Le Temps chrétien de la fin de l'Antiquité au Moyen Âge, IIIe-XIIIe s., Éditions du C.N.R.S., 1984, pp. 553-556.
L'exemplum, venu de l'Antiquité gréco-romaine, est une anecdote de caractère historique présentée comme argument dans un discours de persuasion. Arme de l'orateur judiciaire ou politique dans l'Antiquité, elle est devenue un instrument d'édification pour le moraliste chrétien1. Mais des premiers siècles du christianisme au cœur du Moyen Âge, l'exemplum change de nature et de fonction. Il n'est plus centré sur l'imitation d'une personne (le Christ étant l'exemple par excellence) mais il consiste en un récit, une histoire à prendre dans son ensemble comme un objet, un instrument d'enseignement et/ou d'édification2.
Cet exemplum est lié à un nouveau type de prédication qui s'instaure à la fin du XIIe siècle et au début de XIIIe siècle et qui est destiné à la nouvelle société issue de la grande mutation de l'Occident entre le XIe et le XIIIe siècle. Une société marquée par le phénomène urbain, la substitution du système des « états » à celui des « ordres », la contestation hérétique et laïque, le remodelage des cadres intellectuels et mentaux (espace, temps, rapports parole-écrit, nombre, etc.). On peut définir l'exemplum du XIIIe siècle qui est son âge d'or comme « un récit bref donné comme véridique (= historique) et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire »3.
L'exemplum se rattache à la vogue du narratif dans la littérature et en particulier du narratif bref où il s'apparente au lai, au fabliau, au conte. A cet égard il est un aspect de la promotion du temps du récit, du temps successif. Ce phénomène mériterait une étude approfondie du point de vue de la grammaire, de la linguistique, des mentalités, des pratiques sociales.
La conception du temps qu'implique l'exemplum s'éclaire dans le contexte des sermons dont l'argumentation s'articule sur trois sortes de preuves : les auctoritates, les rationes, les exempla. Le temps de l'exemplum, qui est celui du diachronisme narratif et, d'une certaine façon, celui de l'histoire terrestre, s'articule sur le temps à la fois rétrospectif et eschatologique des auctoritates et sur l'a-temporalité des rationes. Le temps de l'exemplum doit être saisi à l'intérieur du temps du sermon dans lequel il s'insère. Les auctoritates, essentiellement des citations scripturaires, offrent la multiplicité des temps des citations bibliques, renvoient au Livre, ancien mais toujours valable dans le présent et pour le futur, jusqu'à la fin des temps et pour le salut éternel. Le commentaire homilétique de ces autorités est au présent, le présent intemporel des vérités éternelles. Quant aux rationes, elles sont au présent didactique. Entre ce temps eschatologique de la Bible, actualisé et orienté par le commentaire, et le temps éternel des vérités rationnelles l'exemplum insinue un segment de temps narratif, historique, linéaire et sécable. On retrouve dans l'exemplum les trois temps de l'énonciation historique selon Émile Benveniste : aoriste (passé simple ou passé défini), imparfait, plus-que-parfait.
L'expression de la source d'où l'auteur ou l'utilisateur de l'exemplum l'a tiré marque bien son ancrage historique. Par exemple, sur trois cent douze exempla repérés dans les sermones vulgares ou ad status de Jacques de Vitry4, cent soixante sont introduits par le mot audivi qui indique l'acquisition par ouï-dire, trente-quatre par les termes memini, novi, vidi qui indiquent aussi une acquisition récente tandis que legimus qui renvoie à un apprentissage livresque et dicitur qui ne se réfère pas à un temps précis n'apparaissent que soixante-treize et quarante-cinq fois. Il y a donc accent mis sur le passé proche, sur le temps du narrateur qui insiste d'ailleurs sur le caractère contemporain des histoires constituant les exempla en les situant « nostris temporibus ».
Contrairement donc au prestige du passé (et de l'éternité) qui caractérise le temps des autorités et des raisons, le temps de l'exemplum tire une de ses forces de persuasion de son caractère récent. Déjà Grégoire le Grand, père de l'exemplum médiéval, avait conféré à ces anecdotes le sceau du présent, fondant l'apostolat sur des récits vérifiables oralement par un auditoire à qui l'écrit et le passé transmis par l'écrit étaient inaccessibles. Cette modernité du temps de l'exemplum s'accorde bien avec le renouveau de l'histoire-témoignage au XIIIe siècle mis en lumière par Bernard Guenée5. Face à un temps de l'histoire ancienne recueilli par des spécialistes savants dans la mémoire écrite, s'affirme un temps de l'histoire récente atteint par expérience visuelle ou auditive (« j'ai vu, j'ai entendu » – c'est la méthode d'Hérodote6) à travers la mémoire orale. Ce n'est pas un hasard si les frères mendiants sont les grands diffuseurs à la fois de ce type d'histoire et des exempla. Ce sont des spécialistes du temps proche.
