Europe, no 654, « Le Moyen Âge maintenant », octobre 1983, pp. 19-24.
Quand les humanistes italiens ont inventé dans la seconde moitié du XVe siècle le terme Moyen Âge (Giovanni Andrea, bibliothécaire du pape en 1469) ce fut pour opposer les « anciens » de cette époque « aux modernes de notre temps », c'est-à-dire aux hommes de la Renaissance. Une périodisation purement terrestre, séculière, de l'histoire était esquissée, mais elle laissait subsister la vieille chronologie chrétienne des six âges depuis la Création du monde. Elle reprenait une opposition d'abord neutre puis de plus en plus valorisée entre ancien et moderne apparue dès le haut Moyen Âge. Dans ce couple, « moderne » signifia longtemps tout simplement « actuel », « d'aujourd'hui ». A partir de la fin du XIIIe siècle une certaine idée de progrès et de combat contre le passé se fait jour. L'ars nova valorise la musique nouvelle contre celle des époques antérieures au XIVe siècle, les logici moderni et les theologi moderni affirment le rejet de l'aristotélisme qui avait été le ferment de la scolastique universitaire du XIIIe siècle, Marsile de Padoue, dans le Defensor Pacis (1324) où il esquisse les fondements d'une politique séparée de la religion, d'un État distant de l'Église, emploie moderne dans le sens d'innovateur. Giotto face à Cimabue et aux peintres byzantinisants se sent moderne et est perçu comme tel. La devotio moderna rompt avec la religion pénétrée de superstition d'une part, de rationalisme scolastique de l'autre qui avait inspiré les pratiques religieuses des XIIe-XIIIe siècles. C'est en affirmant cette modernité mais en la présentant comme un retour à la vraie Antiquité, celle de la Grèce, de Rome et aussi, ne l'oublions pas, de la Bible, que les humanistes créent le Moyen Âge, sorte de tunnel ténébreux entre deux époques brillantes dont l'éclat se manifeste par la science, l'art et les lettres. Une révolution culturelle.
Il faut attendre le XVIIe siècle pour que les érudits allemands divisent l'histoire de l'humanité en trois ères : l'Antiquité, le Moyen Âge, les Temps modernes (Georges Horn dans son Arca Noe, en 1666, situe le medium aevum entre 300 et 1 500, la notion de siècle ayant été entre-temps inventée). Le grand érudit français Du Cange consacre cette idée en publiant en 1678 son grand Glossaire « de la moyenne et basse latinité ». La langue latine est coupée en deux : le latin antique et le latin médiéval, langue de décadence.
Au XVIIIe siècle, le terme latin savant se répand en langue vulgaire et la périodisation tripartite se diffuse. Le Moyen Âge est une mauvaise période, un âge des ténèbres pour les hommes des Lumières. Le romantisme aura beau « réhabiliter » le Moyen Âge, le positivisme y voir une période comme les autres et plutôt un temps intermédiaire de progrès, Moyen Âge, médiéval, moyenâgeux sont devenus péjoratifs. Le goût complexe et ambigu des sociétés développées d'aujourd'hui pour le Moyen Âge cache mal un fond séculaire de mépris. Le Moyen Âge c'est le primitif, séduisant comme l'art nègre, mais décidément barbare, objet d'une délectation perverse à retourner aux origines. Même les nations et les civilisations qui n'ont pas connu le Moyen Âge l'évoquent pour le conjurer. Le président algérien Chadli déclarait récemment que le peuple algérien ne devait pas retourner au Moyen Âge incarné par les intégristes religieux.
