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21 novembre 1895
Le gardien Stokes

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Le lendemain matin, au lever du jour, le gardien Stokes m’apporta mon petit déjeuner. C’était un jeune homme mince, aux cheveux un peu roux et aux yeux un peu verts. Il avait les dents cassées et un visage amical semé de taches de rousseur.

— Pourquoi faites-vous ça ? demandai-je.

— Vous ne devez pas poser de questions, dit-il en me tendant ma gamelle de gruau d’avoine.

— Ce n’est pas votre place, ici, repris-je. Pourquoi faites-vous ça ?

— Je le fais parce que c’est ce que mon père faisait. Et son père avant lui.

— C’est l’uniforme de votre père que vous portez ? Ce n’est pas le vôtre…

— Comment le savez-vous ? fit-il en me considérant avec suspicion.

— Oui, c’est l’uniforme de votre père.

— Vous êtes détective ou quoi ? Comment le savez-vous ?

— Il est usé et lustré aux coudes. Certains boutons sont vieux et ternis, d’autres tout neufs. Et il est trop grand pour vous.

— Z’étiez dans la police ? me demanda-t-il avec brusquerie. Z’étiez un roussin qu’en croquait ?

— Je suis un ami de l’homme qui a créé Sherlock Holmes, répondis-je avec une certaine dignité. Avez-vous déjà entendu parler de Sherlock Holmes ?

— Mangez votre rata, ordonna le gardien en me tendant une cuillère.

Je lui adressai un sourire. À elles seules, sa jeunesse et sa frimousse tachée de son m’avaient remonté le moral.

— Ainsi, il existe des lignées de geôliers, comme chez les rois et les clercs de notaire, remarquai-je.

— Mangez, répéta-t-il. Et quand vous aurez fini, nettoyez votre cellule avant la chapelle. L’appel est à neuf heures.

— Ne devais-je pas voir le chirurgien ce matin ? demandai-je.

— Le chirurgien est malade, répondit mon jeune cerbère. Vous le verrez plus tard, ou demain.

— Le chirurgien est malade ! m’exclamai-je en m’étouffant avec mon gruau.

J’ignore pourquoi, cette idée m’amusa considérablement.

— Médecin, guéris-toi toi-même ! lançai-je.

— Silence ! m’intima le gardien Stokes. Vous ne devez pas parler.

— Médecin, guéris-toi toi-même… C’est une citation de la Bible… Ce doit être autorisé, sans doute ?

— Je suis pas au courant.

— C’est tiré de l’Évangile selon saint Luc. Chapitre 4, verset 23. Je suis certain que le directeur le permettrait.

Je levai le regard vers mon surveillant à taches de rousseur.

— Lisez-vous votre Bible, gardien Stokes ?

Le jeune homme ne répondit pas.

— Savez-vous lire ?

Je sentis des larmes me picoter les yeux.

— Le temps que je serai ici, laissez-moi vous apprendre. Au nom de Dieu, s’il vous plaît, donnez-moi une chance de faire quelque chose d’utile.

Le gardien Stokes ne dit rien, mais il me prit ma cuillère et ma gamelle à moitié pleine des mains et s’en alla.

Je m’assis au pied de mon lit étroit, baissai la tête et tentai de prier. En vain. Une fois encore, sans y avoir été invitée, la populace de Clapham Junction s’imposa à mon esprit. Mais cette fois, curieusement, je commençai à éprouver plus de peine pour elle que pour moi. Se moquer d’une âme qui souffre est une chose effrayante. Dans l’économie étrangement simple de ce monde, on ne reçoit que ce que l’on donne, et, à ceux qui n’ont pas assez d’imagination pour percer les simples apparences et ressentir de la pitié, quelle pitié accorder sinon ne pas les mépriser ?

