Ce texte est la reprise, revue et corrigée, d'une communication au Colloque « 1274, année charnière. Mutations et Continuités » (Lyon-Paris, 30 septembre-5 octobre 1974) à laquelle on voudra bien se reporter. Éditions du C.N.R.S., Paris, 1977, pp. 481-489. – Rééd. Beihefte der Francia, publiés par l'Institut historique allemand de Paris, t. IX, Histoire comparée de l'administration (IVe-XVIIIe siècle), Artemis Verlag, Munich, 1980, pp. 11-16.
Un élément essentiel du pouvoir des administrations est la maîtrise des distances à l'intérieur des aires géographiques sur lesquelles elles s'exercent. Cette maîtrise est celle d'itinéraires, c'est-à-dire de l'organisation de déplacements d'hommes et d'informations dans l'espace et le temps. Cette maîtrise est double. Elle est matérielle, comportant un système de courriers, de relais, des réseaux de nouvelles, etc. Mais elle est aussi intellectuelle, se manifestant notamment par une capacité efficace de prévision.
La curie romaine, au XIIIe siècle, est particulièrement intéressée par ce problème. Centre d'impulsion de toute la Chrétienté, obligée d'animer un double mouvement incessant d'accueil des responsables ecclésiastiques et d'envoi de chargés de missions et de mots d'ordre, contrainte d'enserrer dans son réseau des réseaux laïcs en voie de développement dans le cadre des administrations monarchiques, défiée par l'hérésie qui circule sur une large aire de la Chrétienté, la curie romaine a des raisons anciennes et nouvelles pour contrôler l'espace de la Chrétienté.
Le XIIIe siècle est d'ailleurs un siècle du calcul dans tous les domaines. Le vieux tabou biblique qui réservait à Dieu les recensements, comme le prouvait l'histoire de David dont l'initiative imprudente avait attiré sous forme d'épidémie dévastatrice les foudres de Yahvé, recule. Les marchands, dont une des activités principales est le change, accordent, dans le contexte d'une économie monétaire croissante, de plus en plus de place à la comptabilité. Dans le Liber Abbaci de 1202 le Pisan Leonardo Fibonacci introduit des chiffres dits arabes, d'invention hindoue, et cette innovation capitale, le zéro. Au plan spirituel des croyances nouvelles, comme celles qui tournent autour d'un au-delà intermédiaire entre le Paradis et l'Enfer, le Purgatoire, poussent à une arithmétisation de la vie spirituelle, au calcul des indulgences, et la pratique généralisée de la confession instituée par le IVe concile du Latran (1215) vulgarise une comptabilité des pénitences. Les administrations royales et princières ébauchent des budgets. La cour de l'Échiquier en Angleterre, la Renenghe en Flandre introduisent la comptabilité dans l'administration domaniale dès le XIIe siècle. Le « Gros Bref » de Flandre de 1187 est le plus ancien qui nous soit connu de ces comptes. Dans la France de Philippe Auguste un compte des recettes des bailliages et des prévôtés royales existe au moins dès 1190. Ferdinand Lot et Robert Fawtier ont baptisé les comptes subsistants pour 1202-1203 de « premier budget de la monarchie française » et John W. Baldwin s'apprête à montrer cet effort comptable du règne de Philippe Auguste.
Pour l'Église médiévale il n'y a pas de moment où les problèmes de la maîtrise du temps et de l'espace se posent avec plus d'acuité que lors de la préparation d'un concile œcuménique. Certes, depuis la reprise de ces réunions générales avec le Ier concile du Latran en 1123, ces événements ont toujours fait l'objet de soins et de préoccupations particuliers. Mais nous ne possédons guère de renseignements avant Latran IV (1215). Encore faut-il noter qu'Innocent III avait chargé des légats d'aller organiser dans la Chrétienté la participation à ce concile et probablement diffuser les mots d'ordre de la curie. L'envoi de ces légats n'était pas seulement l'affirmation de la centralisation de l'Église et de la prépondérance du Saint-Siège, il était en quelque sorte la négation de la distance, d'un espace de la Chrétienté effacé par l'omniprésence pontificale.
