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Punition

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Mais Braddle se trompait. Je n’étais pas seul. Et de même que chaque après-midi, à la même heure et pour la même durée, je pleurais au souvenir de la foule moqueuse qui s’était assemblée autour de moi sur le quai central de la gare de Clapham Junction, où l’on m’avait offert, menotté et en tenue de forçat, aux regards de tous, chaque matin, durant dix minutes avant que ne retentisse la cloche de la chapelle, je profitais, collé à la froide porte de fer de ma cellule, souriant parfois, riant souvent, d’un éclat de soleil indien. Le rire n’est pas la plus mauvaise façon de commencer une amitié, et c’est de très loin la meilleure manière d’y mettre fin.

Le deuxième matin de notre singulière intimité, j’appris le nom de mon voisin.

— Êtes-vous là, Mr Wilde ? fit-il. Vous avez pu dormir tranquillement cette nuit, je suppose. Je sais que le gardien Braddle n’était pas de service.

— Cette nuit, je n’ai eu que mes rêves pour m’importuner, répondis-je. Merci. Et s’il vous plaît, ne m’appelez pas « Mr Wilde ». Dites Oscar.

— Oh non, monsieur ! Ce serait trop irrespectueux !

— Tous mes amis m’appellent par mon prénom, et je les choisis avec soin.

— « Je choisis mes amis pour leur charme, mes connaissances pour leur réputation et mes ennemis pour leur intellect. Je n’en ai pas un seul qui soit un imbécile. Tous sont des hommes possédant une certaine intelligence, si bien qu’ils m’apprécient tous. »

Je l’entendis ponctuer la citation en applaudissant avec ravissement.

— C’est si spirituel, Mr Wilde. Quand je l’avais répétée à mon ancien voisin, il n’avait rien compris. Il était tellement, tellement bête.

— Vous connaissez bien mon œuvre, notai-je en riant.

J’étais aussi impressionné qu’enchanté.

— Je suis très cultivé et j’ai une merveilleuse mémoire. Je suis réputé pour ça.

— Quel est votre nom, mon ami ? S’il vous plaît, dites-le-moi.

— Je m’appelle Luck, Mr Wilde.

— Luck ? m’exclamai-je. Est-ce possible ?

— Vous vous appelez Wilde, moi Luck, l’aumônier Friend et l’empoisonneur Snake. Amusant, vous ne trouvez pas1 ?

— C’est étonnant. Et le nain, connaissez-vous son nom ?

— Smith, je crois, répondit mon voisin en gloussant comme une écolière.

— Et vous, comment souhaitez-vous que je vous appelle ? demandai-je. Mr Luck, je suppose ?

— Non, monsieur, répondit-il, sérieux. J’ai un grade. Vous devez me le donner.

— Un grade ? Vous êtes militaire alors ?

— Je l’étais… jadis. Mon nom correct, Mr Wilde, est « deuxième classe Luck ».

J’en eus le souffle coupé. Je ne savais que dire. Quelques instants plus tard, une cascade de rire se déversa avec les minces rais de lumière qui filtraient par le passe-plat.

— C’est drôle, n’est-ce pas ? s’écria mon ami.

— Charmant, appréciai-je. Je suis absolument enchanté d’avoir fait votre connaissance, deuxième classe Luck.

— Deuxième classe A. A. Luck, anciennement des Bombay Grenadiers. Mais vous pouvez m’appeler « A. A. », Mr Wilde. Comme le faisait mon maître. Je me prénomme Achindra Acala.

— Des mots sanscrits, observai-je.

— Achindra signifie « parfait, sans défaut », et Acala…

— « L’invisible. » Je sais.

— Vous savez ! reprit joyeusement mon voisin.

— Je suis très cultivé, expliquai-je en souriant dans la grisaille de ma cellule, et j’ai une merveilleuse mémoire. Je suis réputé pour ça.

— Vous êtes exactement comme mon maître ! s’enthousiasma A. A.

— Mais je ne suis pas militaire.

— Vous êtes un grand homme. Un homme de lettres. Comme lui. Il vous admirait beaucoup, Mr Wilde. Il avait tous vos livres dans sa bibliothèque.

— Et moi, avais-je les siens dans la mienne ?

— Très certainement. Toute personne de culture et d’imagination se doit de posséder un exemplaire des Mille et Une Nuits.

— Votre maître était Sir Richard Burton ? demandai-je, émerveillé.