Au début, et toujours au fond du concept de Moyen Âge, il y a donc la coupure introduite par la Renaissance. Je ne rouvrirai pas ici le vieux dossier, l'interminable querelle du Moyen Âge et de la Renaissance. Je propose que l'on réduise cette coupure à ses justes proportions, un événement brillant mais superficiel. Il n'y a pas de renaissance en histoire. Il n'y a que des mutations qui se sont longtemps abritées sous le masque d'un retour à l'Antiquité. Les Renaissances sont précisément caractéristiques de la période qui va de l'Antiquité au moment où la modernité a été pleinement assumée – le milieu du XIXe siècle. Renaissance carolingienne, aux VIIIe-IXe siècles, Renaissance du XIIe siècle, « grande » Renaissance qui, en Italie, commence aux XIIe-XIVe siècles et dans le reste de l'Europe triomphe aux XVe-XVIe siècles, Renaissances des XVIIIe-XIXe siècles qui se limitent à l'art, la littérature ou la théologie (néoclassicisme, néogothique où le Moyen Âge remplace l'Antiquité, néothomisme, etc.). Loin de marquer la fin du Moyen Âge, la Renaissance – les Renaissances – est un phénomène caractéristique d'une longue période médiévale, d'un Moyen Âge toujours en quête d'une autorité dans le passé, d'un âge d'or en arrière. Non seulement la « grande » Renaissance n'a pas d'origine chronologique relativement précise – elle flotte en Europe entre trois sinon quatre siècles – mais elle est enjambée par de nombreux phénomènes historiques significatifs. De plus en plus l'apparition de la peste bubonique, la peste noire, 1347-1348, s'impose aux historiens de l'Europe comme le moment d'un grand clivage, il y a le temps d'avant et le temps d'après la peste, le temps de la croissance et le temps de la crise, le temps des certitudes et le temps des doutes. Or, la peste est phénomène de longue durée qui pendant trois siècles et demi, ignorant la Renaissance, pèse lourdement sur l'histoire démographique, biologique et psychologique de l'Occident jusqu'à sa dernière apparition meurtrière à Marseille en 1720.
Marc Bloch, à la recherche d'un phénomène de longue durée qu'il puisse étudier de sa naissance à sa mort, choisit le miracle royal, la croyance dans la guérison miraculeuse, par les rois de France et d'Angleterre, des malades atteints des écrouelles ou scrofule, c'est-à-dire de l'adénite tuberculeuse ou de maladies marquées aussi par l'enflure des ganglions du cou. Le temps du toucher royal, des « rois thaumaturges » a duré du XIe (ou peut-être seulement du XIIe) au XVIIIe siècle. En France, attesté pour le roi Louis VI (1108-1137), il est pratiqué une dernière fois par Charles X après son sacre en 1825. Or Marc Bloch a montré que cette « royauté sacrée » reposait sur une croyance faisant partie d'une mentalité, la croyance « commune » (aux élites et au peuple) sinon générale dans la réalité du miracle et dans le pouvoir miraculeux de ces laïcs exceptionnels, les rois.
En marge du miracle royal, voici un élément essentiel du sacre des rois de France : l'onction avec une huile venue du ciel. C'est ce qui distingue le roi de France des autres monarques de la Chrétienté, ce qui fait de lui à proprement parler le roi très chrétien. L'huile avec laquelle il est oint au sacre de Reims n'est pas seulement une huile consacrée par la bénédiction d'un haut dignitaire ecclésiastique officiant à la cérémonie, c'est un liquide miraculeux. Le roi de France est véritablement l'oint de Dieu. Or c'est sur le même modèle que, du Me au XVIIe siècle, fonctionne cette légende essentielle de la conception chrétienne de la « royauté sacrée ». L'archevêque de Reims, Hincmar, au IXe siècle recueille la légende telle qu'elle va passer dans les rites du sacre : une colombe (l'Esprit-Saint) a apporté, à la fin du VIe siècle, une ampoule contenant une huile divine avec laquelle saint Rémi a baptisé Clovis, et l'église de Reims, qui a conservé la sainte Ampoule, use de cette huile pour la consécration des rois de France. Les rois d'Angleterre qui cherchent à égaler les rois de France font répandre, au début du XIVe siècle, une légende selon laquelle, dans la seconde moitié du XIIe siècle, Thomas Becket exilé en France aurait reçu de la Vierge une fiole contenant une huile surnaturelle destinée à oindre le cinquième roi d'Angleterre après celui qui règne alors (Henri II), c'est-à-dire Édouard. Enfin, quand en 1594 Henri V dut se faire sacrer à Chartres, car Reims était aux mains de la Ligue, on fit apporter de l'abbaye de Marmoutier, près de Tours, l'huile qu'un ange aurait à la fin du IVe siècle apportée du ciel à saint Martin pour soigner les douleurs consécutives à une chute occasionnée par le diable. La sainte Ampoule de Marmoutier avait déjà été envoyée au chevet de Louis XI mourant.