La situation est bien différente pour la préparation de Lyon II (1274). La relative abondance de documents dont nous disposons (bien qu'il y ait de graves lacunes et que certaines questions restent sans réponse) n'est pas l'effet du hasard. Elle reflète une évolution décisive des structures administratives et psychologiques de la curie, une conscience plus claire de l'espace de la Chrétienté, une maîtrise croissante de cet espace par une meilleure appréciation des distances, une meilleure prévision des délais d'acheminement.
Le premier, qui n'existait pas au moment où Grégoire X décide la tenue du concile mais qui se révèle au fur et à mesure de sa préparation, est celui d'une conception européenne de l'espace de la Chrétienté.
Grégoire X veut faire de l'aide à la Terre sainte le but suprême du concile mais tout dans la préparation de celui-ci montre que la frontière de la Chrétienté n'est plus sur le Jourdain mais en Europe orientale. L'auteur d'un des trois dossiers préparatoires qui nous soient parvenus, Bruno, évêque d'Olomouc, particulièrement intéressé, il est vrai, à la défense de cette frontière, le dit bien clairement. La vraie menace, selon lui, est sur les frontières orientales du royaume d'Allemagne : en Hongrie où sont les Cumans, restés au fond d'eux-mêmes païens, en Ruthénie dont les habitants sont schismatiques et soumis aux Tatars, les Lituaniens et les Prussiens toujours païens. C'est par ces terres que sont venus les Tatars et qu'ils reviendront. Négliger ces proches dangers pour reconquérir la Terre sainte, c'est tomber de Charybde en Scylla, Bruno le dit clairement au pape : Nisi ergo vestra paterna providentia cavere voluerit periculis iam vicinis, sic studens in acquisitione Terre Sancte, quod non relinquat in periculo terras istas, volentes vitare kuribdim in cillam utique incidemus.
Quant à l'union des Églises, un des grands objectifs de la curie, un des préalables à la Croisade, et donc un des points essentiels du concile, elle est préparée dans des conditions qui nient la spécificité d'une Chrétienté grecque. Aussi bien l'action des légats pontificaux qui négocient en Orient que la façon dont les Grecs sont conviés à Lyon manifestent en sens inverse mais complémentaire que la Chrétienté grecque est aspirée à l'intérieur de l'espace latin.
Le second c'est le choix d'une autre ville que Rome pour siège du concile, ce qui entraîne le déplacement du pape et de la curie. Ce n'est certes pas le premier voyage d'un pape au Moyen Âge et il y a eu, mais dans des conditions exceptionnelles de nécessité, pour échapper à la menace de Frédéric II, le premier concile de Lyon en 1245. Le choix est, en 1272, délibéré, sans menace extérieure. La tenue du concile ailleurs qu'à Rome, à supposer qu'elle n'ait pas eu de motivations spatio-temporelles, entraîne une double perception et organisation de l'espace/temps pour la curie : entre Rome et les différents points de la Chrétienté, entre la ville choisie et le reste de la Chrétienté, Rome compris.
Enfin le choix de Lyon est significatif. Il y a certes des raisons politiques (Lyon est une ville impériale, unie par des liens lâches à l'Empire et située aux portes de la France dont la curie espère une influence, sinon des interventions favorables à ses desseins), matérielles et spirituelles (Lyon, ville riche en couvents et en bâtiments ecclésiastiques, peut recevoir un nombre important de gens d'Église, le couvent des Prêcheurs est un centre intellectuel et spirituel de premier ordre dont la principale figure, Pierre de Tarentaise, est élevée, à la veille du concile, au siège archiépiscopal de Lyon et au cardinalat par Grégoire X). Mais le choix semble surtout lié à la mesure de l'espace/temps : Lyon, c'est en somme le centre géographique de la Chrétienté européenne. Ce centre doit s'imposer aux princes et aux prélats dont Grégoire X souhaite vivement la présence comme il le dit dans ses lettres du 13 avril 1273 : ... ut Principum et Praelatorum eorumdem facilius habere possimus praesentiam... civitatem Lugdunensem, quo inibi concilium cum maiori commoditate conveniat, de ipsorum fratrum consilio duximus eligendam. Et encore quod ejusdem Terrae subsidium praecipue de Principum et Praelatorum pendet auxilio, quos ultra montes credimus posse commodius...
