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Le parfum de la peur

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En prison, il y a parfois des moments de drame intense, mais ils sont rares. C’est la prévisibilité – l’inévitabilité – une monotonie suffocante – une immobilité paralysante – qui caractérisent cet endroit où chaque aspect de la vie est réglé selon un ordre immuable. Nous travaillons, nous nous promenons, nous mangeons, nous dormons, nous faisons la queue pour aller vider nos immondices, nous nous couchons dans l’espoir de dormir, nous prions (ou, du moins, nous nous agenouillons en prière), selon les lois inflexibles d’une doctrine de fer qui rend chaque triste journée jusque dans le plus infime détail semblable à sa sœur. Au-dehors, dans le monde qui vit, le changement permanent est l’essence même de l’existence. Pas derrière les murs morts de la geôle de Reading. Même à l’air libre, dans le jardin de la prison, où, tout en allant et venant derrière ma brouette, il m’était loisible de scruter loin au-dessus de moi le ciel et les nuages, jamais je ne voyais voler un oiseau et, quelle que soit la saison, il n’y avait jamais un papillon. Du temps des semailles ou des récoltes, des moissonneurs penchés sur l’épi, ou des vendangeurs se frayant un passage entre les vignes, de l’herbe du verger blanchie par les fleurs brisées ou parsemées de fruits tombés, je ne savais rien.

Rien ne change jamais à la prison de Reading : c’est une des règles tacites de l’établissement. Pourtant, vers la toute fin de mon incarcération, pour la première fois en presque deux ans, quelque chose changea. Quelques semaines à peine avant ma libération, les commissaires aux prisons créèrent une nouvelle catégorie : les « prisonniers étoilés », ainsi qu’on les appelait, étaient des détenus qui se retrouvaient pour la première fois derrière les barreaux. L’idée était simple et, d’une certaine façon, louable : il s’agissait de tenir ceux qui n’avaient eu qu’une seule condamnation à l’écart des récidivistes, de manière à éviter que ces « blancs-becs » ne soient contaminés par les forçats endurcis. En revanche, je ne voyais pas pourquoi on avait jugé nécessaire d’établir une nouvelle catégorie. Sous le « système séparé », les détenus étaient déjà isolés les uns des autres et les règles stipulant « aucune communication entre prisonniers » et « silence absolu en toutes circonstances » étaient, dans l’ensemble, appliquées de manière stricte. Peut-être était-ce dans l’intention de se prémunir doublement qu’avait été créée cette classe de prisonniers étoilés, qui se distinguaient de nous autres par une étoile rouge sur leur bonnet et une autre sur leur uniforme. Ce que je sais, cependant, c’est que chaque fois que l’un d’eux apparaissait, nous, les anciens détenus – ceux qui ne portaient pas d’étoile –, devions aussitôt nous détourner et nous mettre face au mur.

Naturellement, j’étais moi-même incarcéré pour la première fois, mais je n’étais plus un nouveau à la prison de Reading, et seules les dernières recrues avaient le privilège de recevoir une étoile. Un jour, après m’avoir aperçu sur la passerelle, comme je revenais des latrines, le nez collé au mur en attendant qu’un de ces néophytes se soit éloigné, Martin me dit :

— C’est pas juste, C.3.3. Vous êtes un poète et un gentleman. Que vous deviez rester comme ça, face au mur, à laisser passer un type qu’a une tête de crapule… ça m’plaît pas.

Cela ne me plaisait pas non plus, mais je l’acceptais, y voyant l’intention des dieux à mon égard : une dernière humiliation.

À mesure que le temps passait et que l’instant de ma libération approchait, je commençais à frémir de plaisir à l’idée que, le jour même où je quitterais ces murs, cytises et lilas seraient en fleurs – et que, sans doute, j’en trouverais dans quelque jardin et regarderais le vent agiter en une beauté impatiente l’or ondoyant de l’un et contraindre l’autre à secouer le pourpre pâle de ses pampilles. Je rêvais qu’en ce jour l’air soit pour moi d’Arabie. En attendant, dans la geôle de Reading, au cours des dernières semaines que je passai reclus, dans cette fosse infâme, seule parvenait à mes narines l’odeur âcre de l’inquiétude.

— C’est la transpiration, m’expliqua Stokes. Le parfum de la peur.

Il m’avait dit cela comme s’il s’agissait d’une noble tradition.

— Il y a toujours une odeur particulière dans la prison avant une pendaison.

Je regardais son visage juvénile, tacheté de son, et ses yeux brillants et innocents.

— Cela avait été le cas l’année dernière, avant celle de Wooldridge ? demandai-je.

