Écrit en collaboration avec Pierre VIDAL-NAQUET.

Publié d'abord dans Critique, no 325, juin 1974, pp. 543-571 ; version plus complète, reprise ici, dans Claude Lévi-Strauss, « Idées », Gallimard, 1979, pp. 265-319.

Lévi-Strauss en Brocéliande

Esquisse pour une analyse d'un roman courtois

L'épisode qui servira de point de départ aux réflexions que nous présentons ici1 est tiré du roman de Chrétien de Troyes, Yvain ou le Chevalier au lion (vers 1180)2. Chevalier de la cour d'Arthur, Yvain a obtenu de son épouse Laudine, gagnée à la suite d'aventures sur lesquelles nous reviendrons, permission de la quitter pendant un an, « pour convoyer le roi et aller tournoyer » (vers 2561-2562). Qu'il dépasse d'un seul jour ce délai et il perdra l'amour de sa femme. Inévitablement – ne sommes-nous pas dans la logique du conte merveilleux, où une condition est posée pour être transgressée ?3 – Yvain laisse passer l'échéance. Montée sur un symbolique palefroi noir, une demoiselle de la « mesnie » de sa femme vient avertir que tout est fini entre eux et qu'il ne doit plus chercher à la revoir. C'est alors qu'Yvain, devenu fou, fuit la cour et gagne la forêt.

Précisons le moment où se situe l'action. Ce roman de Chrétien de Troyes, tout comme d'autres œuvres du même poète (notamment Perceval et Érec et Énide), et bien d'autres romans courtois, s'articule en effet autour de deux séries d'épisodes dont la signification (le sen, eût-on dit en français du XIIe siècle) est radicalement différente et même opposée4. Le récit s'ouvre par la narration d'un échec, d'une « aventure » manquée. Un autre chevalier de la cour d'Arthur, cousin germain d'Yvain, Calogrenant, n'a pu, au cœur de Brocéliande, vaincre Esclados le Roux, maître d'une fontaine magique. Yvain reprend le même chemin et réussit partout où l'autre avait échoué : non seulement il vainc et tue le seigneur de la fontaine, mais il épouse sa veuve, et, tel le roi de Nemi illustré par Frazer, il prend sa succession. Aventures gratuites pourrait-on dire, celle de la chevalerie pour la chevalerie, de l'exploit pour l'amour de l'exploit, où, de surplus, les opérations magiques de Lunette, servante de la dame de la fontaine, auront apporté à Yvain un appoint décisif.

 

Mes or est mes sire Yvain sire, 2166 

Et li morz est toz oblïez

Cil qui l'ocist est marïez ;

Sa fame a, et ensanble gisent...

 

« Maintenant messire Yvain est seigneur et le mort est tout oublié. C'est son meurtrier qui, marié, possède sa femme, et ils couchent ensemble. » Le poète qui n'est pas un chevalier d'aventure mais, selon toute vraisemblance, un clerc, ne nous laisse guère ignorer son sentiment. Bien au contraire, après l'épisode de la « Folie Yvain », celui-là même qui nous intéresse, le chevalier ne travaillera plus pour lui mais pour les autres, en défenseur de la veuve et de l'orpheline. Seigneur désormais légitimé, il regagnera l'amour de sa femme.

 

Voici l'essentiel de l'épisode qui nous retient (v. 2783-2883) : « Yvain est accablé : tout ce qu'il entend l'incommode, tout ce qu'il voit le tourmente ; il voudrait être loin, en si sauvage terre qu'on ne le sache où quérir, qu'il n'y eût homme ni femme qui sût rien de lui non plus que s'il fût au fond d'un abîme. Son ennui augmente, il ne hait rien tant que lui-même, et il ne sait auprès de qui trouver consolation. Il sent qu'il est l'auteur de sa disgrâce et de sa perte. Il aurait mieux aimé perdre le sens que de ne pas se venger de lui-même qui s'était ravi son bonheur. Il s'éloigna sans mot dire, tant il craignait de déraisonner au milieu des barons. Ceux-ci n'y prirent pas garde ; ils le laissèrent aller seul : ils pensaient bien que leurs propos et leurs affaires devaient fort peu l'intéresser.

« Il fut bientôt très loin des pavillons. Alors le délire s'empare de sa tête. Il se déchire et met ses vêtements en lambeaux et s'enfuit par les champs et les arées [labours]. Ses compagnons inquiets le cherchèrent par tous les aîtres, par toutes les tentes, par les haies et les vergers et ne le trouvèrent point.

« Yvain courut comme un fou, tant qu'il trouva près d'un parc un garçon qui tenait un arc avec des flèches barbelées fort larges et tranchantes, il a juste assez de sens pour les lui arracher. Il a perdu le souvenir de tout ce qu'il a fait jusque-là. Il guette les bêtes par le bois, les tue et mange la venaison toute crue.

« Il rôda tant par le bocage comme un homme forcené et sauvage qu'il trouva une petite maison toute basse. Là demeurait un ermite qui, pour le moment, était occupé à essarter. Quand il vit cet homme nu, il s'aperçut bien qu'il n'avait pas son bon sens, et il courut se tapir dans sa maisonnette. Mais le prudhomme prit de son pain et de son eau par charité et les mit dehors sur une étroite fenêtre.

« Le fou s'approcha, et mis en appétit, il prit le pain et y mordit. Jamais, je crois, il n'en avait goûté de si mauvais et de si dur. La mouture dont il avait été fait, certes, n'avait pas coûté cinq sous le setier, car il était pétri d'orge avec la paille, et avec cela plus aigre que le levain, et moisi et sec comme une écorce. Mais la faim le tourmentait, et le pain lui parut bon, car la faim est sauce à tous mangers, bien préparée et bien confite. Il mangea tout le pain de l'ermite et but de l'eau froide au pot.

« Quand il eut fini, il se rejeta dans le bois, cherchant les cerfs et les biches. Et le bon homme sous son toit, quand il le vit s'éloigner, priait Dieu de le protéger mais de ne plus le ramener de ce côté de la forêt. Mais rien n'empêcha le fol, si peu de sens qu'il eût, de retourner volontiers dans un lieu où on lui avait fait du bien.

