4

 

20 novembre 1895
Clapham Junction

images

 

J’étais enfermé dans ma cellule et j’écoutais. Je me tenais debout, penché contre la porte, l’oreille collée au judas. Je n’osais y regarder.

Règle 12 : « Tout prisonnier se rendant coupable de l’une des infractions suivantes fera l’objet d’une punition : … Regarder, ou chercher à regarder, par la fenêtre ou la porte de sa cellule… »

Braddle était bel et bien mort. J’entendis l’aumônier qui disait une prière.

Seigneur, délivrez l’âme de Votre serviteur, Thomas Braddle, de tous les liens du péché, et qu’élevé dans la gloire de la résurrection, il puisse prendre place parmi les Saints et les Bienheureux.

Par le Christ Notre-Seigneur. Amen.

Je distinguai un raffut de clé, puis une porte qu’on ouvrait et refermait. Il y eut des bruits de pas, des murmures, et l’écho de deux autres voix. Il s’agissait du directeur et du chirurgien de la prison.

— On l’a trouvé ici ?

— Non, dans la cellule, avec le prisonnier. On l’a tiré au-dehors, mais il était trop tard.

— Il est mort dans sa chute ?

— Ou dans les instants qui ont suivi. Il n’y avait rien à faire.

— Mon Dieu, quel spectacle épouvantable !

— Il n’a jamais été agréable à regarder, remarqua placidement le médecin.

Le directeur rit.

— Cause du décès ? demanda-t-il.

— Il avait le cœur faible.

— Il paraissait tellement costaud.

— Les apparences sont parfois trompeuses. Son cœur était malade. Il respirait difficilement.

— Mais cette inflammation atroce, comme si sa peau avait bouilli… Et ces sécrétions… C’est répugnant. Son uniforme est couvert de vomissures.

Une quatrième voix s’éleva, venant de plus loin.

— Il se plaignait de coliques, monsieur.

— Pardon ?

— Il disait qu’il avait mal au ventre, monsieur. Comme s’il avait les entrailles en feu. C’est lui qui disait ça. Et sa gorge aussi le brûlait, comme une chaudière.

— Quand était-ce ? demanda le chirurgien.

— Hier soir, monsieur. Tard dans la nuit.

— Il n’était pas de service hier ? interrogea le directeur.

— Non, monsieur. C’était son jour de repos.

— Il est en uniforme cependant…

— Il est allé à Reading, monsieur. Pour la journée. À la prison.

— Drôles de vacances.

Le directeur semblait amusé.

— La prison, c’était toute sa vie, monsieur.

— Oui.

— Et il est rentré tard ? demanda le médecin. À quelle heure ? Après minuit ?

— Oui, monsieur. Il devait être dans les deux ou trois heures du matin.

— Vous étiez de service à ce moment-là ? s’enquit le directeur.

— Oui, monsieur. J’étais à l’entrée principale. Il a demandé à voir le docteur.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas appelé ?

— C’était en plein milieu de la nuit. Et je pense qu’il avait bu, monsieur. Il faisait sa propre bibine. Un sacré tord-boyaux. Il était pas en très bonne santé, si vous voyez ce que je veux dire. Je lui ai conseillé de venir ici et d’attendre jusqu’au matin. Je pensais que ça passerait en dormant.

— Il ressemblait déjà à ça ?

— Il faisait nuit, monsieur. Je n’ai pas très bien vu. Il était pas dans son assiette, mais j’ai cru que c’était la boisson.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas renvoyé chez lui, auprès de sa femme ? demanda le directeur.

— Il avait pas de femme, monsieur. Il habitait seul, dans un meublé à côté de la gare. C’était un gars solitaire.

— C’était un bon officier, corrigea le directeur. Il connaissait son travail et il le faisait bien.

— Oui, monsieur.

— C’était un dur à cuire au cœur fragile, nota le chirurgien. Ceux-là partent brutalement.

— On ferait mieux de l’envoyer à la morgue, déclara le directeur. Quand comptez-vous examiner le corps ?

— Tout de suite. C’est ce qu’il y a de mieux.

— Qu’allez-vous découvrir, à votre avis ?