Dans un remarquable livre récent, Bernard Chevalier étudie Les Bonnes villes françaises (Aubier, 1982). Ce sont les villes qui ont été suffisamment fortes et riches pour représenter, à côté du clergé et des nobles, un troisième « État » dans le royaume, ce sont des interlocutrices privilégiées du roi de France qui y trouve un soutien militaire et fiscal et dont la politique à leur égard oscille entre le respect de leurs privilèges et un effort de mainmise. Le terme et le réseau urbain qu'il représente apparaissent au XIIIe siècle et n'ont plus guère de signification à partir du début du XVIIe siècle.
Où est dans tout cela la coupure de la Renaissance ?
Mais plus généralement des structures fondamentales persistent dans la société européenne du IVe au XIXe siècle qui permettent de saisir la cohérence de ces quinze siècles.
Une grille de lecture en a été proposée par Marx autour du concept de mode de production féodal. Sans entrer dans le détail, il faut reconnaître la force d'une conception qui relie la technologie au régime économique et aux structures sociales et la définit par le contrat inégal entre un seigneur et ceux qui l'entretiennent (paysans surtout), l'essentiel de la plus-value étant absorbé par la rente féodale et la finalité du système étant orientée plus vers la simple reproduction que vers la croissance. Dans cette perspective, le Moyen Âge, assimilé au féodalisme, s'étale entre une Antiquité qui aurait été caractérisée par le mode de production esclavagiste et des Temps modernes définis par le mode de production capitaliste. Un Moyen Âge entre la fin de l'Empire romain et la révolution industrielle.
Mais aussi un Moyen Âge marqué par son idéologie dominante qui n'est ni le reflet d'une infrastructure matérielle ni le moteur idéaliste de son histoire, mais une des pièces essentielles de son fonctionnement. Ce long Moyen Âge est celui du christianisme dominateur, un christianisme qui est à la fois religion et idéologie, qui entretient donc un rapport très complexe avec le monde féodal, le contestant et le justifiant en même temps. Ce qui évidemment ne veut pas dire que le christianisme est mort ou mourant aujourd'hui mais qu'il ne joue plus depuis le XIXe siècle dans nos sociétés la fonction maîtresse qu'il a jouée du IVe au XIXe siècle, qu'il a perdu le quasi-monopole idéologique qui fut le sien pendant cette période. D'où l'impossibilité d'une étude valable du Moyen Âge qui ne tiendrait pas le plus grand compte de l'Église et de la religion. Surtout ce long Moyen Âge est dominé par la lutte en l'homme ou autour de l'homme de deux grandes puissances presque égales, bien que l'une soit théoriquement subordonnée à l'autre, Satan et Dieu. Le long Moyen Âge féodal c'est la lutte du Diable et du Bon Dieu. Satan naît et meurt aux deux bouts de la période.
Ce long Moyen Âge, on peut aussi le saisir à partir de points de vue moins globaux que les deux que je viens d'évoquer.
On peut aussi considérer que ce long Moyen Âge est celui où apparaît (ou réapparaît) en Occident le schéma trifonctionnel défini par Georges Dumézil, décelable en Angleterre au IXe siècle, triomphant au XIe siècle avec la formule « oratores, bellatores, laboratores », « ceux qui prient, ceux qui se battent, ceux qui travaillent », prêtres, guerriers et paysans et qui dure jusqu'aux trois états de la Révolution française. Tandis qu'après la révolution industrielle se met en place une trifonctionnalité toute différente, celle des activités primaires, secondaires et tertiaires, définies par les économistes et les sociologues.
Ou encore, dans le domaine des transports, de la maîtrise de l'espace, c'est le long temps où, entre la traction humaine et bovine de l'Antiquité et le chemin de fer du XIXe siècle règnent la charrette et le cheval.
Dans le domaine de la maladie c'est, entre la destruction de l'hygiène antique (thermes) et la naissance de l'hôpital moderne, le temps des médecins-sorciers, du corps martyrisé ou méprisé, le temps sans stade et sans sport, l'époque de l'apparition de l'hôpital qui est d'abord asile puis lieu de renfermement et non de cure.
