas une réussite. Je déteste la fiancée qu’on m’a donnée. Je ne trouve aucun charme à sa famine et à ses haillons ; ce dont j’ai soif, c’est de la beauté de l’existence ; ce que je désire, c’est la joie. J’apprécie un petit déjeuner digne de ce nom.
Il embrassa la table du regard avant de se saisir d’une fourchette et d’embrocher une tranche de jambon.
— Il me faut de l’argent. Actuellement, pour mon pain, pour mon toit, pour tout, je dépends entièrement de la munificence de quelques amis et de la générosité de ma chère Constance.
— Votre femme et vous, allez-vous vous réconcilier ?
— Peut-être, fit Melmoth en posant sa fourchette. S’il n’y avait mes amis et sa famille, je vous répondrais certainement.
Il fixa le Dr Quilp.
— Mes amis semblent déterminés à contenter ma faiblesse. Il me faut leur résister, ou bien je suis perdu. Si je revois une certaine personne, et si cela se sait, la famille de mon épouse me coupera les vivres… complètement. Elle serait dans son droit. L’accord que j’ai passé avec l’avocat de ma femme stipule clairement que je ne dois me rendre « coupable d’aucune inconduite morale », ni « entretenir notoirement de mauvaises ou peu recommandables fréquentations ».
— J’espère que votre aventure de la nuit dernière ne vous compromettra pas.
Melmoth rit.
— Oh non. Je pense qu’en l’espèce le mot « notoirement » me protège. Je suppose que je puis avoir des relations avec autant de femmes que je le souhaite. Ce sont les garçons qui leur font peur.
— Et c’est parce que le soldat Luck vous a tenté avec ce garçon, Tom, que vous avez cru que vous alliez devenir fou ? C’est cela ?
— Oui, Dr Quilp. Vous êtes tout autant psychologue que vous êtes écrivain et apothicaire, semble-t-il.
Melmoth se servit d’œufs brouillés.
— Je savais que si je retombais dans la perversion sexuelle qui avait entraîné ma chute, je me retrouverais absolument sans ressource. Et je ne reverrais jamais ma femme et mes fils.
— Et donc… avez-vous été surpris ?
— Surpris ?
Melmoth haussa les sourcils et commença à manger.
— Surpris qu’Atitis-Snake avoue le meurtre alors que Luck l’avait déjà fait, du moins à vous ?
— Je ne savais pas alors tout ce que j’ai appris plus tard sur le deuxième classe Achindra Acala Luck. Et je ne savais pas si Atitis-Snake avait ou non assassiné le gardien Braddle, seul ou avec des complices, mais je pouvais comprendre qu’il prétende l’avoir fait.
— Au nom du Ciel, pourquoi ? Pourquoi avouer un meurtre dont personne ne vous accuse ? Il faut être fou pour faire une chose pareille. Atitis-Snake n’était pas soupçonné du meurtre de Braddle, il me semble ? Nul doigt accusateur n’était pointé sur lui. Et le directeur était à l’évidence satisfait que la mort de Braddle passe pour accidentelle. C’est ce qu’il souhaitait.
Melmoth sourit.
— Oh oui. Le colonel Isaacson voulait à tout prix la tranquillité. Mais Atitis-Snake était désespéré et, d’instinct, c’était un homme qui aimait prendre des risques. Il était prêt à tout – absolument à tout – pour échapper à un enfermement à perpétuité. Au bout d’une année à Reading, la perspective d’une vie entière d’incarcération – dix, vingt, trente ans – se présentait à lui. Et cela lui était insupportable. Je peux le comprendre.
Melmoth prit la bouteille de champagne qui était au frais et remplit le verre de son hôte.
— Il fallait qu’il sorte. Il n’avait pas d’autre solution.
— Mais il mettait sa vie en jeu !
— Vous le faites aussi quand vous vous penchez au balcon. Vous vous souvenez des fameux derniers mots du général Sedgwick à la bataille de Spotsylvania ? « Ils ne toucheraient pas un éléphant à cette dist… »
Cela ne fit pas rire Quilp. Il porta lentement son verre à ses lèvres.
— Cela m’intrigue tout de même, dit-il. En avouant un meurtre, et qui plus est celui d’un gardien de prison, Atitis-Snake se passait directement la corde au cou.
— Pas s’il parvenait à fuir le pays entre son arrestation et son procès…
— Improbable espoir.
— Certes, mais pas inconcevable. On fait beaucoup d’allées et venues entre la prison et la salle d’audience. Et à son procès, il avait aussi la possibilité d’être déclaré coupable mais irresponsable. Pour agir comme il l’avait fait, il fallait être fou, après tout. Vous venez de le dire vous-même. Peut-être le jury aurait-il été constitué d’hommes tels que vous…
Melmoth se servit du champagne. Son visage blême prenait des couleurs, son sujet l’échauffait.
— Être « tenu sous bonne garde jusqu’à ce que soit connu le souhait de Sa Majesté », il y a pire sort pour un homme. J’ai entendu dire qu’on dînait plutôt bien à Bedlam. Et on vous donne des toiles pour peindre et autant de livres que vous le désirez. Par ailleurs, si j’en crois mon ami le Dr Conan Doyle, qui connaît bien la question, il est cinq fois plus facile pour un aliéné de s’évader de son asile que pour un détenu de sa prison.
— Atitis-Snake prenait donc un risque calculé ?
— Exactement.
— Et il était vraiment fou ?
— Il ne m’en donnait pas l’impression. Je le connaissais à peine, bien sûr, mais j’ai plutôt apprécié ce que j’ai vu. J’aimais beaucoup son nom. Et Tom lui était très attaché, c’était évident. Quand je les ai surpris en train de fumer ensemble près de la remise, cela m’a sauté aux yeux. Et un jeune garçon est comme un chien : il sent d’instinct à qui il peut se fier.
— Et vous, Mr Melmoth, étiez-vous fou ? Comment le secrétaire d’État a-t-il accueilli votre requête ?
Le Dr Quilp laissait planer son crayon au-dessus de son carnet.
— Ah oui, étais-je fou ? Telle est la question. Mammon réclame son tribut. Il nous faut reprendre notre récit…
— Il nous faut le terminer, précisa aimablement le Dr Quilp.
Il se tourna vers l’entrée du café et fit signe au serveur.
— Et tant que nous y sommes, il nous faut une autre bouteille de ce Perrier-Jouët.
10 juillet 1899
Enquête menée à l’établissement pénitentiaire de Sa Majesté à Reading, sous l’autorité des commissaires aux prisons, concernant le détenu Oscar Wilde, consécutivement à la requête adressée par celui-ci au secrétaire d’État à l’Intérieur en date du 2 juillet 1896.
1. Suite à son enquête, le comité ne considère pas qu’il existe pour le détenu de risque de perdre la raison, mais sa requête se fondant sur la crainte de cette éventualité, sujet toujours délicat, le comité estime qu’il pourrait être procédé en la circonstance à un examen médical par un expert, lequel devrait s’accompagner d’une évaluation de la vue et de l’ouïe.
2. Le comité considère que le détenu a été convenablement traité. L’intéressé lui-même reconnaît avoir bénéficié d’un traitement correct et d’une alimentation suffisante. Il a été déchargé du tri de l’étoupe, d’autres livres lui ont été autorisés, et il jouit de plus d’exercice que les autres détenus. Son poids a augmenté de huit livres depuis son arrivée. Il est certain que, moralement, la vie en prison est plus rude pour un condamné de son niveau d’éducation que pour un individu ordinaire.
A. W. Cobham
C. Hay
H. Hunter
H. Thursby
G. W. Palmer