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Conséquence

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Je ne peux qu’imaginer ce qui s’est passé ensuite. Je n’en ai rien vu. J’ai seulement entendu, l’oreille pressée contre le métal froid de ma porte.

Au moment où les gardiens pénétraient dans la cellule du nain, l’échauffourée était déjà terminée. J’entendis Stokes s’écrier : « Dieu du Ciel, il est mort ! », puis ce qui me sembla le claquement d’un fouet, suivi des cris et des couinements d’un cochon meurtri. J’entendis un troisième gardien arriver, puis un quatrième, et peut-être un autre encore. Les voix étaient désormais étouffées, mais les mots et les phrases épars que je saisis furent suffisants pour comprendre qu’on allait emporter le corps du chapelain sur une civière à la morgue – où le chirurgien l’examinerait – et qu’on laisserait le nain dans sa cellule.

Tout cet épisode – depuis le moment où le révérend Friend m’avait quitté jusqu’à celui où son corps inerte fut emporté de la cellule voisine vers la morgue de la prison – ne dura pas plus de vingt minutes. Quand tout fut fini, quand le tumulte se fut dissipé, et quand je sentis que plus un gardien ne traînait sur la passerelle, je me plaçai du côté gauche de ma porte et j’appelai le nain.

— C.3.4… C.3.4 ! Joseph Smith ! Êtes-vous là ?

Mais aucune réponse ne me parvint.

Deux heures et demie plus tard, alors que huit heures sonnaient au clocher du voisinage, on me conduisit par les couloirs et les passages silencieux jusqu’au bureau du directeur. Martin m’escortait. « Le directeur veut vous voir » était la seule chose qu’il m’avait dite quand il avait ouvert ma porte. J’attendis que nous fussions loin des cellules et hors de portée d’oreille des autres gardiens pour parler.

— Pourquoi m’emmenez-vous chez le directeur ? chuchotai-je derrière ma visière.

— Comme témoin. Vous êtes le dernier à avoir vu le révérend vivant.

— Alors il est décédé ? dis-je à voix basse, prenant pour la première fois clairement conscience de ce qui s’était produit.

— Oh oui, murmura Martin, avec un gloussement lugubre. Ça, ça fait pas d’doute. Vous auriez dû le voir, le pauvre gars. C’t’avorton l’a cogné à mort. L’était aussi vivant qu’une poupée d’chiffon.

— Vous l’avez battu ? demandai-je en tournant ma tête encapuchonnée vers le gardien. Il m’a semblé avoir entendu le claquement d’un fouet.

— Le gardien Stokes l’a corrigé avec une serviette. En pleine figure. C’est comme ça qu’y faut s’y prendre avec les hystériques.

— Ah oui ? Je l’ignorais.

— Oh, pour sûr.

Martin paraissait étrangement indifférent aux événements de la soirée. Dans sa révoltante chimie, la vie en prison transforme une horreur pure et simple en quelque chose d’ordinaire.

— Après ça, on lui a mis les menottes, poursuivit-il allègrement. L’médecin lui passera la camisole un peu plus tard, c’est certain. Et on l’enverra à Bedlam. C’est une bête sauvage, c’petit bonhomme.

— Où allons-nous ? m’enquis-je.

Nous avions changé de façon inattendue de direction. Au lieu de suivre le couloir jusqu’à l’escalier qui menait au bureau du directeur et à la salle réservée aux visites des avocats, Martin avait obliqué par le passage couvert qui conduisait à la cour extérieure de la prison.

— Au domicile du directeur. C’t’un honneur qu’il vous fait, C.3.3.

Tandis que nous traversions la cour, tout à son extrémité, près de l’accès qui partait en direction du bâtiment D, j’aperçus trois garçons qui marchaient accompagnés de l’accorte surveillante. Il faisait sombre à présent ; je ne distinguais que leurs silhouettes ; mais Tom semblait parmi eux. Je ne l’avais pas vu depuis des semaines. Il me parut plus grand que dans mon souvenir. Comme je le fixais, il se retourna et me regarda.