« Depuis, il ne se passa un jour, tant qu'il fut dans sa folie, qu'il n'apportait à l'huis de l'ermite quelque bête sauvage. Il passait son temps à chasser, et le bon homme s'occupait de dépouiller et de cuire le gibier, et tous les jours le pain et l'eau dans la buire [cruche] étaient sur la fenêtre pour repaître l'homme forcené. Il avait à manger et à boire, venaison sans sel ni poivre, et eau froide de fontaine. Et le bon homme se chargeait de vendre les cuirs et d'acheter du pain d'orge ou d'avoine dont l'autre avait à plenté. Cela dura jusqu'au jour où une dame et deux demoiselles de sa mesnie trouvèrent le fou dormant dans la forêt... » C'est cette dame et une de ces demoiselles qui guériront Yvain de la folie grâce à un onguent magique autrefois donné à la dame par la fée Morgue (Morgane).

 

Nous reviendrons sur les étapes de la réintégration d'Yvain dans le monde des hommes, car elles ne se résument pas, à beaucoup près, à l'intervention de la demoiselle et de son onguent merveilleux. Si peu familier que l'on soit avec la littérature du Moyen Âge latin, on reconnaît aisément dans la « Folie Yvain » un topos dont les exemples sont nombreux, celui de l'homme sauvage. Le prototype en est un épisode célèbre de la Vita Merlini (1148-1149) de Geoffroy de Monmouth, texte qui, lui-même, dérive de traditions celtiques fort anciennes. Responsable d'une bataille qui provoqua la mort de ses deux frères, Merlin devient un homme des bois (fit silvester homo, v. 80), menant une vie misérable mais d'où surgira pourtant son pouvoir prophétique5. Le thème est fréquent dans le roman courtois proprement dit6 et il prendra un vif éclat dans l'Orlando furioso de l'Arioste. C'est à bon droit que J. Frappier nommerait volontiers notre épisode l'Yvain furieux7. Mais c'est le détail du texte qu'il nous faut tenter de commenter et d'élucider en évitant les trop faciles explications dites « psychologiques » qui font de Chrétien un psychologue, presque un psychiatre : « Tous ces détails, toutes ces petites précisions donnent à penser qu'en décrivant la folie de son personnage, Chrétien ne s'écartait pas trop de certains faits d'observation8. » Il n'est certes pas sans importance que Chrétien ait fait progresser le roman courtois sur la voie de la « psychologisation » des mythes, mais la source et le sens de l'épisode ne sont pas là et l'esprit d'observation n'avait pas dû conduire Chrétien à rencontrer beaucoup de fous dans la forêt de Brocéliande. Yvain n'est pas n'importe quel fou ; il n'est ni l'Héraclès furieux d'Euripide, ni l'Oreste de Racine9, ni un client de Charcot.

*

Relisons, une fois encore, l'épisode, à la lumière, cette fois, de ce que peut apporter l'analyse structurale10. Yvain quitte d'abord l'apparence et le territoire des « barons », ses compagnons, en qui se résume l'univers social, et de l'humanité tout entière. Il a traversé la zone des champs cultivés (« et fuit par chans et par arées » (terres labourées), au-delà même des limites du territoire habité où le cherchent les chevaliers de la cour d'Arthur (dans les « ostex », habitations des chevaliers, les « vergers », les haies), « loing des tantes et des paveillons ». C'est la forêt qui sera le lieu de sa folie11. Forêt plus complexe qu'il n'y paraît au premier abord. On le verra. Contentons-nous de rappeler ici ce qu'est la forêt dans l'univers de l'Occident médiéval. Elle est l'équivalent de ce que représente en Orient le désert, lieu de refuge, de la chasse, de l'aventure, horizon opaque du monde des villes, des villages, des champs12. Mais en Angleterre du moins, en « Bretagne », elle est encore plus : le lieu où se brisent, en quelque sorte, les mailles de la hiérarchie féodale. Comme on l'a remarqué, les délits contre la Forêt échappent aux tribunaux ordinaires : les lois propres de la Forêt sont issues « non pas du droit commun du royaume, mais de la volonté du prince, si bien qu'on dit que ce qui est fait par elles n'est pas juste absolument, mais juste selon la loi de la Forêt »13. Le roi anglo-angevin Henri II défend, en 1184, « qu'on ait des arcs, des flèches ou des chiens dans ses Forêts à moins d'avoir garant »14. La forêt est terre royale, non seulement par les ressources qu'elle fournit, mais plus encore peut-être parce qu'elle est un « désert ». Dans cette forêt Yvain ne sera plus un chevalier, mais un chasseur-prédateur :

 

Les bestes par le bois agueite 2826 

Si les ocit ; et se manjue

La venison trestote crue.

 

Il a dépouillé les deux habits du corps et de l'esprit, le vêtement et la mémoire. Il est nu, il a tout oublié. Entre le monde des hommes et celui des bêtes sauvages, Chrétien a cependant ménagé une bien curieuse médiation : un « parc », c'est-à-dire, semble-t-il, une zone close de pacage15, un domaine d'élevage entre le monde de l'agriculture et celui de la cueillette, où se tient un « garçon », c'est-à-dire un serviteur qui appartient au degré le plus humble de l'échelle sociale16. Ce « garçon » n'apparaît que pour se voir dérober :

 

Un arc 2818 

Et cinq saietes barbelées

Qui molt erent tranchanz et lées [larges].

