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Les chutes de Reichenbach

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Étais-je fou ?

Un matin, au cours de la première semaine de juillet 1896, dans la pièce voisine du bureau du directeur de la prison de Reading – celle-là même où j’avais eu ma dernière entrevue avec ma femme –, je fus interrogé par un comité constitué d’hommes mûrs, d’apparence quelconque, et qui ne me laissèrent aucune impression. Je répondis à leurs questions aussi honnêtement que possible, et comme je sentais que j’avais affaire à des personnages ternes à l’existence morose, je fis de mon mieux pour leur remonter le moral. Quand l’un d’eux me demanda s’il m’était arrivé de me parler à moi-même dans la solitude de ma cellule, je répondis imprudemment :

— J’aime parler aux murs : ce sont les seules choses au monde qui ne me contredisent jamais.

Il est des paroles qui sont justes, mais que l’on prononce parfois au mauvais moment, devant les mauvaises personnes. Les membres du comité rirent en chœur à ma petite plaisanterie et ils en conclurent que j’avais encore manifestement toute ma tête. Selon leur opinion, je n’étais pas fou. Quand je protestai que c’était la perspective de la folie qui me faisait perdre la raison, ils répliquèrent que le futur n’entrait pas dans leurs attributions et me promirent que je subirais un examen médical afin d’évaluer la probabilité que je sombre un jour dans la démence.

Ils tinrent parole.

Le chirurgien de la prison vint bientôt me voir dans ma cellule, au terme d’une de mes journées de brouette dans le jardin.

— Bon après-midi, C.3.3, me dit-il avec affabilité. Je suis là pour examiner vos yeux et vos oreilles, et pour vous dire que vous n’êtes ni fou ni susceptible de le devenir.

Je me levai pour accueillir mon visiteur.

— Bon après-midi, Dr Maurice. J’avais espéré m’entretenir avec vous avant tout cela. Où étiez-vous passé ?

Il ne répondit pas, mais s’avança dans la cellule et déposa sa sacoche sur ma table. Il fit un pas en arrière et se campa, mains sur les hanches, pour me détailler. Je le regardai. Je fus frappé de le trouver plus avenant et moins effacé que dans mon souvenir. Sous ses belles moustaches, il avait le teint hâlé et ses yeux bruns pétillaient de vie et d’intelligence.

— Vous ne portez plus de lunettes, docteur, remarquai-je.

— Excellente observation. J’exerce mes yeux pour les renforcer. J’ai décidé que mettre des lunettes était une erreur. Elles rendent notre vue paresseuse, et la paresse n’est jamais une bonne chose.

— Et pourtant, je constate que vous vous êtes autorisé quelques moments de détente au soleil, docteur.

Il sourit et ouvrit sa sacoche.

— J’ai pris l’air, certes. Mais des moments de détente, non, vraiment, je ne vois pas.

— Mais moi, je le vois, affirmai-je, d’humeur taquine. Le côté droit de votre visage est plus bronzé que le gauche, ce qui suggère que vous vous êtes assis de façon régulière, à la même heure, au même endroit, dans votre jardin, et que vous avez ainsi exposé au soleil la même surface de votre visage, tout en lisant sans doute un bon livre sur votre chaise longue favorite… celle en toile rayée.

Le docteur laissa retomber son stéthoscope dans sa serviette.

— Comment diable savez-vous qu’elle est en toile rayée ?

— La plupart le sont.

Il rit. Même dans la pénombre de ma cellule, ses yeux étincelaient.

— Je m’incline devant votre génie.

— Merci, fis-je en esquissant une modeste révérence. Mais « génie » me paraît un peu excessif.

— Non, non, insista-t-il en souriant. « La médiocrité ne reconnaît rien au-dessus d’elle-même, mais le talent reconnaît instantanément le génie. » Ce livre que je suis en train de lire, c’est vous qui en êtes l’auteur. S’il vous plaît, asseyez-vous et laissez-moi examiner votre oreille. Par ici, approchez-vous de la lumière.

Je déplaçai ma chaise et penchai la tête de côté.

— Un de mes livres ? m’enquis-je. Encore un cadeau de Conan Doyle ?

Le docteur introduisit son otoscope dans mon oreille droite. La froideur de l’acier me fit tressaillir.

— En effet, confirma-t-il en me scrutant à travers son instrument. Conan Doyle est un immense admirateur de votre œuvre.

— Comme je le suis de la sienne.

Le docteur passa à mon oreille gauche.

— Je sais, poursuivit-il. Vous me l’avez déjà dit.