— Ils sont de sortie à une heure tardive, observai-je.

— Punition, lâcha Martin. Ils ont récuré les latrines. Le directeur les fait pas fouetter, rapport à leur âge, alors on leur donne des p’tites corvées en supplément. Les gogues, et au lit.

Dans l’obscurité, je devinais son sourire. Ce n’était pas un sourire mauvais, ni même un rictus cruel. C’était la simple admission de la manière dont les choses se passaient à la geôle de Reading.

Nous avions atteint le perron de la tourelle fortifiée où résidait le directeur de la prison. Martin, avec un brin de fierté, tira sur la cloche.

— Je suis jamais v’nu, me confia-t-il.

— Moi non plus. J’ai oublié mon habit. J’espère que le directeur n’a pas prévu que nous dînions.

La lourde porte – faite de noirs panneaux de chêne semés de clous – s’ouvrit lentement. J’eus l’impression que Martin et moi nous attendions à voir paraître un vieux domestique échappé des pages d’un roman gothique. Nous fûmes déçus. Le Dr Maurice, en gilet et bras de chemise, se tenait sur le seuil. Il fumait une cigarette et je remarquai qu’il portait de nouveau ses lunettes.

— Le majordome est de sortie ce soir, murmurai-je.

— N’oubliez pas où vous êtes, C.3.3, me réprimanda le docteur.

Il m’invita à pénétrer dans le vestibule et adressa un signe de tête à Martin.

— Merci, gardien. Attendez ici le temps que le directeur s’entretienne avec le détenu. Ce ne sera pas long.

De ses phalanges osseuses, le médecin toqua discrètement à la porte qui se trouvait immédiatement sur la droite après l’entrée et, sans attendre de réponse, il m’introduisit dans une petite pièce éclairée au gaz, où, debout près de la cheminée, nous tournant le dos, se trouvait le directeur.

— Ôtez votre bonnet, ordonna le médecin. N’oubliez pas où vous êtes, répéta-t-il.

Tandis que je m’exécutais, je jetai un coup d’œil autour de moi. La pièce était exiguë, vide et sans confort. C’était à l’évidence un salon, mais, hormis un tapis turc sur le sol de dalles grises et un sobre manteau de cheminée en bois encadrant un âtre vide, il était dépourvu de toute forme d’ameublement ou de décoration.

Le directeur pivota sur ses talons. Il était habillé pour le dîner, en uniforme du soir, arborant ses décorations et fumant un petit cigare. Ses cheveux noirs se dressaient au garde-à-vous, lustrés comme un haut-de-forme. Dans la pénombre de cette pièce mal éclairée, son visage ridé paraissait blême et fatigué. Il me sourit, l’air grave.

— On meurt beaucoup autour de vous, C.3.3, déclara-t-il. Que se passe-t-il ?

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Le chirurgien m’affirme que vous êtes au courant de tout.

Je me tournai, cherchant du regard le Dr Maurice. Il se tenait derrière moi, son long dos appuyé contre la porte du salon. Il hocha la tête, comme pour m’encourager à parler, et tira sur sa cigarette.

— Je ne comprends pas, monsieur, avouai-je.

— À ce que me dit le docteur, vous et lui avez une relation commune, « l’illustre Arthur Conan Doyle », le célèbre créateur du « gentleman détective », Sherlock Holmes.

— J’ai connu le Dr Conan Doyle autrefois, concédai-je, quand nous étions plus jeunes et plus heureux.

— Selon le Dr Maurice, vous avez fait plus que le connaître : vous étiez le Holmes dont il était le Watson ! Ensemble, vous avez démêlé des mystères – des vrais. Côte à côte, vous avez élucidé des crimes, et tout cela grâce à la finesse de vos observations et la sagacité de vos raisonnements. Vous êtes venu, vous avez vu, vous avez résolu.

Il tira une bouffée de son cigare et me fixa d’un œil perçant.

— Alors, qu’en dites-vous ?

Je restai silencieux. Je ne savais que répondre.

