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Le style Nelson

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Le major J. O. Nelson était un homme bon. Je l’ai senti à l’instant où je l’ai vu, de loin, alors qu’il se tenait à l’avant de la chapelle, nous lisant la leçon de notre office matinal. Il avait une voix agréable, claire sans être théâtrale. Il lisait son texte comme s’il avait du sens, comme s’il voulait que nous l’écoutions et que nous le comprenions. Et quand il levait les yeux sur sa congrégation de détenus, son regard ne suggérait ni mépris, ni inquiétude, n’évoquait ni rat, ni belette. Il semblait nous regarder, hommes et femmes, comme des individus – ce qui lui était, bien entendu, impossible. Nos visages étaient cachés sous nos visières et sous nos voiles. Le sien était ouvert, large et hâlé, plus marqué, le supposais-je, par les aléas de la vie que par ses chagrins. Il avait le cheveu noir et épais, qu’il portait en brosse *, de lourds sourcils arqués et une moustache de morse. Celle-ci me rappelait mon ami Arthur Conan Doyle. À vrai dire, beaucoup de choses chez le major Nelson me rappelaient Conan Doyle.

Sa bonté fut pour moi une certitude lorsqu’il m’adressa pour la première fois la parole. Une semaine environ après son arrivée à Reading, vers la fin du mois de juillet 1896, il me fit convoquer.

— Le directeur veut vous voir, m’avertit le gardien Stokes.

— Quel genre d’homme est-il ? lui demandai-je comme nous traversions la cour intérieure en direction du bureau du directeur.

— Je ne sais pas très bien, avoua Stokes. Il a l’air plutôt correct.

À notre arrivée dans le bureau, je me mis au garde-à-vous tandis que mon escorte m’annonçait :

— Le détenu C3.3, monsieur.

Le major Nelson leva les yeux de son bureau. Il tenait dans sa main droite un mince volume relié de toile bleue. Il me le tendit et déclara :

— La Commission d’inspection des prisons vous autorise quelques livres, C.3.3. Peut-être vous intéressera-t-il de lire celui-ci. Je viens tout juste de le finir moi-même.

Ce furent là les toutes premières paroles que m’adressa le major Nelson. Quelle entrée en matière ! Je demeurai silencieux, incapable de parler, au bord des larmes.

— Il vous faudra m’établir une liste des autres ouvrages que vous voudriez, poursuivit-il d’un ton cordial. Nous verrons ce que nous pourrons faire.

Il recula sa chaise et se leva. Il n’était pas grand, mais c’était un homme solide, aux gestes énergiques. Il contourna son bureau et vint se placer devant moi.

— Le secrétaire d’État n’est pas disposé à vous accorder une libération anticipée, C.3.3.

Il marqua une pause et me fixa droit dans les yeux.

— Cela ne vous surprend pas, j’imagine ?

Je ne dis rien.

— Vous allez rester dix mois de plus parmi nous, reprit-il. Faisons en sorte qu’ils se déroulent du mieux possible.

Il passa auprès de moi pour aller parler à Stokes.

— Le prisonnier a-t-il de quoi écrire dans sa cellule, gardien ?

— Non, monsieur.

— Et sa cellule est-elle suffisamment éclairée ?

— Oui, monsieur.

Le major Nelson se retourna vers moi.

— Auriez-vous envie d’écrire, C.3.3 ?

— Écrire, monsieur ? bafouillai-je.

— Écrire, répéta-t-il. Autre chose que des lettres au secrétaire d’État et aux avocats de votre femme. Écrire quelque chose d’original, quelque chose d’inventif ?

— J’espère écrire un jour à propos de l’existence en prison, monsieur, et essayer de la changer pour les autres, mais c’est une chose trop terrible et trop laide pour en tirer une œuvre d’art. Et j’ai trop souffert pour en faire le sujet d’une pièce.

— Un poème alors ? suggéra le directeur, qui retourna derrière son bureau et reprit son siège.

— J’y ai pensé, concédai-je.

— « La ballade de la geôle de Reading » ?

Je dévisageai le directeur. À cet instant, il me parut plus s’approcher du Christ qu’aucun homme que j’eusse jamais rencontré.

— Ou « le style Nelson1 » ? proposai-je.

Le major eut un bref éclat de rire, pareil à un aboiement.

— Je ne suis pas sûr que la Commission d’inspection des prisons approuverait.

Il me regarda d’un air de regret.

— Et ne vous méprenez pas sur mon nom. Nous ne sommes pas du même monde. Je ne relâcherai pas ma surveillance. On vous autorise quelques livres, soumis à mon approbation, et dénués de toute idée malsaine, pour entretenir votre activité intellectuelle. Si nous vous fournissons une plume et de l’encre, ce sera dans un but précis. Vous poursuivrez votre travail au jardin. Vous avez été condamné aux travaux forcés et il n’est question d’aucun allégement. Vous comprenez ?

— Je comprends, monsieur.

— Très bien. Vous pouvez disposer. Et filez droit. Plus question de feindre la maladie. Et n’approchez pas ce garçon.

— Quel garçon ?

Il jeta un coup d’œil à une feuille sur son bureau.

— Il y a dans le bâtiment E un garçon qui travaille au jardin et qui fait le ménage dans votre bâtiment.

