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Le condamné

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J’appris le retour de Sebastian Atitis-Snake à la prison de Reading par le révérend Friend. L’aumônier n’était à présent qu’un trop fréquent visiteur de ma petite cellule. Depuis le jour où il m’avait enjoint de ne pas laisser mon esprit « s’arrêter aux nuages, mais de lui permettre d’aller jusqu’à Lui, qui est au-dessus des nuages », et où je l’avais renvoyé sans ménagement sur la passerelle, je m’étais efforcé de faire preuve de civilité envers l’opiniâtre pasteur. Je m’étais rendu compte qu’il n’était pas mauvais, seulement assommant – ce qui, bien entendu, est nettement pire. Il passait me voir chaque semaine, en général le mercredi, et, invariablement, il apportait un texte qui, espérait-il, pourrait constituer le point de départ de ce qu’il appelait une « conversation spirituellement revigorante ». J’essayais de lui expliquer que, quoi que je fusse plus que quiconque disposé à admirer le Christ, c’était avec son Église que j’avais un problème.

— Je comprends, disait-il d’un air pénétré, mais je savais que ce n’était pas vrai.

Ce mercredi-là – le 14 avril 1897 –, je m’étais blindé en prévision de sa visite. J’anticipais qu’il serait plus rébarbatif que jamais : nous étions le mercredi avant Pâques. Tout au contraire, le révérend Friend me prit de court. Quand il apparut à la porte de ma cellule, je le trouvai changé : il me parut intéressant. C’était un homme d’une soixantaine d’années, d’allure frêle, aux cheveux gris qui se raréfiaient et au visage inexpressif, plus lisse qu’on ne s’y serait attendu chez une personne de cet âge. D’ordinaire, il avait le teint pâle et cireux. Ce jour-là, sa figure était colorée et animée. Il semblait étrangement vivant… et fort excité.

— Nous sommes le mercredi saint, annonça-t-il en pénétrant dans la pièce.

Il tenait une petite boîte dans une main et un livre de prières dans l’autre.

— Le mercredi malsain, rétorquai-je. Le jour où Judas Iscariote a vendu Notre Seigneur pour trente deniers.

— Savez-vous où se trouvait Notre Seigneur au moment où Il a été trahi ? demanda-t-il.

Il s’avança vivement vers moi, brandissant son livre de prières.

— Oui, répondis-je. À Béthanie, chez Simon le lépreux.

Je me levai et offris mon siège à l’aumônier.

— Bienvenue dans mon humble demeure, mon père, fis-je en souriant.

Il s’assit, reconnaissant, et comme il s’installait, il leva sur moi des yeux d’un éclat inattendu.

— Merci, C.3.3, dit-il. Étiez-vous en train de méditer sur la façon dont Judas a bassement trahi Notre Seigneur ?

— Oui, répondis-je avec sincérité. Et sur la mort du soldat Wooldridge…

— Ah oui… Wooldridge.

Le révérend soupira et hocha tristement la tête. Il déposa sa boîte au pied de ma table.

— Quand une pendaison a lieu dans la prison, cela touche chacun d’entre nous.

Il m’étudia d’un air interrogateur.

— Et pourquoi pensiez-vous en même temps à Judas et Wooldridge ?

— Judas a trahi Jésus, que pourtant il aimait. Wooldridge a tué sa femme, que pourtant il aimait. Nous tuons, tous, ce que nous aimons… Ne trouvez-vous pas cela étrange, mon père ?

— Le lâche le fait avec un baiser, déclara le pasteur.

— Et le brave avec l’épée.

Le révérend Friend passa sa langue sur ses lèvres pour les humecter.

— Vous m’attendiez ? s’enquit-il.

— Oui.

— J’en suis heureux. J’étais impatient de vous voir.

Il commença à feuilleter son livre de prières.

— J’ai préparé notre lecture.

Il trouva la page qu’il cherchait.

— J’ai été retenu par un contretemps inattendu, ajouta-t-il en s’excusant.

— Vous avez des obligations, observai-je d’un ton doucereux.

— Oui, en effet.

Il opina du chef.

— C’est intéressant que vous ayez réfléchi à la pendaison du détenu Wooldridge. Je reviens tout juste de donner la communion à un autre homme qui doit subir le même sort.

— Ici ?

— Dans la cellule des condamnés. Il y restera sous étroite surveillance jusqu’à ce que son heure vienne. Il ne peut se rendre à la chapelle, naturellement, aussi me faut-il aller jusqu’à lui.

Il désigna sa petite boîte.

— J’ai un nécessaire eucharistique portatif exprès pour cela. Il m’a été offert par mes parents à mon ordination.

— Est-ce de Sebastian Atitis-Snake qu’il s’agit ? demandai-je. Il est revenu ?

C’était la première fois que quelqu’un y faisait allusion.

— Oui. Il est arrivé hier soir. Le malheureux a été renvoyé ici pour y être exécuté. Une triste affaire.

L’aumônier rejeta la tête en arrière et ferma brièvement les yeux.

— Vous n’approuvez pas la pendaison ? lui demandai-je, quelque peu surpris.

— C’est de la barbarie, lâcha le pasteur en me fixant d’un regard perçant.

Ses yeux globuleux étaient au bord des larmes.

— « Œil pour œil », c’est la philosophie de l’Ancien Testament. Le Christ est mort le vendredi saint pour racheter tous nos péchés.

— Oui, acquiesçai-je. Vous avez raison, mon père.

Je m’assis sur le bord de mon lit et l’étudiai. Je fus stupéfait de me trouver soudain en accord avec ce clerc ennuyeux à la voix geignarde.

— Quand son exécution doit-elle avoir lieu ?

