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Punition

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Les semaines passaient.

Dans la geôle de Reading, où les saisons suivent leur cours inaperçues, et dans le jardin de laquelle jamais on n’entend le chant d’un oiseau, lentement, l’été devint l’automne. Chaque matin, entre le petit déjeuner et la chapelle, immanquablement, tels de grotesques parodies de Flûte et Bottom incarnant Thisbé et Pyrame dans une version du Songe d’une nuit d’été montée par des détenus, le deuxième classe Luck et moi-même chuchotions et nous interpellions au travers du mur qui séparait nos cellules. (Nos conversations étaient une habitude avec laquelle il m’était impossible de rompre ; Luck était un personnage qu’il m’était impossible de comprendre.) Chaque nuit, je restais éveillé sur la planche qui me servait de lit, à songer à tout ce que j’avais perdu et que je savais ne jamais retrouver.

En novembre, j’adressai une nouvelle requête au secrétaire d’État, plaidant de nouveau pour ma libération. Tout en écrivant, j’avais conscience de la futilité de ma démarche. C’est en vain, semble-t-il, que la pitié toque à la porte des autorités. Le pouvoir, non moins que la punition, tue tout ce qu’il y a autrement de bon et d’aimable en l’homme : l’individu, sans le savoir, perd sa bienveillance naturelle, ou prend peur de l’exercer. J’appréhendais avec horreur la perspective d’un autre hiver en prison ; il recèle quelque chose de terrible ; on se lève avant l’aube et dans la cellule noire et froide, on commence à travailler à la lueur diffuse du gaz ; à travers la petite fenêtre à barreaux, seules les ténèbres semblent parvenir à se glisser ; et il se passe souvent des jours sans qu’on goûte une fois à l’air libre ; des jours durant lesquels on suffoque ; des jours infinis dans la triste monotonie de leur apathie ou de leur désespoir.

Cela dit, je dois reconnaître qu’avec l’arrivée du major Nelson l’atmosphère au sein de la prison changeait petit à petit, et presque exclusivement en mieux. Excepté ma crainte de Luck, et de ce qu’il pouvait dire et faire, mon sort s’améliora. On m’autorisa d’autres livres, ainsi que des lunettes pour les lire. On me laissa en permanence de quoi écrire dans ma cellule. Ce que j’avais écrit m’était enlevé chaque soir avant l’« extinction des feux », mais cela ne me dérangeait pas. Je pouvais lire Dante à loisir, et recopier des passages et les annoter pour le seul plaisir d’utiliser une plume et de l’encre. Je lisais Dante chaque jour, en italien, et sans en perdre un mot. Par-dessus tout, c’était son Inferno que je dévorais. Comment aurait-il pu ne pas me plaire ? L’enfer, nous y étions. L’enfer : même avec Nelson à sa tête, c’était la geôle de Reading. Je décidai d’étudier l’allemand. (À vrai dire, la prison me semble l’endroit le plus approprié pour un tel apprentissage.)

On m’invita à examiner la « bibliothèque » de la prison – une unique étagère qui contenait un assortiment de livres de prières et de textes religieux, une demi-douzaine de romans sentimentaux, Le Voyage du pèlerin et une édition expurgée des œuvres complètes de Shakespeare – et à proposer quelques ajouts opportuns. Avec l’assistance de l’aumônier (qui venait désormais régulièrement me rendre visite dans ma cellule), je choisis L’Histoire des Juifs de Milman, le Saint Paul de Farrar, et la Vie de Jésus et Les Apôtres de Renan. Le révérend ne vit aucune objection à ces deux derniers du moment qu’ils fussent dans leur version originale française.

— Parle-t-on beaucoup le français dans la prison ? demandai-je.

— Pas du tout, répondit l’aumônier.

Je conseillai les poèmes de Chaucer, Spenser, Keats et Tennyson, ce que le directeur approuva. Je l’informai que la bibliothèque actuelle ne comportait aucun des romans de Thackeray et de Dickens, et je suggérai qu’une série de leurs œuvres complètes serait pour de nombreux prisonniers une aubaine tout aussi grande que pour moi.

— Oui, acquiesça-t-il avec une lueur dans le regard. Je pense que nous pouvons nous permettre une édition bon marché des œuvres de Dickens. La Commission d’inspection des prisons nous octroie dix livres par an pour des équipements de loisirs. Vous pouvez tout dépenser.

Je ne parlais qu’occasionnellement avec le directeur, mais à chaque fois, il m’interrogeait invariablement sur ce que je lisais – et écrivais. Je crois que ce brave homme espérait que je deviendrais une sorte de John Bunyan victorien et que ma Ballade de la geôle de Reading serait Le Voyage du pèlerin de nos jours*.