Assis de la sorte, seul dans mon cachot, contemplant mes mains meurtries et calleuses, je compris que je devais – d’une façon ou d’une autre – trouver un moyen de tirer plus de ma punition que du chagrin et du désespoir. Jusqu’à mon incarcération, toute mon existence j’avais considéré les éloges comme un droit et le plaisir comme un dû. À présent ma renommée avait tourné à l’infamie : le plaisir et les éloges m’étaient dorénavant pareillement refusés. Si je pouvais seulement apprendre à accepter cela – accepter tout ce qui m’était arrivé –, ces moments de soumission, d’avilissement et d’humiliation – à Wandsworth, à Clapham Junction, ici même, à Reading – ne pourraient-ils me conduire, un jour, vers quelque lieu plus doux, plus heureux ? Le printemps tout entier se cache parfois dans un simple bourgeon, et au nid de l’alouette, quand il est proche du sol, tient parfois le bonheur d’annoncer l’arrivée de maintes aubes rose-rouge. De même, peut-être, quelles qu’elles fussent, les beautés de la vie qui me restait étaient-elles contenues dans mes moments d’abandon.

Soudain, je me mis à déclamer, d’une voix de stentor qui aurait fait honneur à Henry Irving :

— « On peut retirer de doux fruits de l’adversité1… »

— Silence ! rugit Stokes.

Il ouvrit la porte de ma cellule.

— Taisez-vous, C.3.3 !

J’essuyai sa remontrance.

— Vous avez raison, gardien. Je me suis égaré. Ce n’était pas la Bible. C’était Shakespeare. Certes, on affirme que Shakespeare aurait prêté son concours à la traduction du roi Jacques, mais tout de même…

— Chapelle, coupa Stokes. Enfilez votre bonnet.

Presque amusé, j’enfilai mon humiliant capuchon et emboîtai humblement le pas à mon geôlier. Nous sortîmes de l’infirmerie, passâmes deux séries de portillons métalliques, et descendîmes deux raides volées de marches de pierre avant de franchir une dernière porte pour arriver dans la cour de la prison. Tandis que nous traversions l’humide dallage gris, je glissai de derrière ma visière des regards autour de moi.

— C’est la chapelle ? demandai-je.

— C’est la loge.

Je m’arrêtai net.

— Dans la brume de novembre, je l’avais prise pour la façade ouest d’une cathédrale gothique. Et là, je m’en rends compte à présent, ce sont des tourelles, pas des clochers.

— Le gouverneur habite dans une, et l’aumônier dans l’autre, s’autorisa à préciser le gardien Stokes.

— Ils sont installés comme des princes, déclarai-je en contemplant les tours jumelles. Je me demande lequel des deux a revendiqué la main de Raiponce.

— Avancez, ordonna le gardien Stokes.

Je me remis en route.

— Qui garde les remparts entre les deux tours ? interrogeai-je.

— C’est le toit de la loge. Des gardiens armés y sont postés. Si quelqu’un essaie de s’échapper, ils tirent.

— On doit y avoir une vue magnifique, observai-je en me retournant pour le regarder.

— C’était là qu’on dressait la potence autrefois.

— À l’époque de votre père ?

— En ce temps-là, il venait dix mille personnes pour assister aux exécutions.

Mes pièces avaient elles aussi leur public fidèle, pensai-je, mais je ne dis rien.

— Allez ! me pressa le jeune surveillant.

Nous traversâmes la cour, puis empruntâmes de nouvelles portes. Issus de tous les coins de la prison, apparurent alors d’autres prisonniers, alignés les uns derrière les autres. Ils avançaient en traînant les pieds, encapuchonnés, misérables, tristes. Leur démarche était celle d’hommes brisés.

— Et des femmes aussi ? murmurai-je.

— Oui, répondit mon gardien à voix basse. Il y en a dix-sept ici.

Nous nous rangeâmes parmi elles, créatures hirsutes, vêtues de longs manteaux gris de prisonniers, voûtées comme des sorcières, voilées comme des nonnes.

— Plus un mot maintenant, me glissa Stokes.