— Au cours du mois qui vient, à moins qu’il n’y ait un appel ou un recours en grâce, ce dont je doute. Atitis-Snake n’en est pas à son premier meurtre.

— Je sais.

L’aumônier me dévisagea.

— Vous êtes au courant de l’affaire ?

— Son premier procès s’est déroulé en même temps que le mien, expliquai-je. J’en ai lu le compte rendu dans les journaux. « L’empoisonneur Napoléon. »

— Cette fois-là, il a eu la vie sauve. Sa pauvre épouse, qu’il avait tenté de tuer, était pourtant absolument irréprochable.

Le révérend soupira.

— La deuxième fois, le juge s’est montré sans pitié.

— Alors que le gardien Braddle, lui, était loin d’être irréprochable ?

L’aumônier serra son livre de prières entre ses mains.

— « Si un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ils ont fait tous deux une chose abominable ; ils seront punis de mort ; leur sang retombera sur eux. » Lévitique, chapitre 20, verset 13.

— Est-ce notre texte pour aujourd’hui, mon père ? demandai-je, haussant un sourcil.

— Non, marmonna le pauvre clerc, dont le visage devint écarlate.

Il me regardait, embarrassé.

— Je ne pensais pas à vous, C.3.3, balbutia-t-il.

— Je comprends, mon père, le rassurai-je. Le gardien Braddle était un individu malfaisant, et pas seulement à vos yeux.

— Il était une abomination, murmura l’aumônier.

Tout à coup, il se redressa et prit une longue inspiration, puis il me sourit, comme pour me signifier qu’il était de nouveau lui-même. Il plongea la main dans la poche de sa veste, d’où il tira un mouchoir. Il s’épongea le front et se moucha.

— Ne parlons pas en mal des morts, déclara-t-il d’une voix forte. Et n’oublions jamais le sixième commandement : « Tu ne tueras point. » Mr Braddle était gardien de prison depuis de nombreuses années. Atitis-Snake a admis l’avoir assassiné et ce qu’il avançait pour sa défense était risible. La sentence prononcée par le juge était inévitable, j’en ai peur.

— Vous revenez tout juste de sa cellule ?

— Oui.

— Et comment réagit-il face à la mort ? demandai-je.

Le chapelain respira profondément.

— C’est une terrible perspective, mais il semble résigné. Calme. Presque serein.

— Exprime-t-il des remords ?

— Je crois, affirma l’aumônier avec conviction. Il a demandé à communier. J’ai eu le sentiment que c’était pour lui un besoin urgent. Il cherche le pardon.

Je souris.

— Comme nous tous, mon père.

— Vraiment ? fit le révérend, l’œil brillant et la peau luisante.

Il tourna la tête vers le ciel et contempla le plafond de ma cellule. Il était criblé de gouttes de condensation.

— Les murs pleurent dans cette prison, dis-je.

— « Du fond de l’abîme je T’invoque, ô Éternel ! Seigneur, écoute ma voix ! Que Tes oreilles soient attentives à la voix de mes supplications ! » Notre rédempteur attend, C.3.3. Prions ensemble maintenant.

Je n’avais pas le cœur à m’opposer à lui. Je m’assis à son côté pendant que, de sa voix plaintive et monocorde, il entonnait psaumes et répons, et adressait à haute voix ses prières au Tout-Puissant. Quand il eut terminé, il paraissait complètement épuisé.

— J’espère que vous vous sentez revigoré, mon fils, souffla-t-il d’une voix éteinte.

Il inspira longuement et referma son livre de prières.

— Le devoir m’appelle à présent. Je crains que C.3.4 ne soit au tréfonds du désespoir.

— Avez-vous préparé un texte pour lui ? demandai-je.

— « Le désespoir est la moiteur de l’enfer, comme la joie est la sérénité du ciel. »

— John Donne, fis-je dans un sourire. Je connais la phrase… mais j’ignore comment le nain la recevra. Pour quelqu’un qui a travaillé dans un cirque, je le trouve singulièrement abattu.

L’aumônier, visiblement exténué à présent, se leva avec lenteur.

— Au moins, C.3.4 acceptera de me recevoir. C.3.2 refuse de me laisser passer sa porte. Il est hindou, ou bouddhiste, ou quelque chose comme ça.

— Oui, mon père. Vous me l’avez déjà dit.

Quand il fut parvenu à la porte de ma cellule, le chapelain y demeura un instant, rassemblant ses forces et me considérant de ses yeux larmoyants.

— Au revoir, C.3.3, dit-il en traçant le signe de la croix.

— Je pense que vous finirez à Rome, mon père, affirmai-je. Comme cela pourrait m’arriver à moi aussi. L’Église catholique n’est faite que pour les saints et les pécheurs. Pour les gens respectables, l’Église d’Angleterre suffit.

— Vous êtes drôle, C.3.3, répliqua le révérend Friend en souriant avec bonté. Et cela, c’est un don de Dieu.

C’était, pour se séparer, d’aimables paroles et, en l’occurrence, ce furent les dernières qu’il m’adressa. Après avoir quitté ma cellule, il se rendit dans celle de mon voisin. Je l’entendis dire quelque chose au nain en entrant, puis – bien que je me tinsse tout près de ma porte à écouter – il n’y eut plus rien pendant une minute ou deux jusqu’à ce que, soudain, un bruit de lutte me parvienne à travers le mur : des corps s’empoignant violemment, une voix d’homme appelant éperdument au secours, puis poussant des hurlements désespérés. Les cris s’accompagnaient de l’écho terrifiant d’un déchaînement de violence : meubles fracassés sur le sol, martèlement sourd et insistant de poings et de bottes.

Cela ne dura que quelques secondes, mais le temps que les gardiens Stokes et Martin arrivent dans la cellule du nain, l’aumônier était déjà mort.