 

Un arc, c'est-à-dire une arme qui est celle du chasseur, non du chevalier guerroyant et tournoyant. Arrêtons-nous ici un moment. Il est un temps, très éloigné du XIIe siècle, qui connut lui aussi une opposition entre le guerrier équipé et l'archer isolé, voire sauvage. Tel fut le cas de la Grèce archaïque et classique. Ainsi le roi d'Argos, dans une pièce d'Euripide, disqualifie, au nom des vertus de l'hoplite, l'archer Héraclès, « homme de rien qui s'acquit une apparence de bravoure dans ses combats contre des bêtes et fut incapable de toute autre prouesse. Il n'a jamais tenu un bouclier à son bras gauche ni affronté une lance : portant l'arc, l'arme la plus lâche, il était toujours prêt à la fuite. Pour un guerrier, l'épreuve de la bravoure n'est pas le tir de l'arc ; elle consiste à rester à son poste, et à voir, sans baisser ni détourner le regard, accourir devant soi tout un champ de lances dressées, toujours ferme à son rang »17. D'Homère à la fin du Ve siècle, l'arc est l'arme des bâtards, des traîtres (ainsi Teucros et Pandaros dans l'Iliade), des étrangers (ainsi les Scythes à Athènes), bref des sous-guerriers (au sens où l'on parle de « sous-prolétaires »). Mais il est aussi, à l'inverse, l'arme de super-guerriers : Héraclès, précisément, dont seul un personnage de tragédie influencé par les sophistes peut faire un combattant de second ordre, Héraclès qui transmettra à Philoctète, le héros isolé, l'arme qui tranchera le destin de Troie, Ulysse qui, en tendant l'arc à Ithaque, affirme ainsi sa souveraineté.

L'opposition entre le guerrier « lourd » et le guerrier « léger », entre le chasseur solitaire, voire rusé et le soldat intégré, est plus ancienne que l'archaïsme grec. Pour nous tenir au monde indo-européen, G. Dumézil l'a repérée, dans le Mahābhārata, épopée indienne dont certains éléments peuvent remonter aux temps védiques, mais, par rapport aux données grecques, l'arc change de signe, il est du côté, non de l'homme isolé, mais du combattant d'armée : « Comme guerrier, Arjuna se distingue de Bhīma (il s'agit de deux des cinq frères qui sont les héros de l'épopée indienne) : il n'est pas le combattant nu, mais le combattant couvert (cuirasse, cotte de mailles) et armé, “superarmé”, comme on dit aujourd'hui : il dispose d'un des grands arcs de l'épopée... Il n'est pas non plus comme Bhīma le combattant solitaire, l'“avant-garde”18... » Autrement dit l'arc est un signe dont la valeur n'est donnée que par la position qu'il occupe dans le système, leçon que toute l'œuvre de Lévi-Strauss pourrait nous inviter à commenter.

 

Mais revenons précisément au XIIe siècle et aux œuvres littéraires dont nous sommes partis. Dans le Roman de Tristan de Béroul, qui est à peu près exactement contemporain de l'Y vain de Chrétien19, nous voyons le héros, au moment où il va s'enfoncer, avec Yseut, dans la forêt, se procurer un arc auprès d'un forestier, « et deux séettes empennées, barbelées » (v. 1283-1284), arc avec lequel il chasse pour nourrir sa compagne et lui-même. Plus tard, dans le même épisode de la forêt du Morois, on le voit fabriquer un nouvel « arc » (en réalité, plus exactement, un piège infaillible à animaux sauvages) :

 

Trova Tristan l'arc Qui ne faut 1752 

En tel manière el bois le fist

Riens ne trove qu'il n'oceïst.

 

Mais dans le même roman de Béroul (v. 1338), l'arc « d'auborc » (de cytise aubour) est aussi l'arme emblématique du suzerain de Tristan, du mari d'Yseut, le roi Marc. Nous disons bien « arme emblématique, car Marc, contrairement à Tristan, ne se sert pas de son arc20, pas plus que ne s'en sert le Charlemagne de La Chanson de Roland (V. 767 sq.) titulaire lui aussi d'un arc-emblème qu'il transmet à Roland en signe de sa mission. Arc royal (comme pour Ulysse), arc du chasseur isolé dans la forêt. Ce dernier trait est, au Moyen Âge, le plus important. En veut-on une preuve supplémentaire ? Dans Les Prophécies de Merlin, recueil de la fin du XIIIe siècle21, on voit deux chevaliers, Galeholt le Brun et Hector le Brun22, débarquer sur une île déserte mais pleine de bêtes sauvages et réinventer, en quelque sorte, la civilisation, à son degré le plus bas. Leur premier geste est de fabriquer un arc23. L'arc est ainsi ambigu, signe de chute, ou signe de remontée. Mieux encore, ce même nom de l'arc « Qui ne faut » que le roman de Béroul a rendu célèbre24 est aussi celui de l'arme de trahison utilisée, selon Geffrei Gaimar, auteur anglo-normand de l'Estoire des Engleis (chronique du XIIe siècle), par le traître Eadric, pour abattre le roi du Wessex, Edmond II « côte de fer »25. Ce qui est légitime dans la forêt, face aux bêtes sauvages, ce qui peut être l'arme de Tristan, non seulement dans le Morois, mais à la cour de Marc, face aux seigneurs félons qui l'ont réduit à l'exil, est arme déloyable dans un combat ouvert, dans un contexte de chevalerie.

Un tel texte n'est nullement isolé et il est facile de donner des exemples où se rencontrent – fait assez exceptionnel – aussi bien les textes des chroniqueurs que les chansons de geste, aussi bien les prises de position des clercs, au sommet de l'Église, que les romans courtois. Ainsi la chronique latine du notaire Galbert de Bruges sur le meurtre de Charles le Bon, comte de Flandre (2 mars 1127), nous fait-elle connaître le « cottereau » (manieur de couteau) Benkin « in sagittando sagax et velox »26, ainsi tant d'autres documents où figurent les archers, parmi les brigands et autres « garçons sauvages », issus du monde marginal et pratiquant des formes inférieures de l'activité militaire27. Les chansons de geste ? Voici, par exemple, Girard de Vienne, de Bertrand de Bar, dont les héros s'écrient : « Cent deshais [malédictions] ait qui archiers fut premier ; il fut couars, il n'osait approchier. » Pour ces chevaliers, être archer, c'est devenir « garçon berger »28. En 1139, c'est le IIe concile du Latran, qui, à son canon 29, anathématise « l'art meurtrier et haï de Dieu des arbalétriers et des archers ; nous interdisons d'y recourir désormais à l'encontre de chrétiens et de catholiques »29, texte d'autant plus intéressant qu'il n'émane pas d'un milieu chevaleresque : le canon 9 interdit aussi, mais avec un autre ton, les tournois. Les romans courtois codifient cet interdit en assimilant la figure de l'archer à celle de l'homme sauvage, voire du signe zodiacal du Sagittaire, qui est un centaure. Ainsi Benoît de Sainte-Maure, dans Le Roman de Troie, campe-t-il la figure d'un des alliés de Priam, personnage « fel e deputaire » [félon et infâme], mais archer infaillible : « Il n'est rien qu'il ne vise qu'il n'atteigne immédiatement. Son corps, ses bras, sa tête étaient comme les nôtres, mais il n'est pas avenant du tout. Il ne fut jamais vêtu de drap, car il était velu comme une bête... Il portait un arc qui n'était pas d'aubour, mais de pâte de cuir bouillie [notons le changement de matière] soudée par une étrange technique30. »