— Sir Richard Burton, chevalier du très distingué ordre de Saint-Michel et Saint-Georges, confrère de la Royal Geographic Society2. Oui, confirma A. A. avec bonne humeur tandis que la cloche de la chapelle se mettait à sonner. J’ai été l’ordonnance de Sir Richard Burton pendant près de vingt ans.

 

Ce que m’avait dit mon voisin était-il vrai ? Ou était-ce, ainsi que je le soupçonnais, moitié vérité, moitié fantaisie ? En ce qui me concernait, cela n’avait pas d’importance. Qu’il ait quelque chose à raconter et qu’il ait choisi de me le raconter à moi était tout ce qui comptait. Je ne vivais plus que pour le moment de ma « causerie » du matin avec le deuxième classe Luck. Elle me procurait plaisir et réconfort. Le reste du temps, il n’y avait que le silence.

Un homme se définit par ce qu’il dit. Robert Louis Stevenson a écrit : « Le premier devoir d’un homme est de parler : c’est sa principale occupation dans le monde. » En prison, nous ne parlons pas. Et la conversation – d’après mon expérience de l’existence, la seule ivresse convenable – ne nous est pas seulement refusée : elle devient en prison un crime passible du fouet. À la geôle de Reading, nous, détenus, restons vingt-deux heures par jour enfermés dans nos cellules. Nous vivons seuls, dans le silence. On nous laisse sortir deux fois chaque matin : la première pour aller, sans bruit, vider nos ordures aux latrines, puis, un peu plus tard, avec à peine moins de solennité, pour aller accomplir notre acte de dévotion quotidien. Quand nous nous déplaçons à la file, nous devons être séparés de cinq pas (ni plus, ni moins) de l’homme qui nous précède et de celui qui nous suit. Chaque après-midi, on nous libère une troisième fois : pour aller prendre de l’exercice dans le jardin de la prison, une cour pavée arrangée comme une gigantesque roue d’attelage, avec vingt rayons irradiant d’un moyeu central. Chaque secteur de la roue mesure quarante pieds de longueur et, au niveau du pourtour, où la largeur est la plus grande, sept pieds d’écartement. Encapuchonnés et silencieux, à cinq pas les uns des autres, nous parcourons ce périmètre, comme des éléphants de zoo dans leur cage. Au centre, sur une estrade, un gardien se tient debout, surveillant notre promenade.

Six semaines environ après mon arrivée à Reading, un deuxième prisonnier m’adressa la parole. Ce fut durant cette heure d’exercice. Tandis que nous traînions nos pas tout autour du cercle, j’entendis quelqu’un prononcer mon nom. D’où cela provenait-il ? Je n’aurais su le dire.

— Oscar Wilde, fit la voix. Je vous plains car vous devez souffrir plus que nous autres.

Je levai la tête – inconscience ! Je regardai autour de moi – folie ! Et, sans réfléchir, je répondis à haute voix :

— Non, mon ami, nous souffrons autant les uns que les autres.

Je n’avais pas achevé ma phrase que, depuis son estrade, le surveillant criait :

— C.3.3, C.4.8, sortez du rang !

Nous fûmes amenés devant le directeur de la prison. En présence du grand homme, on enlevait son bonnet, aussi nous comparûmes successivement dans son bureau de façon à ne pas entrevoir nos visages respectifs.

Qui avait initié cette conversation illicite ? C’était ce que voulait savoir le colonel Isaacson. Celui de nous deux qui avait parlé le premier était le plus coupable, et serait donc plus sévèrement puni.

Le colonel se tenait assis à son bureau. Dans l’attente de la réponse, il faisait bruyamment craquer ses articulations. C.4.8 affirma qu’il avait commencé et, lorsque je fus interrogé, je fis le même aveu. Cela n’amusa pas le directeur.

— Je ne comprends pas, balbutia-t-il, la figure rouge brique. C.4.8 dit que c’est lui qui a parlé le premier. Il le soutient. Et il sera puni en conséquence.

Je maintins ma déclaration. Le directeur joignit les mains et pressa ses pouces contre son menton.

— Puisque c’est comme ça, vous recevrez la même punition. Vous aurez tous les deux droit à la peine maximale prévue par le règlement sans qu’il soit nécessaire d’en référer au comité de surveillance : trois jours en cellule disciplinaire, au pain sec et à l’eau.

Il signifia la fin de l’entrevue d’un signe de tête.

— Puis-je dire un mot, monsieur ? demandai-je.

— Qu’y a-t-il ? grommela-t-il en baissant les yeux sur son bureau et en affectant d’y chercher des papiers qu’il lui était urgent de lire. C’est sans appel.