Dans la chapelle, les femmes s’asseyaient aux premiers rangs. Derrière elles venaient les hommes emprisonnés pour dettes et ceux qui attendaient le renvoi de leur procès. Nous occupions les places restantes, sur de longs bancs qui s’élevaient, rangée après rangée, pareils à des gradins de music-hall. Chacun d’entre eux se divisait en stalles individuelles, tout juste assez larges pour qu’un homme de petite taille s’y assît. L’ensemble était bâti de telle sorte que tout y fût inconfortable et qu’aucun prisonnier ne pût en voir, en entendre ou en toucher un autre. Je trouvai ma place – marquée C.3.3 – et m’y installai, en silence, les yeux de nouveau rivés sur mes genoux, attentif aux lourdes respirations tout autour de moi. Dans le fond, un homme commença à siffler. Un gardien cria :

— Silence !

Pendant le service, quatre surveillants se tenaient à l’avant de la chapelle, le dos à l’autel et l’œil sur nous. Leur présence ne nous incitait pas à abandonner nos cœurs à la prière.

Pas plus, il faut bien le dire, que l’attitude de l’aumônier de la prison, qui lisait son texte comme s’il n’en comprenait pas un mot. L’honorable révérend répondait fièrement au nom de Friend, mais, en dehors de son patronyme, je ne trouvais rien chez lui d’amical. Il ânonnait la parole puissante du Livre de la prière commune d’une morne voix monocorde, comme un homme dépourvu de cœur, pour ne pas dire d’âme.

— Ce service aride ne m’a procuré aucun réconfort, déclarai-je au gardien Stokes tandis qu’il m’escortait hors de la chapelle et vers la cour de la prison. Devrai-je subir cela chaque jour et deux fois le dimanche ?

— Silence.

— « Ô Dieu, hâtez-vous de me secourir. »

— Silence, C.3.3.

— « Ô Seigneur, pressez vos pas. »

— Silence.

— Je dis mes prières. Ce n’est assurément pas interdit.

— Le silence doit être observé en toutes circonstances.

Le gardien Stokes ne m’effrayait nullement. C’était un jeune homme aux dents cassées et aux cheveux couleur carotte affublé d’un uniforme trop grand pour lui. Il était mon geôlier, mais ne pouvait-il pas être aussi mon ami ? Je pris alors la résolution de ne désormais plus lui adresser la parole lorsque nous pourrions être vus ou entendus. Je ne prononçai pas un mot jusqu’au pied des marches de pierre qui montaient à l’infirmerie.

— Où allons-nous ? m’enquis-je.

— Vous resterez dans votre cellule jusqu’à ce que le chirurgien vous ait examiné. Il décidera de votre emploi selon vos capacités.

— Je n’ai aucune capacité, me récriai-je.

— Ce sera soit pomper à la station, soit trier de l’étoupe dans votre cellule.

— Vous n’avez pas de moulin ici ?

— Non.

— Pas de moulin ? soupirai-je. Où va le monde ?…

— À la station de pompage, dix détenus actionnent la manivelle qui remplit les fossés autour de la prison. C’est comme un moulin.

— Mais cela sert à quelque chose. Ça n’a rien à voir avec un moulin.

Je fis une pause dans l’escalier pour reprendre mon souffle. Je m’appuyai contre le mur. Stokes s’arrêta lui aussi.

— Vous êtes pas comme les autres prisonniers, pas vrai ? On ne croise guère de gentlemen par ici.

— Et vous, vous n’êtes pas comme les autres geôliers, gardien Stokes, n’est-ce pas ? On ne croise guère d’hommes bons par ici, il me semble.

Je tournai vers lui ma tête encapuchonnée.

— Je m’interrogeais… Êtes-vous heureux ? Quand nous sommes heureux, nous sommes toujours bons, mais quand nous sommes bons, nous ne sommes pas toujours heureux.

— Je ne comprends pas ce que vous dites, maugréa-t-il en se remettant en route.

— Vous m’en voyez soulagé, répliquai-je en riant.

Je me rendis alors compte que c’était la première fois depuis des mois.