Une double préoccupation anime le pape et les administrateurs de la curie : assurer le va-et-vient des informations et la venue des participants.
Le pape en effet interroge tous les prélats sur le programme qu'il a fixé au concile (reconquête de la Terre sainte et ses deux préalables : l'union des Latins et des Grecs, la réforme de l'Église et de la Chrétienté) et fixe la date du concile de façon que les réponses à son programme-questionnaire puissent parvenir à la curie à temps pour être étudiées avant le concile. Il s'agit d'autre part de permettre aux hauts responsables ecclésiastiques de pourvoir à leur remplacement à la tête des diocèses, des ordres ou des couvents pendant leur absence et de régler avant de se mettre en route le maximum d'affaires pendantes. Souvent le temps d'un va-et-vient, c'est-à-dire d'un dialogue, s'imposera à la curie. On remarquera que pour les Italiens se pose en premier lieu le franchissement en sens inverse de celui imposé à tous ceux qui se rendent ad limina du principal et pourtant perméable obstacle géographique de la Chrétienté : les Alpes.
Le délai global : deux ans. Du 31 mars 1272, date de lancement des convocations par le pape, au 1er mars 1274, date prévue pour l'ouverture du concile et au 7 mai 1274, date de son ouverture effective, il y a deux ans. Notons qu'Innocent IV avait convoqué le 27 décembre 1244 pour le 24 juin 1245 le premier concile de Lyon : ce délai de six mois, le quart de ce qu'a prévu Grégoire X pour Lyon II, est dû à l'urgence de la situation de 1244 en même temps qu'à une autre formule conciliaire : à Lyon I le pape impose ses décisions, à Lyon II il sollicite le dialogue.
À l'intérieur de ce délai global de deux ans les initiatives pontificales se développent en trois phases :
1. Première phase : Le temps d'acheminement des convocations lancées le 31 mars 1272 et l'assimilation des convocations pontificales par leurs destinataires. Ce temps est d'environ un an. D'une particulière importance est l'invitation lancée à l'empereur Michel Paléologue six mois après les convocations aux Latins, le 24 octobre 1272. C'est l'ouverture sur le monde chrétien grec, le premier pas vers la réunion des Églises.
2. Deuxième phase : C'est le temps de rédaction et d'acheminement des rapports réclamés le 11 mars 1273 pour être remis à la curie six mois avant le concile. C'est donc un délai de six mois qui est prévu pour la constitution des dossiers et un même délai de six mois pour l'exploitation des dossiers par la curie1.
3. Troisième phase : le voyage. C'est le 13 avril 1273 que Lyon est désignée comme lieu du concile et que les préparatifs peuvent commencer en fonction de ce choix.
Le pape insiste explicitement pour que les membres du concile se mettent en route à temps. Il veut ainsi rendre toute la Chrétienté consciente de l'importance de la prévision des itinéraires, lui inculquer une mentalité calculatrice par rapport à l'espace/temps.
Lui-même donne l'exemple et prévoit son arrivée à Lyon en environ six mois – unité d'espace/temps dont on voit ici l'importance – ce qui le fait arriver six mois avant l'ouverture du concile pour présider sur place à la dernière phase de préparation. C'est en effet le 5 juin 1273 que Grégoire X quitte Orvieto, sa résidence d'alors, pour Lyon qu'il atteindra le 9 ou le 10 novembre 1273. Grâce à André Callebaut nous sommes bien renseignés sur le voyage pontifical2, le trajet Orvieto-Florence-Bologne-Milan (où le 8 octobre 1273 le pape fait son entrée officielle avec une pompe nouvelle qui a déconcerté les contemporains comme le relate un récit postérieur : veniva egli in una carozza, cosa che in que tempi non era ancora usata fra noi) – Morimond (gagné en une matinée en une étape de quarante kilomètres à cheval à bride abattue) – Novare-Chambéry, presque sûrement par le Mont-Cenis qu'Innocent IV avait franchi en 1244.
Face à ce long temps de préparation et de voyage il faut enfin noter la brièveté du temps de tenue du concile. Encore Lyon II est-il exceptionnellement long, du 7 mai au 17 juillet, avec interruption, parce qu'on attendait les Grecs. Latran I, II, III et IV, Lyon I avaient chacun duré moins d'un mois.