Nous sommes restés, jusqu'ici, essentiellement dans le domaine français et anglo-normand, c'est-à-dire dans un secteur où la chevalerie a imposé ses règles et ses valeurs, ses modes de vie et ses formes de pensée. Mais, précisément, de même que ce qui valait pour la Grèce ne valait pas pour l'Inde, ce qui vaut en France et en Angleterre ne vaut pas pour le pays de Galles où l'arc est au contraire une arme noble. Or la chance veut que nous possédions une version galloise des aventures d'Yvain à la fois proche et différente de celle de Chrétien dont il est peu probable qu'elle dépende directement31. Il ne s'agit pourtant pas, à beaucoup près, d'une œuvre entièrement étrangère à la civilisation chevaleresque française. On a pu écrire tout un livre sur l'influence de cette culture sur les contes gallois32. Mais, quand il s'agit de l'arc de guerre, la culture galloise résiste. L'épisode correspondant à la « Folie Yvain » ne comporte pas le vol et l'usage de l'arc contre les bêtes sauvages. A l'inverse, dans la forteresse où Calogrenant, puis Yvain, rencontrent un vavasseur et une jeune fille familiers des armes chevaleresques, le conteur gallois met, lui, ses héros en présence de deux jeunes gens s'entraînant au tir sur des arcs d'ivoire33. Ainsi voit-on, dans La Geste d'Asdiwal34, les détails concrets du mythe varier en fonction tant de l'écologie que des habitudes sociales des peuples traversés, sans que change la structure du mythe.

Mais revenons à notre archer, sauvage et nu, mangeur de cru35. À peine sa métamorphose est-elle achevée que la réintégration commence. Yvain « trouve » un homme menant une existence éotechnique : il a une « maison » ; il pratique une agriculture rudimentaire, mais qui n'en implique pas moins une conquête du monde sauvage par le monde cultivé : il « essartait », c'est-à-dire défrichait par brûlis36, il achète et mange du pain. Il appartient à un ordre intermédiaire entre les ordres constitués de la société et l'univers barbare : c'est un ermite. Face à Yvain reconnu comme sauvage à cause de sa nudité37, son mouvement est de recul et de renfermement. Il se barricade « dans sa maisonnette ». Un commerce auquel, selon le système chrétien, la charité de l'ermite donne le branle s'instaure entre le chevalier ensauvagé et son partenaire. L'ermite offre au fou du pain, de la venaison cuite à la limite inférieure de l'apprêt alimentaire. Le pain : Yvain n'en a jamais goûté « de si fort ne de si aspre », mais il est pour lui comme une nourriture « désatranprée et desconfite », c'est-à-dire une bouillie, aliment, par excellence, du Moyen Âge occidental. L'eau est servie à Yvain dans un pot, mais c'est de « l'aigue froide de fontaine », c'est-à-dire de l'eau de source, de l'eau naturelle en quelque sorte. La venaison est cuite, mais « sans sel ni poivre ». Le poète définit ainsi, tantôt implicitement, tantôt explicitement, des absences, celle de la bouillie, celle du vin, celle du sel et des épices, celle en général des « manières de table » : Yvain mange seul, et en quelque sorte clandestinement. En échange, l'homme devenu sauvage apporte à l'ermite « cerfs, biches » et autres « bêtes sauvages ». Ce commerce donne même des surplus qui permettent à cette société de fait de se brancher sur un circuit commercial externe. L'ermite dépouille les bêtes, vend le cuir et, avec le produit de la vente, achète du « pain d'orge et de seigle sans levain » qu'il fournit à satiété à Yvain. Le commerce, limité autant qu'il est possible, se fait par troc muet : devant la porte de l'ermite le chevalier fou jette les corps des bêtes chassées, et le solitaire répond en plaçant le pain, l'eau et le gibier cuit, sur la « fenêtre étroite » de la maisonnette. Ainsi communiquent, au plus bas degré, monde de la chasse et monde des terres cultivées, cru et cuit.

Ces oppositions – ou plutôt cette opposition – se manifestent à un double niveau : entre Yvain et l'ermite, enclave « culturelle » à l'intérieur du monde « naturel », entre Yvain et son ancien univers extra-forestier. Ce qu'a choisi Yvain c'est la nature sauvage, c'est-à-dire la forêt et ses données immédiates : un système vestimentaire (vêtements déchirés, nudité finale), un code alimentaire (aliments produits, apprêtés, et notamment cuits, remplacés par des aliments crus), un monde mental (la mémoire humaine est remplacée par le primesaut et la répétitivité de l'existence sauvage ; ce qu'a laissé Yvain, c'est la « culture », c'est-à-dire un système social organisé, un système économique (production rurale : champs, terres labourées, vergers, protégés par des limites de cultures symbolisées par les haies) ; un système d'habitation (tentes, maisons, pavillons) que remplace le gîte en plein air, de même que l'économie de prédation (chasse à l'aide d'un arc volé) remplace l'économie agricole.

Et Yvain et l'ermite sont les hôtes de la forêt. Tous deux sont des solitaires et ont un genre de vie frugale, mais l'ermite sort occasionnellement de la forêt pour rencontrer des hommes « civilisés » (pour vendre le cuir, acheter le pain), il vit dans une maison fruste certes, mais faite de main d'homme, il est vêtu et la nudité d'Yvain le choque, il échange par voie de commerce le cuir contre le pain. Il a enfin un code alimentaire rudimentaire. Comment cuit-il la venaison procurée par Yvain ? Le texte ne le précise pas. En fait, il n'est guère douteux qu'il la fasse rôtir. Les amants du roman de Béroul, aidés de l'écuyer Gouvernal, vivent de venaison cuite à même le feu, sans lait et sans sel38. On retrouve ainsi, semble-t-il, le fameux « triangle culinaire » avec le rôle médiateur que joue le rôti39, mais le bouilli n'est présent que métaphoriquement. En bref, la rencontre entre Yvain et l'ermite est possible parce que le premier se situe à la limite supérieure de la « nature » dont le degré inférieur est représenté par le monde animal et végétal de la forêt, tandis que le second se situe à la limite inférieure de la « culture » dont le degré supérieur – une supériorité dont nous verrons qu'elle est mise en question – est représenté par la cour et l'univers des chevaliers.