C'est donc le temps d'une mémoire particulière qui informe le temps de l'exemplum. C'est la mémoire de la conscience spirituelle et morale que la nouvelle conception du péché lié à l'intention, les nouvelles pratiques de la confession auriculaire ancrée dans l'examen de conscience du pécheur et son introspection privilégient au tournant du XIIe au XIIIe siècle. Les manuels de confesseurs forment cette mémoire activée par le canon omnis utriusque sexus du IVe concile du Latran (1215) qui instaure la confession individuelle obligatoire pour tous les fidèles, hommes et femmes, au moins une fois l'an. Cette nouvelle éducation de la mémoire prend place dans l'ensemble de la culture de la mémoire qui se développe au XIIIe siècle7. Le recours aux exempla s'insère dans l'exhortation qu'adresse le prédicateur au pécheur de « recolere peccata sua », « firmiter memorie commendare verba Dei », etc. Le temps de l'exemplum se nourrit du temps de la mémoire intérieure et l'alimente à son tour.
Mais ce temps doit être aussi un temps du salut. Un temps, si l'on peut dire, à deux détentes. Son horizon ultime c'est celui du temps du salut, du temps eschatologique. L'histoire racontée dans la successivité du récit et historiquement située dans une réalité temporelle en général proche doit déboucher sur l'éternité promise à l'auditeur de l'exemplum s'il sait en tirer pour lui-même la leçon. Mais, dans un premier temps, le récit exemplaire doit produire chez l'auditeur un événement décisif pour son salut futur : sa conversion. L'exemplum est un instrument de conversion et cette conversion doit avoir lieu tout de suite. Le prédicateur appelle souvent son auditoire à tirer hodie la leçon du sermon et des exempla qu'il renferme. Ainsi pourra s'accomplir pour l'auditeur aussi la parole de Jésus sur la croix au bon larron : « Hodie mecum eris in paradiso » (Luc, XXIII, 43). Le temps historique de l'exemplum est tendu vers un présent de conversion qui doit amorcer l'entrée future dans l'éternité heureuse.
L'exemplum a donc pour fonction de brancher la réalité historique sur l'aventure eschatologique. Le temps de l'exemplum est soumis à une dialectique entre le temps de l'histoire et le temps du salut qui constitue une des tensions majeures du Moyen Âge central (XII-XIIIe siècle).
1 Voir la table ronde organisée en 1979 par l'École française de Rome, Rhétorique et Histoire. L'exemplum et le modèle de comportement dans le discours antique et médiéval, MEFRM, t. XCII, 1980-1, pp. 7-179.
2 Voir CL. BRÉMOND, J. LE GOFF, J.-Cl. SCHMITT, L'« Exemplum », fasc. 40 de la Typologie des sources du Moyen Âge occidental publiée par L. Génicot et R. Bultot, Turnhout, 1982.
3 Les définitions dues à des intellectuels surtout marqués par leur culture livresque et l'influence antique montrent mieux la continuité que la rupture. Les définitions antiques connues du Moyen Âge sont celles de CICÉRON : « Exemplum est quod rem auctoritate aut casu alicuius hominis aut negotii confirmat aut infirmat » (De Inventione, I, 49) et surtout celle de la Rhetorica ad Herennium (IV, 49, 62), alors attribuée à Cicéron : « Exemplum est alicuius facti aut dicti praeteriti cum certi auctoris nomine propositio. » JEAN DE GARLANDE, au début du XIIIe siècle, a ainsi défini l'exemplum : « Exemplum est dictum vel factum alicuius autentice persone dignum imitatione » (Poetria... de arte prosaica, metrica et rithmica, éd. G. MARI. Romanische Forschungen, XIII, 1902, p. 888).
4 L'Enquête du Groupe d'anthropologie historique de l'Occident médiéval de l'École des Hautes Études en Sciences sociales qui a servi de base pour cette étude a surtout porté sur le Dialogus miraculorum de CÉSAIRE DE HEISTERBACH, les sermones vulgares ou ad status (inédits – sauf pour les exempta édités par Crane) de JACQUES DE VITRY, le Tractatus de diversis materiis praedicabilibus (inédit sauf les exempta édités par Lecoy de la Marche) d'ÉTIENNE DE BOURBON, et l'Alphabetum narrationum d'ARNOLD De LIÈGE (inédit).
5 B. GUENÉE, Histoire et culture historique au Moyen Âge, Paris, Aubier, 1981.
6 Fr. HARTOG, Le Miroir d'Hérodote, Paris, Gallimard, 1980.
7 Voir Fr. YATES, L'Art de la mémoire, trad. franç., Paris, Gallimard, 1975.