— Non, intervins-je précipitamment. J’accepte ma punition…

— C’est fort aimable à vous, fit-il en renâclant, fixant d’un regard inexpressif la feuille qu’il tenait devant lui.

— Je voulais vous parler de mes livres, monsieur.

Il leva les yeux.

— Vos livres ?

Son visage vira de nouveau au rouge. Il donnait l’impression de considérer le mot lui-même comme une menace.

— Quels livres ?

— Mr Haldane s’est aimablement occupé de me faire envoyer des livres. Il les a payés de sa poche. Les Confessions de saint Augustin, une histoire de Rome, des essais du cardinal Newman…

— Épargnez-moi les détails.

— Ils devraient m’avoir suivi depuis Wandsworth.

— Demandez au gardien Braddle, éluda le directeur d’un ton dédaigneux.

Il reporta son attention sur ses papiers.

— Je l’ai fait, monsieur, mais, hélas, je ne compte pas parmi les « protégés » du gardien Braddle.

Le directeur inclina la tête de côté et laissa tomber le document qu’il tenait entre les mains.

— Voulez-vous répéter, C.3.3 ? Je ne vous ai pas bien entendu. Redites-moi ça. Je lisais.

— J’ai interrogé le gardien Braddle au sujet de mes livres, monsieur, mais il m’a dit d’en référer à vous.

— Il y a autre chose, C.3.3. Qu’est-ce que c’était ?

— Les livres auraient dû avoir été expédiés de Wandsworth, monsieur.

— Non… c’était quelque chose à propos du gardien Braddle. Répétez-moi ce que vous m’avez dit exactement.

— J’ai dit : « Hélas, je ne compte pas parmi les “protégés” du gardien Braddle. »

— Oui, fit le colonel Isaacson. C’était bien ce qu’il me semblait avoir entendu.

Il se pencha par-dessus son bureau et me fusilla de ses yeux de furet, le visage de nouveau cramoisi.

— Le gardien Braddle n’a pas de « protégés ». Est-ce que c’est clair ? Il n’y a pas de « protégés » à Reading. Tous les détenus sont traités de la même façon. Vous êtes dans une prison anglaise, C.3.3. Ici, on respecte les règles. On joue franc-jeu, tout le temps et en toutes circonstances. Vous comprenez ?

— Oui, monsieur.

— On devrait toujours jouer franc-jeu, vous ne trouvez pas ?

— Oui, monsieur, toujours… quand on a les bonnes cartes en main.

— Que voulez-vous dire ?

— Je ne veux rien dire, monsieur.

— Vous pouvez disposer. Le gardien Braddle n’a pas de protégés. Et moi non plus.

 

Le quartier disciplinaire se trouvait en sous-sol. Il était formé d’un ensemble de cellules semblables aux caves à vin d’un grand château, situées sous le bâtiment principal de la prison. On y accédait depuis la cour intérieure au moyen d’un escalier étroit et abrupt, fermé en haut comme en bas par une grille. Le quartier comportait huit cachots en tout, qui donnaient sur un unique couloir bas de plafond. C.4.8 et moi-même en serions les seuls occupants. C.4.8 fut enfermé dans la première cellule, la plus proche de l’escalier ; on me mit dans la dernière. Vers le milieu du corridor, il y avait une alcôve dans laquelle un surveillant s’asseyait sur un fauteuil auprès d’un petit brasero à charbon. Face à lui, entre les cellules 4 et 5, s’ouvrait un court passage qui menait à un égout à ciel ouvert.

Trois jours et trois nuits, je fus confiné dans mon oubliette. Je fus maintenu dans une obscurité totale et nourri de pain sec et d’eau. Cela ne me parut pas une punition très cruelle. Les ténèbres m’apportaient une forme de réconfort et le pain sec et l’eau n’étaient pas un régime pire que le gruau délavé et le cacao amer. Durant mon isolement, on me laissa sortir de mon cachot à trois reprises seulement, et encore, pour quelques minutes à peine. Chaque matin, après le petit déjeuner, on m’autorisait à porter mon pot d’ordures jusqu’à l’égout.

Pendant soixante-douze heures personne ne me parla et je ne parlai à personne. Lorsqu’il ouvrait le passe-plat pour me donner mon quignon et mon gobelet, le surveillant de service restait muet. Le matin, je savais que c’était l’heure d’aller vider mon pot uniquement parce que j’entendais le même gardien déverrouiller ma porte et frapper du poing dessus. Il ne prononçait pas un mot.