Du point de vue de la culture c'est, entre la fin des écoles antiques et la scolarisation générale du XIXe siècle, le temps d'une lente alphabétisation, la période de croyance au miracle, l'ère du long dialogue entremêlé de luttes et d'emprunts, entre la culture savante et la culture populaire. C'est, écrit ou oral, le temps de la narration, du conte, tel l'exemplum, cette anecdote édifiante léguée par les moines orientaux à l'Occident au IVe siècle et qui, entre les apophtegmes des pères du désert et les recueils de contes des folkloristes du XIXe siècle attirés par la « beauté du mort », s'épanouit du XIIe au XVIIIe siècle, tel le thème de l'ange et l'ermite qui se transmet de fabliaux du XIIe siècle au Zadig de Voltaire1.
Certes, ce long Moyen Âge peut, doit être scandé en périodes intermédiaires. Par exemple un haut Moyen Âge, du IVe au IXe siècle, à la fois antiquité tardive et genèse du système féodal, un Moyen Âge central, du Xe au XIVe siècle, le temps du grand essor, à quoi il faut réduire le Moyen Âge proprement dit si on veut en garder une définition restreinte, un bas Moyen Âge ou temps des crises couvrant les XIVe-XVIe siècles, un Ancien Régime où la féodalité jette ses derniers feux de la Révolution anglaise à la Révolution française, du temps du « monde fini », selon l'expression de Pierre Chaunu, où l'Europe se lance à l'assaut du monde avec ses bateaux, ses entrepreneurs, ses soldats et ses missionnaires, à la révolution industrielle.
Et si, avec Krzysztof Pomian2, on rejette toute tentative de périodisation puisque, selon l'heureuse expression de Witold Kula, chaque époque présente une « coexistence d'asynchronismes », les diverses séries de phénomènes historiques étant toujours décalées les unes par rapport aux autres, pour se tourner vers les modèles comme supports de l'explication historique, le principal de ces modèles : la féodalité, sinon le féodalisme, n'est-il plus opératoire au sein de ce long Moyen Âge ?
Quel est, pour les hommes d'aujourd'hui, pour ceux de notre société occidentale en particulier, l'intérêt de cette conception d'un long Moyen Âge ?
D'abord ce Moyen Âge fait se dissoudre l'opposition entre deux images également fausses du Moyen Âge restreint : une image noire qui l'identifie à l'« âge des ténèbres », une image dorée qui en fait une période idyllique de foi religieuse, d'harmonie du corps social coulé dans les corporations, de floraison d'un art merveilleux né du peuple. Qui oserait, d'un Moyen Âge qui commence avec les Barbares, faire une époque idéale et qui pourrait d'un Moyen Âge qui s'achève avec les Lumières nier qu'il fut une ère de grands progrès ? Ce long Moyen Âge permet de mieux saisir l'ambition d'une époque qui fut à la fois celle de la famine, des grandes épidémies, des pauvres et des bûchers mais aussi celle des cathédrales et des châteaux, celle qui a inventé ou découvert la ville, l'université, le travail, la fourchette, la fourrure, le système solaire, la circulation du sang, la tolérance, etc.
C'est ensuite nous rappeler que le processus de la civilisation tel que l'a décrit un Norbert Elias n'en est qu'à ses premières phases, malgré la menace d'une nouvelle apocalypse, l'autodestruction nucléaire. Ce long voyage dans cette perspective très longue apparaît mieux adapté à une chronologie vue de plus haut, à une histoire plus lente où l'évolution des structures profondes, matérielles et mentales, compte plus que celle des événements rapides mais superficiels.
C'est enfin mieux répondre à l'attente de tous ceux qui, aujourd'hui, ont le goût du Moyen Âge qui est à la fois nos racines, notre naissance, notre enfance, mais aussi un rêve de vie primitive et heureuse que nous venons à peine de quitter. C'est, comme l'a dit Peter Laslett, « ce monde que nous avons perdu », mais dont nous avons encore la mémoire nostalgique, le temps des grands-parents. Un Moyen Âge auquel nous relie encore le fil non coupé de l'oralité.