Je savais qu’il me fallait réécrire – ou, du moins, essayer –, mais je ne parvenais pas à me fixer sur un sujet. De la fenêtre de ma cellule, la veille de l’exécution de Charles Wooldridge, j’avais regardé le bourreau, à peine arrivé à la prison, traverser la cour d’un pas vif, portant aux mains des gants de jardin et chargé d’un petit sac. Cette image d’un homme en train de préparer la mort d’un autre me hantait. J’envisageais d’en faire le point de départ de ma ballade pénitentiaire.

Mes heures de loisir étaient désormais employées utilement, à lire de la poésie, à rédiger des notes, à apprendre l’allemand. Quant à celles consacrée au travail, je les passais dans le jardin de la prison, à pousser ma brouette, à arracher les mauvaises herbes, à retourner la terre, à racler le gravier, à ratisser les feuilles.

Mes outils de jardinier – brouette, déplantoir, balai, râteau, bêche – étaient rangés dans un petit appentis carré adossé à l’une des remises. Un gardien l’ouvrait et le refermait au début et à la fin de chaque journée de labeur. Non loin, délimitée par un muret de brique de deux pieds de hauteur, se trouvait la réserve de terreau. En grimpant sur le muret, je parvenais à voir au-dessus du mur du jardin la cour voisine où les prisonniers punis passaient leurs journées à déplacer des boulets ou casser des cailloux. Mon existence était d’un agrément bucolique. La leur était une torture.

La peine du boulet consistait pour les prisonniers à soulever un boulet de canon de vingt-cinq livres à hauteur de poitrine, à faire trois pas de côté, à gauche ou à droite, et à le reposer. Ils répétaient cette tâche indéfiniment durant des heures, entrecoupées de temps à autre par des pauses d’une minute, à la discrétion du surveillant. Cette corvée n’a d’autre fin que punitive. Le cassage de cailloux poursuit le même objectif, mais c’est un exercice qui offre plus de variété : on peut lever sa pioche sur sa gauche ou sur sa droite. Et puis il en ressortait au moins quelque chose d’utile : les pierres concassées étaient vendues à des maçons des environs.

Un jour, alors que, par simple curiosité, je me tenais en équilibre précaire sur le muret de brique entourant le tas de terreau, j’aperçus Tom. Il portait désormais le bonnet et la visière des prisonniers adultes, et maniait sa pioche au centre du groupe des casseurs de cailloux. Tandis que je l’observais avec consternation, je me rendis compte que, derrière lui, un gardien, mains sur les hanches, était en train de me regarder. Il souffla dans son sifflet.

— Descendez ! Descendez ! me lança-t-il.

J’obéis sur-le-champ, notant, avec soulagement, qu’il ne m’avait appelé ni par mon nom ni par mon matricule.

Une autre fois, je me rendis sans témoins à l’appentis vers le milieu de l’après-midi. Le gardien qui m’était assigné, me voyant pousser ma brouette dans le potager, m’avait ordonné de cesser de « feignanter » et de me mettre à désherber. J’étais allé chercher une paire de gants et un sarcloir dans ce but. Comme j’ouvrais la porte de la resserre, il y eut à l’intérieur un mouvement soudain, accompagné d’un tâtonnement furtif. Une seconde, oubliant l’endroit où je me trouvais, je pensai qu’il pouvait s’agir d’un chien ou d’un renard, et je sursautai, effrayé. Presque aussitôt, je compris que je n’avais en aucun cas affaire à un animal : j’avais devant moi la silhouette tapie d’un enfant.

— Pour l’amour du Christ, Tom, qu’est-ce que tu fais caché ici ? m’écriai-je.

Il ne répondit pas, mais se recroquevilla un peu plus dans l’obscurité de l’appentis.

— Tu ne peux pas rester ici, murmurai-je. On te trouvera. On te fouettera.

Il ne pouvait reculer davantage. Il se tenait à quatre pattes, blotti, coincé entre deux sacs de tourbe, acculé contre un mur de ballots crasseux, la tête tendue vers moi. Je m’approchai pour lui toucher l’épaule.

— Tom.

Sa terreur était palpable. Comme ma main l’atteignait, il tressaillit et agita le bras pour m’écarter. Ce geste le fit basculer vers l’avant et son bonnet tomba sur le sol. Ce n’était pas Tom. C’était le nain.

— Vous ! hoquetai-je.

Il continua à se taire.

— Vous êtes Joseph Smith.

J’ôtai mon bonnet.