— J’ai lu votre conte, Le Crime de Lord Arthur Savile, reprit-il en se dressant sur la pointe des pieds. Vous avez manifestement l’instinct pour ce genre de chose. Détective est votre métier manqué *, on dirait.

Il sortit une montre de gousset de son gilet et consulta l’heure. Il hocha la tête, puis il porta de nouveau son regard sur moi en levant les sourcils.

— Alors, qu’est-ce qui se passe ?

— Je ne sais vraiment rien du tout, monsieur, me défendis-je.

— Nous en jugerons nous-mêmes, répliqua le major Nelson, qui se retourna et jeta la fin de son cigare dans l’âtre.

« Je dîne ce soir avec Mr Palmer, ou du moins je l’espère. Son usine de biscuits est tout à côté, vous savez.

— Mr Palmer de Huntley & Palmer ?

— Lui-même. Il m’a raconté que lui et vous aviez participé à la résolution d’une affaire il y a un an ou deux. La police était dans une impasse, mais vous, vous avez trouvé la solution. C’est ce que dit Palmer1.

— Je me souviens de cette aventure, admis-je, souriant à demi. Elle m’a valu ma première visite à Reading.

Tout en prononçant ces mots, je baissai les yeux et aperçus les grotesques flèches noires imprimées sur ma défroque de prisonnier.

— Mon épouse est une amie de la famille de Mr Palmer. Si vous pensez qu’il n’en sera pas embarrassé, je vous remercie de me rappeler à lui quand vous le verrez.

— À ce train, ce ne sera sans doute pas ce soir, hélas. Une fois que j’aurai entendu ce que vous avez à dire, si vous vous décidez, il me faudra prévenir la police.

— Elle n’a pas encore été appelée ? demandai-je.

— Non. La prison est sous ma juridiction. Je voulais d’abord réunir moi-même tous les éléments. Je les avertirai d’ici peu. La Commission d’inspection des prisons nous a récemment équipés du téléphone. On m’a dit que le colonel Isaacson ne s’en est jamais servi, mais moi, je le ferai.

— Ce ne sera peut-être pas la peine.

— Pas la peine d’utiliser le téléphone ?

— Pas la peine de prévenir la police.

Le directeur bascula légèrement sur les talons et accrocha ses pouces aux poches de son gilet.

— L’aumônier est mort, C.3.3. Vous êtes au courant ?

— Oui, monsieur. Et je sais aussi que c’est le nain qui l’a agressé. D’une façon impitoyable. J’ai tout entendu.

— Il est bon pour la potence… sauf s’il parvient à démontrer qu’il est fou.

— Il est fou, monsieur, c’est certain. Ou il l’est devenu, par la faute de la cruauté dont il a été victime ici. Il a sauvagement agressé le chapelain, mais il ne l’a pas assassiné.

— Le révérend Friend a été rossé à mort par le détenu Joseph Smith. Cinq gardiens sont arrivés sur les lieux dans les secondes qui ont suivi.

Je regardai longuement le directeur. Il avait le visage détendu : non pas indifférent, mais sans duplicité. Il était le premier de mes geôliers, mais je l’appréciais en tant qu’homme et je savais combien je lui devais.

— Le nain a contribué au décès du pasteur, cela ne fait aucun doute, monsieur, repris-je. Mais je ne pense pas qu’il puisse en être tenu pour responsable.

— Cela, nous laisserons les tribunaux en décider. S’il est reconnu coupable du meurtre de l’aumônier, et s’il n’est pas déclaré fou, il sera pendu. Justice doit être faite.

— Mais si ce n’est pas lui l’assassin, monsieur ? insistai-je. Si c’est une tout autre personne, et si le nain a seulement été un auxiliaire du crime, qu’arrivera-t-il ?

— Que voulez-vous dire ?

Le major Nelson cessa de se balancer et me considéra avec attention.

Je m’exprimais désormais de façon plus empruntée. Je n’étais plus habitué à me tenir au coin de la cheminée, à avoir une conversation rationnelle avec un gentleman habillé pour le dîner. Je n’étais plus habitué à parler sans baisser la tête.