En employant ici, d'une façon précaire et provisoire, les concepts de « nature » et de « culture », concepts dont on a pu montrer du reste qu'il importait, au plus haut degré, de ne pas les réifier40, nous n'entendons pas affirmer que ces concepts sont pensés de façon claire et consciente par Chrétien. L'opposition qui fonde celles que nous avons dégagées est celle du monde humain dominant et du monde animal dominé, comme il peut l'être, par la voie de la chasse aussi bien que par celle de la domestication. Ce qui est « sauvage » n'est pas ce qui est hors de portée de l'homme, mais ce qui est sur les marges de l'activité humaine. La forêt (silva) est sauvage (silvatica)41 car elle est le lieu des animaux que l'on chasse, mais aussi des charbonniers et des porchers. Entre ces pôles asymétriques que sont la sauvagerie et la culture, le chasseur sauvage et fou est un médiateur ambigu, ce qu'est aussi, à sa façon, l'ermite.

Il est vrai que la pensée du XIIe siècle a beaucoup réfléchi sur le concept de nature, travaillant largement à le désacraliser, ce à quoi aboutissait aussi l'art figuré : ainsi l'Ève charnelle d'Autun42. Sauvagerie, matière, nature, ces trois concepts ont des interférences43 mais ne peuvent s'identifier les uns aux autres. Quand Chrétien joue44 sur l'opposition de Nature et de Norreture (le grec dirait paideia), ce n'est pas pour opposer la sauvagerie et la culture, car il y a des « natures » bonnes (celles des héros de roman) et des « natures » mauvaises. La « nature » ne se confond pas avec l'animalité. Rien en tout cas de plus normal, dans la littérature courtoise, que la rencontre du fou, de l'homme sauvage (ils ne sont pas toujours identiques) et de l'ermite – le couple est à ranger parmi d'autres couples qui mériteraient eux aussi d'être étudiés de façon systématique : le chevalier et la bergère, le chevalier et la femme sauvage45, la dame et le lépreux (dont on a un cas dans le roman de Béroul) ; la liste pourrait être allongée. Dans les romans courtois les exemples sont nombreux. Ainsi, toujours chez Béroul, le séjour des amants (rendus fous par le philtre) dans la forêt du Morois se situe entre deux dialogues avec l'ermite Ogrin, celui-là même qui ménagera le retour d'Yseut à la cour de Marc. Dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, Perceval « a perdu la mémoire et si bien perdu qu'il ne lui souvient plus de Dieu »46. C'est un ermite rencontré dans la forêt, et qui se trouve être son oncle, qui contribue de façon décisive à redonner un sens à son aventure47. Un roman postérieur à Chrétien, Li Estoire del Chevalier au Cisne (L'Histoire du chevalier au Cygne)48 nous présente ainsi un homme sauvage beaucoup plus marqué que ne l'est Yvain, puisque présentant tous les traits de l'homme sauvage du folklore, notamment la pilosité animale, recueilli par un ermite, christianisé, et parvenant au sommet de la gloire chevaleresque. Dans le roman de Valentin et Orson, qui jouira d'une immense popularité à la fin du Moyen Âge et à l'aube des Temps modernes49, une variante du thème apparaît puisque Orson, l'homme sauvage rééduqué, deviendra lui-même ermite50. Là encore il vaudrait la peine d'étudier systématiquement le couple homme sauvage-homme civilisateur (mais vivant lui-même une vie à demi sauvage)51, dont la rencontre avec Yvain et l'ermite offre une variante significative. Prenons garde pourtant à bien comprendre la portée de ce signe. Dans un roman allégorique du XIIIe siècle comme la Quête du Graal52, un certain nombre de personnages sont à proprement parler les interprètes éclairés de Dieu. Comme l'a bien vu Tz. Todorov, les « détenteurs du sens forment une catégorie à part parmi les personnages : ce sont des “prudhommes”, ermites, abbés et recluses. De même que les chevaliers ne pouvaient pas savoir, ceux-ci ne peuvent pas agir ; aucun d'entre eux ne participera à une péripétie : sauf dans les épisodes d'interprétation. Les deux fonctions sont si rigoureusement distribuées entre les deux classes de personnages53 ». Les romans du XIIe siècle sont, eux, « symboliques » en ce sens que leurs auteurs nous parlent du « sen » (sens) caché de leurs poèmes. Il suffira ici de tenir pour symbole « l'attribution par quelque moyen littéraire que ce soit d'une valeur intellectuelle à une réalité physique (objet, lieu, geste, etc.) que celle-ci ne comprend pas dans la langue et dans l'emploi normaux »54. En ce sens, la rencontre de l'homme ensauvagé et de l'ermite est bien « symbolique », mais elle n'est pas tout le « sen » d'un roman et même d'un épisode qui comportent beaucoup de plans de signification. L'admirable équivoque du texte est peut-être que cette rencontre soit pure action, que cet échange ne soit, à aucun moment, dialogué.

*

Il n'est pas facile de définir avec quelque précision l'ensemble que l'on peut appeler « homme sauvage » et, à l'intérieur de cet ensemble, de situer notre chevalier fou. C'est en effet, à travers leurs représentations de l'homme sauvage que, pour une part, les sociétés humaines ont défini leur rapport à autrui. Ce n'est, en effet, pas en lui-même que l'homme sauvage concerne les sociétés historiques. Tout le jeu se passe dans les rapports qui s'établissent au niveau des expressions écrites ou figurées comme au niveau des institutions entre l'homme « sauvage » et son frère « cultivé ». Coupure radicale, réversibilité, établissement de séries intermédiaires, chaque culture a sa façon (ou plutôt ses façons) de classer les hommes. D'Enkidu, frère sauvage du roi mésopotamien d'Uruk, Gilgamesh, à Tarzan et au Yéti en passant par le Cyclope Polyphème et par Caliban, la littérature a défini à la fois une conception de l'homme, face aux dieux, face aux bêtes, face aux autres hommes, qui classe, exclut ou inclut selon les époques et selon les personnes55. Mais les œuvres ne sont pas seules en question car, à travers le personnage de l'homme sauvage, les sociétés organisent aussi leurs rapports avec l'environnement proche ou lointain, avec le temps découpé en saisons56.