— Pas grand-chose. Il a presque tout vomi.

Le gouverneur rit.

— Causes naturelles, alors ? fit-il.

— Nous n’avons pas de raisons d’en douter. Une rupture abdominale – probablement l’éclatement d’un ulcère – ou quelque autre complication intestinale aura provoqué l’arrêt cardiaque. Certains hommes sont plus susceptibles que d’autres de développer des ulcères.

— Lesquels ? interrogea le directeur, et j’eus la sensation que c’était avec le sourire.

— Les durs à cuire qui vivent seuls… et qui boivent plus que de raison. Et qui distillent leur propre alcool.

— Les ulcères… Dedans ou dehors, ce n’est jamais joli à voir.

Le directeur éleva la voix :

— Couvrez-le et emmenez-le à la morgue.

J’entendis des bruits de pas. Il devait y avoir dans la pièce plus d’hommes que je ne l’avais cru. On déplaça des meubles, puis me parvinrent des soupirs tandis qu’on soulevait avec effort le corps de Braddle avant de l’emporter.

— Je vais m’entretenir avec le prisonnier à présent, déclara le directeur. C’est Wilde, c’est ça ? Le « simulateur » et le « sodomite » de Braddle.

— Oui, monsieur. Je ne crois pas qu’il sache grand-chose. Quand on est arrivés, il était recroquevillé sur son lit.

Battant vivement en retraite, j’allai me réfugier près du mur à l’autre bout de la cellule. J’entendis la clé tourner dans la serrure. Je serrai mon bonnet entre mes mains et baissai le regard.

— Bonjour, Wilde ! lança le directeur en entrant.

Je levai les yeux et me mis au garde-à-vous. Je ne dis rien. Le directeur balaya la pièce du regard. Ses yeux s’arrêtèrent sur les éclats de verre au pied de mon lit.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il.

— Du verre, monsieur. Une bouteille cassée. Le gardien Braddle l’avait à la main quand il est tombé, monsieur.

— Pourquoi est-il venu dans votre cellule, Wilde ?

— Je l’ignore, monsieur.

— Vous n’en avez aucune idée ?

— Non, monsieur.

— Peut-être cherchait-il le médecin. C’est l’infirmerie, après tout. Peut-être avait-il besoin de s’allonger. Il n’était pas au mieux, c’est évident.

— Certainement, monsieur.

— Vous a-t-il parlé, Wilde ?

— Oui, monsieur, mais…

J’hésitai.

— Mais vous ne vous rappelez pas ce qu’il vous a dit, c’est ça ?

— Oui, monsieur.

— Pas un mot ?

J’hésitai de nouveau.

— Non, monsieur.

— Vous deviez être à moitié endormi ?

— Oui, monsieur.

— C’est bien ce que je pensais.

Du bout du pied, le directeur éparpilla quelques morceaux de verre sur le sol.

— Le gardien Braddle ne vous aimait pas beaucoup, Wilde. Nous le savons l’un comme l’autre. Mais c’était un homme de valeur. Il savait ce qu’il avait à faire et il s’en acquittait.

Je demeurai silencieux.

— Avez-vous à vous une plainte à formuler contre lui, Wilde ?

— Non, monsieur.

— Aucune ?

— Aucune, monsieur.

— J’en suis ravi. C’est mieux de ne pas dire du mal des morts.

Il hocha la tête et s’apprêta à partir.

— Vous me nettoierez ce verre avant de prendre votre petit déjeuner. Je suis désolé que vous ayez été dérangé cette nuit.

— Puis-je vous poser une question, monsieur ?

Le gouverneur se retourna et me considéra.

— Ce n’est pas au sujet du gardien Braddle ?

— Non, monsieur.

— Posez votre question.

— Va-t-on me transférer à Reading, monsieur ?

— C’est exact, Wilde. Je pensais que vous étiez au courant.

— J’avais entendu des bruits, mais je n’en étais pas sûr.

— Oui, Wilde, vous allez nous quitter très prochainement. Je regrette que Wandsworth n’ait pas été à votre convenance. Notre établissement est pour les hommes qui sont des hommes, si vous voyez ce que je veux dire.