— Si le nain avait agressé le révérend, avec quelque brutalité que ce fût, et si le révérend avait survécu, l’affaire aurait-elle concerné la police ?

Le major Nelson hésita.

— Non. Non, pas nécessairement.

Il tripota sa moustache de morse.

— Une échauffourée à l’intérieur de la prison, une agression sur l’un des membres du personnel… cela relève de la discipline de l’établissement.

— Et donc de vous, en tant que directeur.

— Oui. Après avoir consulté le chirurgien et, le cas échéant, le comité de surveillance, en fonction de la punition qui semblerait convenir aux circonstances.

Je me tournai vers le Dr Maurice.

— Avez-vous examiné le corps du défunt, docteur ?

— Oui.

— Quelle a été la cause du décès ?

— La cause exacte… Je dirais – et c’est ce que j’inscrirai sur le certificat de décès – que c’était un arrêt cardiaque. Il a eu une attaque.

— Due, selon vous, aux coups qu’il a reçus ?

Le docteur tira sur sa cigarette.

— Possiblement par l’agression elle-même. Mr Friend a pu faire son malaise à l’instant où il a vu le détenu lui bondir dessus.

J’acquiesçai d’un signe de tête.

— Cela me paraît fort probable, docteur. À ce que j’ai entendu, le nain semblait s’acharner sur un corps inerte.

— Vous êtes en train de nous dire que Friend n’est pas mort des coups qu’il a reçus ? demanda le directeur.

— L’agression a provoqué une crise cardiaque, répondis-je. C’est d’elle qu’il est mort.

— Et qu’est-ce qui a provoqué l’agression, je me le demande ? fit le directeur en tripotant d’un air songeur des clés et des pièces de monnaie dans ses poches.

— Une citation de John Donne, à mon avis, suggérai-je, avant d’ajouter avec un sourire : Ses sermons n’ont jamais fait l’unanimité.

Le directeur me regarda d’un air perplexe.

— Excusez-moi, monsieur, me repris-je. Ma crainte, c’est que le pasteur n’ait irrité C.3.4 avec un prêche bien intentionné mais mal à propos. Cela lui ressemblait.

Le major Nelson tourna son regard vers le chirurgien de la prison. Bien que ce dernier fût son subordonné, il était d’un rang social supérieur et je sentis que le directeur en rabattait devant lui.

— Mr Friend avait-il le cœur fragile ? interrogea-t-il.

— Il avait soixante ans, répondit le docteur.

— Vous étiez son médecin ? demandai-je.

— Oui.

— Avait-il le cœur fragile ? insistai-je.

— Pas à ma connaissance.

Le major Nelson, mordillant sa moustache, consulta de nouveau sa montre.

— Où tout cela nous mène-t-il, C.3.3 ?

— À votre dîner, je l’espère, monsieur, répondis-je en le fixant dans les yeux. Inutile de déranger le central téléphonique ce soir. Cette affaire ne regarde pas la police. Il n’y a pas lieu d’agir à la hâte. Si vous partez tout de suite, même si vous avez manqué la bisque *, vous serez à l’heure pour le turbot. Le révérend est mort. Dieu ait son âme. Le pauvre nain est dans sa cellule. Vous pourrez décider de son sort le moment venu. Il a violé le règlement de la prison, et qu’il faille le corriger une fois de plus ou l’envoyer dans un hôpital spécialisé, il vous appartiendra d’en décider… Mais il vaudrait probablement mieux pour cela que vous ayez le ventre plein.

Le directeur me retourna mon regard.

— C’est très bien, et je vous remercie de vous préoccuper de ma digestion, mais je connais mon devoir. Justice doit être faite.

— Oh, justice sera faite, monsieur, me récriai-je. Le meurtrier de l’aumônier sera pendu. Cela, vous pouvez en être sûr.

1. Voir Oscar Wilde et le cadavre souriant, 10/18, no 4412.