— Nous sommes voisins de cellules. Je suis Oscar Wilde.

Il leva sur moi des yeux emplis d’effroi, ramassé sur lui-même comme un animal pris au piège.

— Je ne vous ferai pas de mal, mais il ne faut pas rester ici. Ce n’est pas sûr. Un gardien vient fermer l’appentis le soir. Il vous trouvera. Vous serez battu.

— J’ai déjà été battu, dit-il, dans un murmure rauque.

Ses yeux ne quittaient pas les miens.

— C’était du temps de Braddle, observai-je.

— Il est mort, grinça-t-il.

— Oui, et il ne vous fera plus de mal maintenant.

— Je ne lui donnerai pas ce qu’il veut, souffla-t-il. Plutôt mourir.

— C’est lui qui est mort.

Son regard affolé et affolant ne me lâchait pas.

— Je sais.

— Vous êtes condamné au boulet ? demandai-je. Vous venez de la cour d’à côté où vous cassez des cailloux ? On vous a laissé vous rendre aux latrines, c’est ça ? Oui ?

Il ne répondait pas.

— Vous ne pouvez pas vous évader, lui rappelai-je. Vous devriez y retourner.

Il ne dit rien de plus, mais il me dévisageait, fixement, farouchement. Dans son regard furieux, je lisais autant de peur que de rage.

Je pris mes gants et mon sarcloir, et le laissai là. Au moment où j’atteignais le coin du potager, à proximité du passage qui menait à la cour d’exercice principale, je me retournai et le vis détaler au loin sur l’allée, tel un gnome de conte de fées.

 

Une semaine plus tard, on le traîna sur la passerelle du bâtiment B, on l’attacha dans le quartier disciplinaire et on lui administra une série de coups de chat à neuf queues. Le même jour, nous apprenions à la chapelle la mort du détenu C.3.1.

La punition du nain eut lieu avant le dîner, à la fin de la journée de travail. Depuis ma cellule, dans le bâtiment C, je ne pouvais pas entendre le claquement du fouet, mais, de loin, me parvenait l’écho des hurlements de douleur du petit homme.

Je m’assis à ma table, fixant mon livre sans en saisir un mot. L’oreille aux aguets, j’attendais le retour de mon voisin. Il ne venait pas. Au lieu de cela, une demi-heure environ après la fin des cris, j’entendis un pas décidé sur la passerelle. La porte de ma cellule s’ouvrit à la volée – un nouveau gardien était de service et il était déterminé à ne rien faire à moitié.

— Debout. Le chirurgien vient vous voir.

Le Dr Maurice entra.

— Je suis venu vous faire un lavement d’oreille, déclara-t-il.

Je le regardai. Il avait le visage cramoisi, les tempes luisantes de transpiration.

— Connaissez-vous bien L’Enfer de Dante ? lui demandai-je en lui faisant face, mon exemplaire à la main. « Considerate la vostra semenza : fatti non foste a viver come bruti, ma per seguir virtute e conoscenza. »

— L’italien n’est pas mon forte, répliqua-t-il en m’adressant un sourire.

Il déposa sa sacoche sur ma table.

— « Considérez la graine dont vous êtes issu : vous n’êtes pas né pour vivre comme une brute, mais pour suivre la vertu et la connaissance. »

— Où voulez-vous en venir ? demanda-t-il en écarquillant les yeux.

— Vous revenez tout juste du châtiment de ce pauvre nain ! m’écriai-je.

— J’ai assisté à la punition, oui. Aux côtés du directeur. J’ai fait mon devoir.

— Vous êtes un médecin, docteur. Vous soignez les gens. Comment pouvez-vous appeler cela votre devoir ?

— Vous vous oubliez, C.3.3, fit-il calmement.

— Peut-être, concédai-je. Le système carcéral actuel semble presque avoir pour objectif la ruine et la destruction des facultés mentales. Privé de rapports humains, isolé de toute influence humaine et humanisante, condamné au silence éternel, sans contact avec le monde extérieur, traité comme un animal dépourvu d’intelligence, plus brutalisé que ne le serait la plus primitive des créatures, l’individu détenu dans une prison anglaise peut difficilement échapper à la folie.

— Si vous avez fini avec votre tirade, asseyez-vous et laissez-moi vous examiner l’oreille.

Le docteur s’était exprimé froidement mais sans animosité.

— Vous ne devriez pas dire des choses pareilles. Vous devriez vous rappeler où vous êtes… et avec qui.

Je m’assis en silence et laissai choir ma tête sur mon épaule gauche. Le chirurgien sortit une petite coupelle en métal de sa sacoche.