Je tiquai de nouveau quand l’otoscope s’enfonça plus avant.

— C’est vous, je suppose, qui avez fait découvrir l’intrigue du Dernier problème à Atitis-Snake ?

— À Atitis-Snake ? répétai-je. Je ne vous suis pas.

Le docteur acheva son examen et se recula pour me regarder les yeux.

— Atitis-Snake prétend que c’est le récit que fait Conan Doyle de la lutte entre Sherlock Holmes et le professeur Moriarty aux chutes de Reichenbach qui lui a donné l’idée de tuer Braddle en le poussant par-dessus la balustrade devant votre porte. Vous l’ignoriez ?

— Absolument ! m’exclamai-je, abasourdi. C’est ridicule. C’est insensé.

Le docteur gloussa.

— J’imagine que c’est exactement ce qu’Atitis-Snake espère que pensera le jury.

Je secouai la tête avec incrédulité.

— Lors de son dernier procès, si ma mémoire est bonne, il était un Napoléon Bonaparte qui s’était vengé de son épouse infidèle. Cette fois, il est un Sherlock Holmes qui s’est débarrassé de Moriarty, c’est cela ? Cette idée est absurde. Portera-t-il un deerstalker1 et fumera-t-il une pipe en écume de mer sur le banc des accusés ?

— Atitis-Snake n’est pas incohérent au point de se présenter en Sherlock Holmes. Il affirme être le professeur Moriarty, le « Napoléon du crime ».

Je ris.

— Ainsi il y aurait une logique dans sa folie…

Le Dr Maurice tira un ophtalmoscope de son sac et maintint ma paupière droite ouverte entre le pouce et l’index de sa main gauche.

— Atitis-Snake n’est pas plus fou que vous, mais peut-être est-il plus doué pour le prétendre. Votre lettre au ministre était un modèle de santé mentale. Vous allez devoir vous résoudre à purger votre peine ici jusqu’à son terme.

Il inspecta mon autre œil.

— Vous n’en avez plus pour si longtemps. Encore dix mois et vous serez un homme libre.

Il rangea son instrument dans sa sacoche, se recula de nouveau et posa sur moi un regard indulgent.

— Vos yeux ne présentent pas de dommage manifeste. Il y a les altérations dues à l’âge, mais aucun signe d’une affection naissante.

— Milton, le poète, est devenu aveugle en prison, notai-je.

Le Dr Maurice sourit.

— C’était peut-être cela que vous auriez dû dire au comité devant lequel vous êtes passé : « “Milton, que n’es-tu vivant à cette heure2 !” – Mais je le suis ! Prisonnier de la cellule C.3.3 ! Libérez-moi ! » C’est trop tard à présent. Vous avez laissé passer l’occasion. Vous n’allez pas perdre la vue et vous n’êtes pas plus John Milton qu’Atitis-Snake n’est le professeur Moriarty.

Il referma sa sacoche avec un claquement.

— En revanche, c’est votre oreille droite qui me préoccupe. Il y a du sang et du pus : inflammation de l’oreille moyenne. Otitis media.

— Otitis media ! m’écriai-je. Une terminologie capable de rivaliser avec Atitis-Snake ! Je suis friand de noms extraordinaires, docteur. Le vôtre est étrangement décevant. Au Trinity College, à Dublin, je connaissais un chirurgien qui s’enorgueillissait du patronyme de Bent Ball3.

— Le professeur Bent Ball ? s’étonna le Dr Maurice. Il est célèbre. Je possède son œuvre maîtresse : Rectum et anus, maladies et traitements.

— Présent de Conan Doyle ?

— Non. Croyez-le ou non, c’est un cadeau d’anniversaire de ma mère. Je le consultais encore l’autre jour.

Nous rîmes tous les deux.

Le chirurgien posa sa main sur mon épaule.

— Hormis votre oreille, qui devrait guérir avec le temps, vous n’avez rien du tout. Regardez-vous. Vous riez !

— Je ris parce que, en cet instant, je suis joyeux. Dans la compagnie d’un homme civilisé, je me sens vivant.

Le docteur ferma son poing décharné et me cogna gentiment l’omoplate.

— Je vous préfère comme ça, dit-il.

— On peut parfois vivre des années sans vivre du tout, et puis subitement la vie vient se masser tout entière dans une heure.

Le Dr Maurice s’écarta et prit sa sacoche sur la table.

— Empêchez ce moment de s’enfuir. Prolongez cette heure.