— Chut ! s’impatienta Stokes. Vous devez garder le silence en toutes circonstances.

Nous étions parvenus en haut de l’escalier de pierre. Le jeune surveillant déverrouilla le portillon métallique qui nous séparait de la salle de garde de l’infirmerie. Un autre gardien – un homme d’un certain âge – s’y trouvait, assis à une table au centre de la pièce. Il avait une tasse de thé en fer-blanc posée devant lui. Il leva les yeux de son journal quand nous entrâmes.

— Qui c’est celui-là ? demanda-t-il.

— Le nouveau. Il est arrivé hier soir… De Wandsworth.

— Ah, fit l’autre en reculant son siège. Le simulateur et le sodomite.

Il esquissa un geste dans ma direction avec sa tasse.

— Ôtez votre bonnet qu’on voie un peu ça.

Je m’exécutai. Le gardien me regarda fixement. Il reposa sa tasse.

— On a entendu parler de vous, déclara-t-il. On est au courant de tout.

Il se tourna vers le gardien Stokes.

— Pourquoi il est là ?

— Le chirurgien l’a pas encore examiné.

— C’est nécessaire ? On sait tout ce qu’il y a à savoir sur celui-là.

Il se leva et s’avança d’un pas vers moi. Il me détailla de bas en haut, comme si j’étais un animal décevant destiné au marché aux bestiaux.

— On n’a pas de nouvelles du chirurgien, dit-il à Stokes. J’en ai amené un du bâtiment E. E.1.1. Saignements.

— Il est dans quelle cellule ?

— La 3. J’ai vu que la 1 était prise.

— Il saigne beaucoup ?

— Pas mal.

Il pivota pour consulter la pendule accrochée au mur de la salle de garde. Mon regard suivit le sien et je me tournai moi aussi pour voir l’heure.

— « Ne pas regarder inutilement autour de soi ! » aboya-t-il. Le gardien Stokes ne vous a pas lu le règlement ?

Je baissai la tête. Sur l’escalier de pierre, en compagnie de Stokes, j’avais ri. À présent, j’avais de nouveau envie de sangloter.

— Si tu restes ici, Stokes, ça me permettra d’aller déjeuner plus tôt.

Il me jaugea une fois de plus. Il bâilla.

— C’est quoi son matricule ? interrogea-t-il.

— C.3.3.

— Il est au troisième ?

Il me considéra avec une moue désobligeante.

— L’exercice devrait lui faire du bien.

Il ramassa son journal sur la table, salua Stokes d’un signe de tête et se dirigea vers la sortie.

Le gardien Stokes m’entraîna à l’autre bout de la salle de garde, vers la grille qui menait aux cellules de l’infirmerie. De l’autre côté des barreaux, on entendait tousser.

— Où se trouve le bâtiment E ? demandai-je.

— Vous n’avez pas besoin de le savoir. Vous n’irez jamais.

— Pardonnez-moi. J’ai été trop curieux. Je m’excuse.

— C’est derrière la station de pompage et le quartier disciplinaire. On est passés tout à côté. C’est là que sont enfermées les femmes. On les laisse sortir que pour la chapelle.

— Ou pour venir ici.

— Non, elles ne viennent pas ici. Elles ont leur propre infirmerie.

Il poussa la porte qui ouvrait sur la rangée de cellules. Les toussements se faisaient plus proches.

— C’est pas une femme. C’est un garçon. Quelques-uns des plus jeunes sont placés dans le bâtiment des femmes. Des privilégiés.

— Un garçon ? Quel âge a-t-il ?

— Douze ans, treize ans, quelque chose comme ça.

— Pauvre enfant.

— C’est un criminel. Il reçoit sa leçon.

— Comme s’appelle-t-il ? Quel est son prénom ?

— Tom.

— Pauvre Tom.

— Vous en faites pas pour lui. On s’occupe bien de lui. C’est le protégé du gardien Braddle.

1. William Shakespeare, Comme il vous plaira, acte II, scène 1.