Je ne répondis pas. Le directeur sourit.

— Connaissez-vous un peu Reading, Wilde ?

— Jane Austen y a été à l’école, il me semble.

— Vraiment ? C’est sûrement pour cela que Mr Haldane a estimé que vous seriez mieux là-bas qu’ici.

Il rit.

— N’oubliez pas le verre, Wilde. Et ne vous coupez pas. Au revoir.

— Au revoir, monsieur.

 

Le mercredi 20 novembre 1895, je fus transféré de la prison de Wandsworth à celle de Reading. De toutes mes journées de détention, celle-ci fut sans doute la plus humiliante. On m’emmena par le train. De deux heures à deux heures et demie ce jour-là, je dus rester debout sur le quai principal de la gare de Clapham Junction, en tenue de bagnard, menotté, de façon que chacun pût me voir. On m’avait arraché à ma cellule dans l’infirmerie de la prison de Wandsworth sans me laisser un instant pour me préparer. J’offrais le plus grotesque des spectacles. Quand ils m’apercevaient, les badauds éclataient de rire. À chaque train qui arrivait, leur nombre augmentait. Rien n’aurait pu excéder leur amusement. Ceci, bien entendu, tant qu’ils ignoraient qui j’étais. Dès qu’on les informa de mon identité, ils rirent de plus belle. Et un homme eut l’inspiration de me cracher dessus. Pendant une demi-heure, je demeurai ainsi, dans la pluie grisâtre de novembre, entouré d’une foule moqueuse.

Durant toute une année après ce terrible après-midi, chaque jour, à cette même heure et pour cette même durée, je pleurais. Ceci n’est toutefois pas aussi dramatique qu’il y paraît peut-être. Pour ceux qui sont en prison, les larmes font partie du quotidien. Une journée de prison au cours de laquelle on ne pleure pas est une journée où l’on a le cœur dur, pas le cœur léger.

J’avais été naïf de me réjouir à la perspective d’aller à Reading. À présent que Braddle, mon tourmenteur, n’était plus, que m’offrirait Reading que je n’avais pas à Wandsworth ? À l’instant où je découvris l’endroit, depuis la fenêtre de notre wagon alors que le train entrait en gare, je sentis une main glacée me serrer jusqu’à l’âme.

La geôle de Reading est bâtie comme une forteresse. Elle est ceinte de hauts murs de pierre, larges remparts pourvus, à chaque coin, d’une imposante tourelle. Son architecture est digne de l’imagination des frères Grimm. C’est une citadelle du désespoir.

À mon arrivée, on me conduisit par la porte extérieure, à travers une cour, et par d’autres portes encore jusqu’au bâtiment principal, puis par un couloir sonore vers le point central de la prison : le hall de surveillance. De là, partaient quatre enfilades de cellules, comme les points cardinaux d’une boussole, et lorsqu’ils se tenaient à cet endroit, les gardiens avaient vue sur chacune des deux cent cinquante d’entre elles.

Sur une estrade au milieu du hall, trônant sur un fauteuil de chêne à haut dossier, se trouvait le roi de ce château, véritable maître de tout ce qui l’entourait : le directeur de la prison. Le lieutenant-colonel Henry Isaacson. J’eus l’occasion de bien le connaître. Ses yeux étaient ceux d’un furet, son corps celui d’un singe, et son âme, celle d’un rat.

Je me tenais à un pas de lui, menotté et abattu. Il se pencha vers moi pour me parler en confidence.

— La prison sert à punir, Wilde, commença-t-il. Je crois aux vertus de la punition. Je crois à la discipline de la discipline.

Il tapa dans ses mains et fit – bruyamment – craquer ses articulations. C’était un de ses effets préférés.

— Je suis fier que les commissaires aux prisons aient considéré Reading comme l’établissement le plus approprié pour que vous y serviez le restant de votre peine, poursuivit-il complaisamment. Je suis convaincu que votre séjour ici vous sera profitable. Respectez les préceptes du Seigneur, conformez-vous au règlement, et vous n’aurez aucun problème. Je suis un maniaque du règlement, Wilde. Que ce soit clair pour vous.