— Tenez ceci sous votre oreille, me demanda-t-il. Je vous préviens, le bout de la seringue est froid et vous allez ressentir au niveau de votre oreille moyenne une sensation étrange, comme un torrent. Et ça risque d’être douloureux, j’en ai peur. Mais c’est un mal nécessaire.

— Merci, docteur, murmurai-je en suivant ses instructions. La punition du nain était-elle aussi un mal nécessaire ? Je me pose la question.

— Oui, répondit simplement le Dr Maurice. Le détenu a tenté de s’évader. Il avait déjà essayé.

— Il voulait échapper au gardien Braddle, précisai-je, tiquant au moment où le docteur introduisait la seringue froide dans mon oreille.

— Le gardien Braddle est mort. Ce n’est pas une excuse. Il n’y a aucune excuse. La dernière fois, C.3.4 a été puni de trois jours à l’isolement au pain sec et à l’eau.

— Avec quel résultat ?

— Aucun. En conséquence, le châtiment était inévitable. C’est un réfractaire.

— C’est un nain, docteur.

— En effet. Et c’est pourquoi j’ai mis fin à la flagellation. Au bout de huit coups.

— Que s’est-il passé ?

— Il a perdu connaissance. On avait pris le mauvais chat à neuf queues. Celui de quatre pieds. C’était parfaitement en accord avec le règlement – le sujet est âgé de plus de seize ans – mais, en la circonstance, inapproprié. C.3.4 n’est pas plus robuste qu’un enfant. Il est à l’infirmerie à présent. J’espère qu’il retiendra la leçon.

— S’il survit.

Je tressaillis de nouveau comme la pointe d’acier de la seringue s’enfonçait plus profondément.

— Il vivra, affirma le chirurgien en m’examinant.

— Qui a administré le châtiment ? demandai-je.

— Le gardien Stokes. C’était la première fois qu’il maniait le chat.

— Et il voulait impressionner le nouveau directeur, sans aucun doute.

— Sans aucun doute.

Un Niagara de bruit déferla tout à coup dans mon crâne. Je poussai un cri, plus de surprise que de douleur.

— C’est presque fini, dit le docteur avec désinvolture. Et c’était visiblement nécessaire. Après ceci, il y aura peut-être quelques saignements, mais superficiels.

Je fermai les yeux, peu enclin à voir les immondices qu’extrayait le chirurgien de mon oreille.

— Pauvre gardien Stokes, repris-je, parlant pour faire diversion. On dirait qu’il perd un à un tous ceux dont il a la charge. C.3.5 est parti, C.3.1 est mort, C.3.4 a été réduit en charpie. Serai-je le prochain, docteur ? Qu’en pensez-vous ? À moins que ce ne soit au tour du deuxième classe Luck, à côté ?

— C.3.4 n’a pas été réduit en charpie, me reprit sévèrement le chirurgien tout en dégageant la seringue et en vidant son infâme contenu dans la coupelle. Il sera sur pied dans un jour ou deux.

— De quoi est mort C.3.1 ? m’enquis-je, les yeux toujours fermés.

— De vieillesse et d’un emphysème. Il n’y a là aucun mystère.

— Et à quoi est due celle du gardien Braddle ?

— Fracture de la nuque et de la colonne vertébrale. Sa chute l’a tué. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute.

Le chirurgien me prit la coupelle des mains et se dirigea vers le coin de la cellule pour la vider dans la bassine réservée à mes besoins. Je rouvris les paupières.

— Et les cloques sur son visage ? Qu’en concluez-vous ?

— Je ne suis pas certain, avoua le Dr Maurice.

Il revint à la table et enveloppa sa seringue dans un linge de flanelle.

— Avez-vous quelque chose avec quoi vous essuyer l’oreille ? demanda-t-il.

Je souris.

— Nous sommes à la prison de Reading, docteur. On nous sert nos repas dans nos cellules, avec un certain style, mais nous n’avons pas, hélas, de serviette de table.

Il prit son mouchoir dans sa poche de poitrine et me le tendit.

— Merci.

Je portai le mouchoir à mon oreille. Le chirurgien referma sa sacoche.

— Quand vous serez appelé comme témoin au procès de Sebastian Atitis-Snake, que direz-vous, docteur ?

— À quel sujet ?

— Au sujet des causes du décès du gardien Braddle.

— Je dirai qu’il est tombé de la passerelle et qu’il en est mort. C’est la vérité, pure et simple.

— La vérité… commençai-je, mais mon oreille m’élança et je n’eus pas la force de continuer.

— J’ai terminé, déclara le Dr Maurice.