— Tom ? E.1.1 ?

— Vous connaissez son nom et son matricule ? Comment cela se fait-il ?

— Tout le monde les connaît.

— Vous ne devez pas l’appeler par son prénom. Effacez-le de votre esprit. Tenez-vous à bonne distance de lui.

— C’est un enfant innocent.

Le major Nelson baissa de nouveau les yeux sur le document devant lui.

— Il a quinze ans et il est loin d’être innocent.

Il leva son regard sur moi.

— Vous feriez bien de ne pas oublier que vous avez été reconnu coupable d’attentat à la pudeur et condamné à deux ans d’emprisonnement et de travaux forcés sur le témoignage de gamins qui n’étaient pas plus âgés que lui quand vous les avez rencontrés. On vous a vu en compagnie de ce garçon.

Il saisit la feuille sur son bureau.

— On vous a vu le « fréquenter » en plus d’une occasion.

— Qui raconte cela ? m’écriai-je. C’est faux !

— Évitez-le. C’est de la mauvaise graine. Ici même, au nez et à la barbe des gardiens, il s’est livré à toutes sortes de trafics illicites : tabac, opiacés, alcool et Dieu sait quoi encore. Il sera puni en conséquence et vous ne devez avoir avec lui aucun rapport d’aucune sorte. Je vais le transférer au cassage des cailloux.

— Mais ce garçon est malade, protestai-je.

— Non, il ne l’est pas.

— Mais à l’infirmerie, j’ai entendu…

Je ne pus continuer.

Le major Nelson laissa tomber le document qu’il avait en main.

— J’ai lu le rapport du Dr Maurice. Il va bien à présent, suffisamment en tout cas pour casser quelques cailloux pendant un jour ou deux. Je peux vous l’assurer.

Le directeur ramassa le petit livre bleu sur son bureau et me le tendit.

— Allez… et n’oubliez pas votre livre.

 

Cette nuit-là, de nouveau seul dans mon misérable cachot, je ressentis le refus de commuer ma peine comme un coup asséné par une épée de plomb. Je demeurais éveillé, étourdi par une sensation de douleur lancinante. Je m’étais nourri d’espoir et voilà que l’angoisse, à présent affamée, venait se repaître de moi comme si sa pitance légitime lui avait été refusée. À la suite de cette première et brève rencontre avec le major Nelson, au cours de laquelle il avait fait preuve d’humanité en m’offrant ce livre, je reconnus, avec gratitude, qu’il flottait dans l’air de la prison un peu plus de douceur qu’auparavant, mais j’étais cependant où j’étais, emmuré, brisé et disgracié. La vie en prison vous fait voir les gens et les choses tels qu’ils sont véritablement, et c’est pourquoi elle vous change en pierre.

Le lendemain matin, une fois le petit déjeuner avalé et avant le rassemblement pour la chapelle, je me tenais tapi auprès du passe-plat de ma porte, guettant la voix féminine du deuxième classe Luck. À l’instant exact où j’escomptais qu’il parle, il dit :

— Bonjour, mon ami. Aujourd’hui, j’ai prévu de vous raconter l’histoire de Vikram et du vampire. C’était un des contes favoris de Sir Richard Burton au bon vieux temps.

— Taisez-vous ! sifflai-je à travers la porte de fer. Taisez-vous, soldat Luck. Êtes-vous mon ami ? Oui ou non ?

— Bien sûr que je suis votre ami ! répondit-il d’un ton indigné. Je suis peut-être le seul que vous ayez ici, Mr Oscar Wilde. J’ai tué un autre homme pour vous… N’est-ce pas une marque d’amitié ?

— On va juger Atitis-Snake pour le meurtre du gardien Braddle, observai-je.

— C’est ce qu’il raconte, Mr Wilde, mais vous et moi connaissons la vérité. C’est notre secret, pour lequel vous me devez cent livres. Je sais que vous me les paierez car vous êtes un homme d’honneur. Vous me donnerez une reconnaissance de dette.

— C’est insensé ! m’insurgeai-je. Est-ce vous qui avez dit quelque chose au directeur au sujet de Tom et moi ? Est-ce vous ? Est-ce vous, deuxième classe Luck ? Répondez !

Il s’écoula un moment avant que Luck ne reprenne la parole et, quand il le fit, je dus tendre l’oreille pour saisir son murmure.

— Je sais que vous voulez ce garçon, Mr Wilde. Je vais voir ce que je peux faire pour vous, mais ce ne sera pas facile. Les choses ne sont plus comme avant. Ça va vous coûter très cher.

— Je ne veux pas ce garçon, martelai-je à voix haute, au désespoir. Je ne veux pas ce garçon ! Vous m’entendez ?

— Tout le monde va vous entendre, Mr Wilde. Attention.

— Pourquoi avez-vous parlé au directeur ? Que lui avez-vous dit ?

— Je ne lui ai rien dit, Mr Wilde. Rien du tout. Je n’ai pas vu le directeur. Je garderai votre secret. Vous me paierez, Mr Wilde, et je serai muet comme une tombe.

1. Le « style Nelson » (Nelson touch) désigne tantôt la tactique imaginée par l’amiral Nelson lors de sa victoire à Trafalgar en 1805, tantôt ses talents de meneur d’hommes.