Il s’adossa à son fauteuil et m’étudia de ses petits yeux perçants. J’eus aussitôt la sensation qu’il n’aimait pas ce qu’il voyait. Naturellement, le sentiment était réciproque, mais je doute que mes yeux m’aient trahi : ils étaient trop pleins de larmes.

— Ce soir, reprit-il, vous coucherez à l’infirmerie. Demain, le chirurgien vous examinera. Puis vous serez conduit à votre cellule. Vous serez logé dans le bâtiment C. Regardez sur votre droite. C’est celui-ci. Vous serez au troisième étage, à gauche en haut de la passerelle, troisième cellule. C.3.3, c’est là que vous résiderez tout le temps que vous passerez ici. C.3.3, c’est ainsi que vous vous appellerez tout le temps que vous passerez ici. C.3.3, tel est désormais votre nom, Wilde. Vous ne répondrez à aucun autre.

Et moi, mon Dieu, pensai-je, moi, Oscar Fingal O’Flahertie Wills Wilde, n’allais-je rien dire ? Je ne dis rien.

— Vous porterez toujours votre matricule sur votre uniforme. Hors de votre cellule, vous porterez toujours votre bonnet. Vous resterez toujours silencieux. Vous ne communiquerez d’aucune façon, quelle qu’elle soit, avec les autres prisonniers. Si vous deviez malgré tout essayer, vous en subiriez les conséquences.

Le directeur déplaça son corps disgracieux sur son siège et fit de nouveau craquer ses articulations. Je sentis que notre entretien touchait à sa fin.

— À présent, le gardien Stokes va vous accompagner jusqu’aux douches. Il vous fera passer par le quartier disciplinaire, C.3.3. Tous les nouveaux s’y rendent le jour de leur arrivée. Les plus sages – hélas, peu nombreux – ne le revoient jamais.

Il adressa un signe de la tête à l’un des gardiens qui se tenaient à mes côtés.

— Le prisonnier a besoin qu’on lui coupe les cheveux, ajouta-t-il.

— Est-ce vraiment nécessaire ? m’écriai-je. Vous ne savez pas ce que ça signifie pour moi !

Le directeur se tourna vers le gardien Stokes.

— Occupez-vous-en.

 

Dans les douches, il y avait un miroir. Quand Stokes eut fini de me couper les cheveux, j’y aperçus mon crâne rasé. C’était le cadavre de Humpty Dumpty1. J’enfilai l’immonde bonnet de prisonnier et je m’esquintai la vue à essayer d’entrevoir mon reflet à travers les trous ménagés pour les yeux. Je ris – pour ne pas pleurer. Toute l’horreur de l’existence d’un homme en prison réside dans le contraste entre la bouffonnerie de son aspect et la tragédie de son âme.

Dans ma cellule à l’infirmerie cette nuit-là – ma première nuit dans la geôle de Reading –, je demeurai mi-éveillé, mi-endormi. Je voyais Constance et nos fils. Je voyais ma tendre épouse telle qu’elle était lorsque je l’avais connue, avec sa fine silhouette et ses yeux violets, avec sa lourde chevelure brune et ses merveilleuses mains d’ivoire – mains qui tiraient du piano une musique si douce que les oiseaux s’interrompaient de chanter pour l’écouter. Et je voyais nos garçons jouer ensemble à Kensington Gardens, poursuivant leurs cerceaux de bois, courant, riant, vigoureux et libres. Mais quand je m’élançais pour les rattraper, ils disparaissaient, et quand je me retournais pour les chercher du regard, je me retrouvais sur le quai de Clapham Junction, debout sous la pluie, menotté, incapable de bouger, cerné par une foule hilare.

Je fermais les yeux de douleur. Dans ma tête, j’entendais des frottements métalliques et le claquement sec d’un verrou qu’on tirait. Mes yeux s’ouvrirent en même temps que fut rompue l’obscurité de la cellule. Une petite enveloppe de lumière brillait non loin. Je vis des yeux qui m’observaient derrière le passe-plat grillagé de la porte. C’était les yeux du gardien Braddle.

1. Personnage d’une comptine traditionnelle anglaise, Humpty Dumpty est généralement représenté sous la forme d’un œuf.