— Oui, oui, confirma-t-il, hochant avec satisfaction sa tête à la chevelure carotte à ce souvenir. Vous ne vous souvenez pas ? Tout le monde était sur les nerfs… les détenus, les gardiens, et même le directeur. Surtout le directeur ! C’est bien le jour même de l’exécution qu’Atitis-Snake s’est dénoncé, non ? Une pendaison, ça « concentre l’esprit », comme dit mon grand-père. Il a connu l’époque des exécutions publiques, l’ancêtre.

— Ah, murmurai-je poliment. Le bon vieux temps…

— C’est ce qu’il dit. Il était de service exceptionnel le jour de la dernière pendaison publique. Il était là-haut, sur l’échafaud, au-dessus du bâtiment de garde. C’était un jour historique. Tout le comté était là.

— Les jambes du condamné se sont-elles convulsées ? demandai-je. Je le suppose.

— Mais oui ! fit Stokes avec enthousiasme. Vous connaissez l’histoire ?

— Non, gardien Stokes, je ne connais pas l’histoire ! m’écriai-je. Mais je peux l’imaginer.

— C’est une des préférées de mon grand-père.

— Je n’en doute pas.

— Vous comptez raconter la pendaison de Wooldridge dans un de vos poèmes, c’est ça ?

Il avait lancé sa question sur le ton du défi.

— Vous me l’avez dit un jour, ajouta-t-il crânement.

— J’y ai pensé, admis-je en détournant les yeux. Je n’ai encore rien écrit.

— Une exécution, ça fait toujours une bonne histoire, me confia le jeune homme. Je ne sais pas si je serai de service exceptionnel cette fois-ci, mais si j’en suis, je pourrai vous donner tous les détails.

Ne sachant quoi répondre, je me contentai d’adresser un sourire à mon jeune gardien aux dents cassées et de le remercier.

 

J’appris par Martin que le matin qui avait suivi mon entrevue avec le major Nelson dans son salon, Sebastian Atitis-Snake avait été tiré de la cellule des condamnés et escorté jusqu’au bâtiment des douches. Là, en présence du directeur et du chirurgien de la prison, on l’avait déshabillé, lavé et fouillé. Atitis-Snake avait demandé une explication : il n’en avait pas obtenu.

La fouille au corps, selon Martin, avait été effectuée par le Dr Maurice, qui avait examiné les cheveux, les oreilles, le nez, la bouche, les doigts, les ongles, les orteils et les parties intimes du prisonnier.

— Ils ont pas dit ce qu’ils cherchaient, mais en tout cas, ils l’ont pas trouvé.

Avant d’y remettre le condamné, sa cellule avait été inspectée par quatre gardiens, dont Martin – rien d’anormal n’y avait été découvert –, et lessivée du sol au plafond par les gamins de l’équipe de nettoyage.

Le même matin – le lendemain du décès du révérend Friend –, le nain fut transféré vers le bâtiment disciplinaire et l’office annulé.

— C’est comme un jour d’exécution, me souffla le deuxième classe Luck depuis sa cellule à l’heure habituelle. On va toujours à la chapelle, sauf quand il y a une pendaison. Toujours, toujours. Tous les jours. Tout le temps. C’est très étrange qu’on l’ait supprimée. Comme la dame de la chanson, je suis tout habillé et je n’ai nulle part où aller.

— Vous savez que l’aumônier est mort, remarquai-je.

— Oui, oui. Martin me l’a dit. C.3.4 lui a sauté à la gorge comme un chien enragé et le pauvre vieux en a fait une attaque. Et maintenant, C.3.4 est dans une cellule disciplinaire, vêtu d’une camisole, et l’aumônier est dans un cercueil, en route pour le paradis.

— Mr Friend était un homme bon, déclarai-je.

— Je vous crois, affirma Luck. Je ne le connaissais pas du tout. Il est venu une fois me rendre visite, mais j’étais trop occupé.

L’Indien se mit à glousser tout en parlant.

— Il a été très choqué, le pauvre. Quand il est entré dans ma cellule, il m’a trouvé en train de satisfaire le gardien Braddle.

Luck partit d’un éclat de rire perçant.

— J’étais à genoux, mais pas à dire mes prières !

— Taisez-vous, sifflai-je. Prenez garde à vos paroles.

— Nous n’avons rien à craindre, répliqua tranquillement mon voisin. Il n’y a personne dans les parages. Quand quelqu’un arrive, je l’entends toujours.

Luck devait être libéré le 11 mai.

— Ce sera une semaine avant vous, Mr Wilde, n’est-ce pas ? Je vous attendrai dehors et, ensemble, nous irons voir Mrs Wilde et récupérer mes cent livres.

— Vous n’avez pas tué Braddle, protestai-je. Je ne vous dois rien.

— Vous me devez cent livres… et même plus ! s’écria-t-il gaiement. Et je les aurai, ou bien je révélerai tous vos secrets à tout le monde. Je raconterai ce que vous avez fait avec ce garçon, Mr Wilde, et on me croira.