Le thème, repéré par les folkloristes, du conte de l'homme sauvage, pourrait lui aussi fournir un point de départ à la réflexion, thème ambigu, car l'homme sauvage intervient à la fois dans la catégorie des « auxiliaires surnaturels » (super-natural helpers) et est alors généralement destiné à réintégrer l'humanité, et dans la catégorie des adversaires les plus dangereux, il touche alors le monde des ogres, dont le Polyphème d'Homère est un exemple, parmi tant d'autres57.

Il est des moments de l'histoire de l'Occident où les choses sont – très relativement – simples ; ainsi, les hommes qui ont conceptualisé les grandes découvertes58 ont-ils intégré les hommes nouveaux en deux ensembles fondamentaux : celui de l'animalité domesticable et celui de l'animalité sauvage, les uns étant voués à la conversion et au travail, les autres à l'extermination. Telle est la leçon que l'on peut tirer de la littérature de voyages, en rappelant que Montaigne aussi bien que le Shakespeare de La Tempête en ont donné une lecture critique dont il faut respecter – et saluer – l'ambiguïté : Caliban n'est ni un simple animal ni un simple révolté du monde colonial59.

Le Moyen Âge est, à sa façon, beaucoup plus complexe, connaissant la série plus que les unités discrètes (songeons aux peuples monstrueux, issus de Pline et de Ctésias que les tympans de Vézelay et d'Autun présentent comme accessibles à la parole divine), mais sachant aussi diaboliser le voisin le plus proche : la femme, le berger, le juif, l'étranger60. Autant que d'ermites, les forêts médiévales sont peuplées de démons et l'homme sauvage peut apparaître à la fois sous les espèces des innocents de l'âge d'or, ainsi, dans l'Estoire del Chevalier au Cisne, ces hommes qui

 

Rachinetes manjuent et feuilles de pumier 329 

Ne savent que vins est ne nus autres daintiés.

 

(ils mangent des petites racines et des feuilles de pommiers, ils ignorent l'existence du vin et de tout autre raffinement), sous les espèces des innocents, certes, mais aussi sous celles de Satan.

Notre propos, on s'en doute, n'est pas de classifier cet immense univers. Il n'est qu'une tentative modeste pour comprendre, à l'aide de l'analyse structurale, le texte dont nous sommes partis en l'insérant dans l'ensemble d'où nous l'avons extrait61, puis de montrer comment ce type d'analyse, né de l'étude des sociétés dites « froides », peut s'intégrer dans une recherche proprement historique62.

Au début du roman de Chrétien, le récit de Calogrenant constitue comme une répétition générale, mais sur le mode de l'échec, de la première partie des aventures d'Yvain, celle qui aboutira à son mariage avec Laudine. Partout où son prédécesseur a passé, Yvain passera, mais il réussira là où l'autre a échoué. Or le monde dans lequel s'engage Calogrenant, « seul comme un paysan et cherchant aventure... armé de toutes les armures comme doit être tout chevalier » (v. 174-177), est curieusement organisé sur le plan spatial, et curieusement peuplé. C'est d'abord, comme il se doit dans tout roman de chevalerie, la forêt, présentée comme le monde sauvage par excellence : Brocéliande63. Forêt abstraite, dont aucun arbre n'est décrit :

 

Et tornai mon chemin à destre 177 

Parmi une forest espesse

Molt i ot voie felenesse

De ronces et d'espinnes plainne.

 

Le chevalier s'y oriente et l'oriente en prenant le bon côté, la droite64. L'aventure d'Yvain le mènera par le même chemin, mais avec une redondance, extrêmement bien marquée par le poète,

 
 

La félonie, la traîtrise caractéristique de la forêt, fait en somme place à un début d'ordre que symbolise le sentier. La forêt donne accès à un second lieu, très différent, qui ne relève à proprement parler, ni de la culture représentée par le monde de la cour et des champs, ni de la nature sauvage ; nous sommes dans une lande (v. 188), une sorte d'au-delà de monde, où le héros rencontre, au seuil d'une forteresse, un « vavasseur » (petit noble), tenant à la main un autour (c'est donc un chasseur, mais un chasseur cultivé).

Le vavasseur est, dans les romans courtois, l'hôte traditionnel, et c'est comme leurs hôtes, que lui et la fille, « une pucele bele et gente » (v. 225), traitent les chevaliers errants qu'ils font profession d'accueillir. Un hôte, non un guide ; le vavasseur explique que la route choisie a été la bonne (v. 204-205), il ne donne aucune indication sur la suite du chemin. Le fil du conte est ici comme rompu. Les traits qui marquent l'au-delà du monde sont discrets mais indiscutables : chez ce guerrier, aucun objet qui soit en fer, tout est en cuivre, métal de valeur supérieure :

 
 

Signe non équivoque, pour qui connaît la topique des romans « bretons », un verger.

 

El plus bel praelet [prairie, petit pré] del monde. 237 

Clos de bas mur à la reonde.

 

Un verger, « lieu enclos, séparé du reste du monde, où tout lien avec une vie sociale, normale et les responsabilités qui en découlent est brisé »66. Au-delà, enfin, marqué par la tentation sexuelle, puisque le héros jouit de la présence de la pucelle, et qu'il souhaiterait ne jamais la quitter (v. 241-243).