— Je ne peux pas, docteur, déplorai-je. J’ignore comment faire. À cet instant, en votre présence, il m’est possible d’être heureux, mais ce soir, quand la lune brillera et qu’il me sera impossible de le voir, quand sonnera minuit au clocher par-delà les murs de cette prison, je serai étendu sur cette misérable planche, incapable de dormir, revoyant ma femme et mes enfants, pensant à ceux que j’ai trahis et à ceux qui m’ont trahi, et je ne serai pas heureux. Je serai une âme tourmentée.

Je ris.

— Mon humeur est quelque peu versatile, docteur.

— Je comprends.

Je fixai le chirurgien droit dans ses fascinants yeux bruns.

— Vous êtes marié, n’est-ce pas, docteur ? lui demandai-je.

— En effet, confirma-t-il en inclinant la tête de côté et en tirant sur sa barbe avec un soupçon de nervosité.

— Et quand vous avez épousé votre femme, lui avez-vous juré de l’aimer et de la chérir toujours, pour le meilleur et pour le pire, dans la pauvreté comme dans la richesse, dans la maladie comme dans la santé…

— … de ce jour et à jamais, jusqu’à ce que la mort nous sépare… Oui, dit-il. Oui, je l’ai fait.

— Et vous respecterez votre serment, docteur ?

— Je l’espère.

— Je l’espère aussi. Un homme devrait toujours tenir ses promesses. Je m’en rends compte à présent.

Le Dr Maurice sortit sa montre de gousset.

— Je dois vous quitter. Le devoir m’appelle. C.3.1 a été conduit à l’infirmerie. Il n’en a, hélas, plus pour longtemps.

Le médecin fit un pas en direction de la porte de ma cellule.

— J’en suis désolé, fis-je. La mort est partout autour de nous.

— Nil novi sub sole4, répliqua gaiement le docteur. Je reviendrai bientôt vous voir… Si votre oreille ne se vide pas d’elle-même, je devrai la drainer.

— Merci, docteur, dis-je en me levant pour saluer le départ de mon visiteur. Pourquoi n’être pas venu plus tôt ?

Il hésita.

— Le directeur, sans aucun doute préoccupé de l’intérêt de son établissement, s’était mis en tête que la mort du gardien Braddle était accidentelle. C’était ce qui l’arrangeait. Il a trouvé très malavisée ma suggestion de vous associer dans une certaine mesure à une « enquête » sur cette affaire. Il était mécontent d’avoir permis cette première discussion que nous avons eue dans son bureau. Il m’en voulait de la lui avoir proposée.

— Dans ce cas, pourquoi êtes-vous ici en ce moment ? Pourquoi avez-vous de nouveau la possibilité de me rendre visite ?

— Parce que le colonel Isaacson n’est plus là.

Je demeurai interloqué.

— Vous n’étiez pas au courant ? fit le chirurgien en me regardant avec surprise. Il nous a quittés. Cette semaine. On l’a envoyé à Lewes. Une « promotion », paraît-il… À la suite du décès de Braddle, et dans la crainte de ce que le procès d’Atitis-Snake pourrait révéler au public de la vie quotidienne à Reading, les commissaires aux prisons ont estimé le moment opportun pour procéder à du changement. Fini le colonel Isaacson.

— Et son remplaçant ?

— Je ne l’ai pas encore rencontré, précisa le Dr Maurice. Il se nomme le major Nelson.

— Ah. Un grade inférieur, mais un nom plus prestigieux. Ça sonne bien.

Le chirurgien sourit.

— Au revoir, C.3.3.

Il tira la lourde porte de la cellule.

— Et avez-vous réexaminé le corps de Braddle ? lui demandai-je encore comme il était sur le point de sortir.

Il demeura immobile un instant, puis il tourna les talons pour me regarder.

— Je l’ai fait.

— Et qu’avez-vous découvert ? Y avait-il quelque chose qui vous avait échappé la première fois ? Les petites choses sont infiniment les plus importantes.

— Oui, j’ai remarqué quelque chose que je n’avais pas vu auparavant, répondit le médecin en souriant. Que vous attendiez-vous à ce que je trouve ?

— De petites cloques…

— C’est ce que j’ai constaté, en effet.

— … autour du nez et de la bouche ?

— Très exactement.

1. La célèbre casquette comme en portait Sherlock Holmes.

2. William Wordsworth, Londres, 1802.

3. Bent ball : « balle courbe ».

4. « Rien de nouveau sous le soleil », parole de l’Ecclésiaste (1, 9).