Étendu dans le noir, je repensai à ce que m’avait dit le deuxième classe Luck : « Ici, il vous faut apprendre à laisser vos oreilles devenir vos yeux. » Je songeai à mon ami Conan Doyle – je souris – et tentai d’écouter avec une sensibilité holmésienne. Il y avait tant de choses à entendre : une cloche lointaine, des cris assourdis, des pas sur les marches de pierre (certains lourds, d’autres légers – les bottes du gardien Stokes peut-être ?), des conversations étouffées dans le couloir (était-ce la voix du gardien Braddle ?), un rire, un toussement, un gardien en train de pisser dans l’égout, la lourde respiration du surveillant endormi à son poste… J’écoutais tout cela, jour et nuit.

La principale conséquence de l’obscurité et du silence fut que je perdis la notion du temps. Le dernier matin de ma punition, j’ignore à quelle heure je m’éveillai. Je suppose que je fus tiré du sommeil par les coups frappés à ma porte par le gardien, mais je ne me souviens d’avoir entendu ni le martèlement de son poing, ni le cliquetis de la clé dans la serrure. Il était cependant évident que c’était le moment d’aller jeter mes ordures : ma porte était grande ouverte et le clair-obscur du couloir filtrait dans ma cellule. Je me levai, enfilai mes souliers et sortis, mon pot à la main.

Tandis que, hagard, je me dirigeais vers l’égout, j’entendis parler au bout du corridor. Il y eut un rire, des murmures, et une voix de fille. Scrutant au loin, je devinai des ombres assemblées au pied de l’escalier. L’alcôve du surveillant était déserte, le brasero était éteint. Je tournai dans le boyau qui conduisait à l’égout et allai y vider mes excréments comme à l’accoutumée. Sur le chemin du retour, je jetai à la dérobée un regard vers l’escalier. Ne s’y tenait plus qu’une seule personne.

— Où est votre bonnet ? Mettez-le, ou ça va barder.

L’ombre s’avança dans ma direction.

— C’est Braddle qui est de garde, dit-elle. Faites attention.

Comme la silhouette s’approchait de moi, je me rendis compte qu’il ne s’agissait pas d’un surveillant, mais d’un codétenu.

— C.4.8 ? risquai-je.

— Non, il est parti. Hier soir.

— Mais…

— C’est le tour de garde de Braddle. Braddle agit selon son bon plaisir.

— Qui êtes-vous ? demandai-je en examinant l’uniforme du nouveau venu pour y lire son matricule.

— C.3.5, répondit-il en me présentant sa main.

Son accent et ses manières étaient ceux d’un gentleman.

Je fus frappé par l’absurdité et le grotesque de la situation. Je me tenais dans une galerie souterraine, en tenue de forçat, un pot de chambre sous le bras, à saluer un homme que je ne connaissais pas et dont je ne pouvais pas voir le visage. Je tendis la main.

— Je suis Osc… commençai-je.

Il rit.

— Je vois qui vous êtes. Vous devriez porter votre bonnet. Braddle vous fera fouetter sinon. Il n’attend qu’un prétexte.

— Où est-il ? m’enquis-je en regardant l’escalier par-dessus l’épaule du prisonnier.

— Il ne va pas tarder.

— Que faites-vous ici ?

— J’exécute ses instructions. Je suis l’un de ses « protégés ».

Il rit de nouveau.

— Du moins, je l’ai été. Je m’appelle Sebastian Atitis-Snake.

— Quel nom merveilleux ! m’enthousiasmai-je.

— J’espérais que vous le reconnaîtriez. Nous avons été condamnés le même jour. Nos affaires ont été rapportées côte à côte dans les journaux.

— Je m’en souviens. Pour votre défense, vous prétendiez être Napoléon Bonaparte.

— Et vous, pour la vôtre, vous prétendiez être Oscar Wilde, repartit mon interlocuteur.

Ce fut à mon tour de rire. Je sus aussitôt que cet homme me plaisait. J’étais sur le point de le lui dire lorsque nous entendîmes des pas résonner dans l’escalier.

— C’est Braddle, me souffla mon nouvel ami. Rentrez dans votre cellule.

1. Wild : sauvage ; luck : chance ; friend : ami ; snake : serpent.

2. Érudit, explorateur, ethnologue, diplomate et poète, Sir Richard Francis Burton (1821-1890), qui parlait vingt-neuf langues et onze dialectes, traduisit notamment Les Mille et Une Nuits et le Kama-sutra.