Le retour dans la forêt conduit le chevalier67 dans un lieu antithétique de celui qu'il vient de quitter. Au milieu de la forêt, il rencontre, « dans un essart, des taureaux sauvages, épouvantables et dispersés, qui combattaient entre eux et menaient si grand bruit, avec tant d'orgueil et tant de férocité » (v. 277-281)68 que le narrateur recule. Ces taureaux ont un maître, un « vilain qui ressemble à un Maure »69, bouvier géant, et homme sauvage authentique, lui, en ce sens qu'il n'est pas simplement ensauvagé, que tous les traits de son visage et de son corps et de sa vêture sont empruntés au monde animal : « Il avait la tête plus grosse que celle d'un roncin ou de n'importe quelle autre bête, cheveux touffus, front pelé large de plus de deux empans, oreilles moussues et grandes comme celles d'un éléphant ; avec cela sourcils énormes, visage plat, des yeux de chouette, un nez de chat, la bouche fendue en gueule de loup, dents de sanglier aiguës et rousses, barbe noire et grenons tortillés ; le menton joignait la poitrine, et l'échine était longue, bossue et tortueuse. Il était appuyé sur sa massue et vêtu d'un accoutrement étrange qui n'était ni de toile, ni de laine, mais de deux cuirs de bœufs attachés à son cou » (v. 293-311)70. Contrairement au vavasseur qui n'est qu'un hôte, l'homme sauvage, ce « vilain », cet anti-chevalier, est, lui, un guide71, il est ce qu'on appelle, chez les spécialistes du conte merveilleux, un auxiliaire, et un auxiliaire humain. Sommé de justifier de son identité et de sa capacité à maîtriser des bêtes qui apparaissent comme intégralement sauvages : « Par saint Pierre de Rome, elles ne connaissent pas l'homme ; je ne crois pas qu'en plaine ou en bocage, on puisse garder une bête sauvage à moins qu'elle ne soit liée ou enfermée » (v. 333-338), il démontre sa maîtrise et s'explique, témoignant, par sa parole même, de son humanité : « Et il me dist qu'il ert uns hom » (v. 328) [Et il me dit qu'il était un homme]. « Einsi sui de mes bestes sire » (v. 334), je suis le seigneur de mes bêtes ; un seigneur qui peut non seulement questionner à son tour, sur un pied d'égalité, le chevalier, mais le guider sur le chemin de la découverte, lui indiquer où il trouvera la fontaine magique qui garde le château dont la dame est Laudine. C'est d'une façon décisive qu'il donne un sens à la forêt :

 
 

Personnage ambigu, donc, que notre gardian. Il combine la plupart des traits de la description classique de l'homme sauvage médiéval, tels que nous le connaissons à travers l'art figuré et la littérature72, mais certains détails détonnent : la maîtrise technicienne (et non magique) sur les bêtes sauvages, le fait que les bêtes en question soient recrutées exclusivement73 parmi des animaux féroces, certes, mais qui font partie de ceux qu'élèvent les hommes74. L'homme sauvage n'est pas un simple hôte de la forêt, il en est le maître. Le chevalier est en quête d'« aventure ou de merveille » (v. 366), mais le « vilain » « ne sait rien en fait d'aventure » (v. 368) ; il connaît en revanche une « merveille », c'est-à-dire un pays magique et nous voici introduits dans un nouveau secteur de la topique de l'Yvain.

On peut, croyons-nous, définir ce nouvel espace, en disant qu'il combine, mais au niveau supérieur (grâce à la magie), les trois domaines que nous avons traversés jusqu'à présent, espaces de la culture, de la nature sauvage et de l'au-delà hospitalier et féminin. Le centre en est formé par une forteresse voisinant avec un bourg et entourée de terres75 dont la défense contre un ennemi éventuel pose de nombreux problèmes. La nourriture y est, bien entendu, cuite, et Yvain peut manger :

 

Chapon en rost 1048 

Et vin qui fu de boene grape

Plain pot, covert de blanche nape...

 

Ce domaine féodal qui dispose des mêmes institutions que la cour d'Arthur (un sénéchal, de nombreux chevaliers, etc.) est sous la garde d'une fontaine magique (flanquée d'une chapelle), œuvre de haut artifice, bassin que l'homme sauvage avait décrit en fer, mais qui est en or (v. 386 et 420), perron d'émeraude et de rubis. L'eau, à la fois froide et bouillonnante, provoque, quand elle est renversée, une épouvantable tempête.

Mais l'accès à ce monde de cour est donné par une sur-nature sauvage. Le vilain le dit à Calogrenant :

« Tu verras cette fontaine qui bouillonne et qui est plus froide que marbre. Le plus bel arbre qu'ait jamais formé la Nature la couvre de son ombre » (v. 380-383)76. Quand le combat s'engage entre le défenseur de la fontaine, Esclados le Roux, et Yvain, Chrétien emploie des images animales qui ne reparaîtront plus dans le récit des affrontements proprement chevaleresques, ceux qui opposent deux chevaliers égaux en dignité. Chasse humaine et chasse animale : Esclados attaque Yvain « comme s'il chassait un cerf en rut » (v. 814) et Yvain à son tour est comparé à un gerfaut qui randonne des grues (v. 882).

Ce monde enfin est à dominante féminine, après que le chevalier eut été tué par Yvain, et la beauté de Laudine est, comme celle de l'arbre de la fontaine, surnaturelle : « Oui, je veux bien le jurer, Nature ne pouvait dépenser tant de beauté, elle a même passé la mesure. Peut-être n'y est-elle pour rien ! Comment cela put-il se faire ? D'où vient une si grande beauté. Dieu la fit de ses propres mains pour Nature faire muser. Elle pourrait conserver tout son temps à contrefaire un tel ouvrage, jamais elle n'en viendrait à bout. Même Dieu, s'il voulait y peiner, ne pourrait parvenir à refaire la pareille, en dépit de tous ses efforts » (v. 1494-1510). La tentation sexuelle, que nous avions rencontrée chez le vavasseur, est si bien présente qu'Yvain, d'abord menacé de mort, sauvé par l'anneau d'invisibilité que lui procure Lunette, épousera la veuve d'Esclados et deviendra le maître du domaine.