Enfin on connaît approximativement le nombre de personnes déplacées par ce mouvement de deux ans : il y avait mille vingt-quatre prélats le jour de l'inauguration et l'on peut chiffrer à deux mille le nombre total des participants. Le nombre de serviteurs, pèlerins, curieux attirés par le concile fut très supérieur. Selon des documents (J.-B. Martin nos 1830-1856), il se serait élevé à cent soixante mille, ce qui semble très exagéré. Le nombre de cardinaux, archevêques, évêques et abbés mitrés morts pendant le concile aurait été de cent soixante-six. On sait que le plus illustre de ces défunts fut saint Bonaventure et que Thomas d'Aquin mourut sur la route du concile. La curie avait maîtrisé l'espace/temps mais non la mort à qui un concile offrait, parmi ces prélats âgés, beaucoup de proies.
Lyon II me semble avoir manifesté la perception par la curie romaine de l'intérêt d'une capitale de la Chrétienté moins excentrique que Rome, en cette époque où se rationalise le calcul de l'espace/temps. Le sillon rhodanien s'offre à ses yeux. Aussi Lyon II, rassemblement éclatant et éphémère, fut-il sans doute la première manifestation d'une tendance qui, une trentaine d'années plus tard, allait conduire la papauté à s'installer à Avignon, moins, me semble-t-il, pour des raisons fortuites qu'à cause de cette recherche profonde d'un nouveau centre de gravité de la Chrétienté – centre « rationnel », c'est-à-dire géographique, qui allait se manifester aussi, avec cette papauté avignonnaise dévoreuse d'impôts, comme le « centre fiscal » de la Chrétienté.
Mais les papes calculateurs avaient oublié que l'espace/temps n'est pas seulement un phénomène « rationnel » mais aussi un phénomène « symbolique ». Avignon était bien située selon les calculs d'itinéraires mais Rome restait le centre « symbolique » de la Chrétienté. Son excentricité géographique à la longue ne devait pas plus jouer contre elle que contre les deux plus grands pèlerinages de la Chrétienté (avec Rome) : Jérusalem et Saint-Jacques-de-Compostelle. La papauté, vaincue par le pouvoir symbolique, dut retourner à Rome.
Ainsi Lyon II préfigure-t-il à la fois le succès et l'échec d'Avignon – le temps court d'une conception « rationnelle » de l'espace/temps dans la Chrétienté médiévale.
MANSI, Sacrorum Conciliorum nova et amplissima Collectio XXIV, 39 sqq, Venise, 1780.
J.-B. MARTIN, Conciles et bullaires du diocèse de Lyon, Lyon, 1905.
J. GUIRAUD et L. CADIER, Les Registres de Grégoire X (1272-1276), Rome, 1892.
HUMBERT DE ROMANS, Opus tripartitum. Réd. longue éd. E. BROWN, Appendix ad fasciculum rerum expetendarum Il, Londres, 1690, 185-222. Réd. brève cf. K. MICHEL, Das opus tripartitum des Humbertus de Romanis, 2e éd., Graz, 1926.
BRUNO DE SCHAUENBERG, év. d'Olomouc in MGH, Leges, IV, 3, 589-594.
Brevis nota eorum quae in secundo concilio lugdunensi generali gesta sunt, éd. A. FRANCHI, Il concilio II di Lione (1274) secondo la Ordinatio Concilii generalis Lugdunensis, Rome, 1965.
St. KUTTNER, Conciliar Law in the Making : The Lyonese Constitutions (1274) of Gregory X in a manuscript at Washington.
L. GATTO, Il pontificato di Gregorio X (1271-1276), Rome, 1959.
1 Ut interim haberi possit competens discussio et plena deliberatio ad opportuna exquirenda, ut decet, antidota circa illa per approbationem eiusdem adhibenda (lettre du 11 mars 1273 ap. GUIRAUD, Registres... I, p. 91, n. 220).
2 A. CALLEBAUT, « Le voyage du Bienheureux Grégoire X et de saint Bonaventure au concile de Lyon et la date du sacre de saint Bonaventure », in Archivum Franciscanum Historicum, 18, 1925, pp. 169-180.