Mais ce monde aux trois aspects : sauvagerie, culture, courtoisie, est aussi, sous un autre angle de vue, un monde dédoublé, et Chrétien le souligne à tout moment. Les abords de la fontaine sont successivement et alternativement paradisiaques et infernaux : chant merveilleux des oiseaux et tempête terrifiante. Yvain décrit lui-même l'ambiguïté de sa situation :

 
 

Ce qui se passe à l'intérieur de la forteresse relève à la fois de l'esprit de courtoisie, de la « fin amor » et de la ruse la plus félone : c'est par une série de mensonges que Lunette apparie Yvain et Laudine. Le monde féminin est lui-même dédoublé, puisque et la servante et la maîtresse se partagent en quelque sorte les rôles.

*

La « Folie Yvain » marque la rupture du héros tant avec la cour d'Arthur qu'avec le monde que nous venons de décrire. La plus grande partie du roman (du vers 2884 au vers 6808 et dernier) est consacrée à définir les étapes du retour d'Yvain, guéri de sa folie, à l'amour et à la possession légitime de sa femme et de son domaine. Pour donner leur sens aux pages qui précèdent, il faut marquer ici quelques étapes. Le moment que représente la folie est bien en effet capital. Jusqu'à la folie, c'est en quelque sorte la forêt qui représente le monde sauvage, terrain de l'aventure et de l'exploit initiatique. Mais la folie a rendu Yvain sauvage et du même coup le statut de la forêt va apparaître plus complexe ; c'est que, pour l'analyse structurale, il n'y a pas de forêt en soi, fût-ce à l'intérieur d'une même œuvre, la forêt n'existe que dans sa relation avec ce qui n'est pas la forêt, et les oppositions peuvent jouer à l'intérieur même de ce qui nous apparaît comme simple78.

Quand Yvain, guéri par l'onguent magique de la dame de Noroison, se réveille,

 

Si se vest 3029 

Et regarde par la forest

S'il verroit nul home venir

 

et la forêt s'est effectivement peuplée. La présence même de la dame en est un signe et le voisinage de son château « si près qu'il n'était pas à plus d'une demi-lieue de là, à un pas près, à la mesure des lieues de ce pays, où deux lieues en font une des nôtres et quatre deux » (v. 2953-2957). En fait, tout se passe comme si les espaces que la première partie du roman avait si soigneusement distingués cessaient d'être séparés. Ni la forêt, ni la lande avec son verger, ni la cour, ni la fontaine magique ne sont désormais des lieux isolés les uns des autres. La cour d'Arthur a du reste déjà intégré le domaine de Laudine79, et les personnages vont d'un espace à l'autre sans avoir besoin de guides mystérieux, sans être soumis à des rites de passage. Certes, la forêt existe toujours, et une pucelle, par exemple, manque s'y perdre,

 
 

Mais la pucelle, qui fait appel à Dieu et à ses amis pour la « tirer de ce mauvais pas et la conduire vers quelque lieu habité » (v. 4851-4852), sera guidée vers Yvain par des voies entièrement humaines (une de ses auxiliaires est Lunette qui n'use en rien de magie), et c'est dans un « terrain plat et uni » (v. 5031) qu'elle finira par rencontrer le chevalier qui lui portera secours.

La forêt n'est plus qu'un élément, et un élément humanisé80 du paysage, mais le monde sauvage, lui, existe toujours, et le séjour qu'y a accompli Yvain n'est pas sans conséquences.

Lors du premier combat que le héros guéri, entré au service de la dame de Noroison, mène contre les chevaliers pillards du comte Allier, Yvain est comparé à quelques vers d'intervalle à un faucon poursuivant les sarcelles et à un « lion lancé entre les daims, quand la faim le tourmente et le chasse » (v. 3191 et 3199-3200). Sauf erreur, cette métaphore de chasse animale est la dernière qui sera employée à propos du chevalier Yvain81. Le lion métaphorique va en effet s'incarner. Yvain, parcourant à nouveau la forêt, voit, aux prises, deux créatures du monde sauvage, un lion et un serpent, qui est du reste presque un dragon, puisqu'il vomit des flammes82  (v. 3347). Le lion est sur le point de succomber. Qu'Yvain le sauve, et il risque à son tour la mort. Entre l'animal « venimeux et félon » (v. 3351) dont l'image de marque est imposée aux lecteurs de la Genèse83 et l'animal noble dont le Roman de Renart fait le Roi du monde sauvage, « la bête gentille et franche » (v. 3371), Yvain n'hésite pas. Dans l'aventure le lion perd cependant, du fait de l'épée du chevalier, le bout de sa queue, symbole assez évident de castration, à tout le moins de domestication. Le lion reconnaissant rend à Yvain l'hommage féodal, il sera désormais son compagnon et même son chien (v. 3435). Yvain est maintenant le Chevalier au lion84. Le lion participera à ses combats, dans la mesure tout au moins où les règles de la chevalerie, celles du duel entre égaux, ne seront pas respectées85. Le fait saisissant – mais qui ne semble pas avoir été jusqu'à présent sérieusement commenté – est que les rapports qui vont s'établir entre Yvain et son lion, dès la constitution de leur association, vont reproduire ceux de l'ermite et d'Yvain fou : mais c'est évidemment Yvain qui jouera dans ce compagnonnage le rôle de l'homme86. Le lion chasse en effet au service d'Yvain ; à moins d'une archée (une portée d'arc, v. 3439) – vocabulaire caractéristique qui rappelle l'arc du chasseur Yvain – il flaire un chevreuil. Mais c'est Yvain qui fend le cuir de la bête, la fait rôtir à la broche (cette fois le texte est formel, v. 3457-3460) et partage la viande avec l'animal (ce dernier n'ayant que le surplus). L'absence des « manières de table », et cette fois-ci du pain (l'association n'est pas branchée sur un circuit commercial), est une fois de plus soulignée, mais c'est Yvain, non, bien entendu, le lion, qui se plaint de la sauvagerie de ce repas : « Ce repas ne le réjouit guère, car il n'avait pas de pain, ni de vin, de sel, de nappe, de couteau ou autre ustensile » (v. 3462-3464).

De fait, la rencontre d'Yvain avec le lion, l'élimination du serpent, ont levé les ambiguïtés qui caractérisaient le monde sauvage dans la première partie du roman. Ce sont bien des êtres sauvages que va désormais affronter Yvain, mais dépourvus d'ambivalence87.

Il sauve d'abord une pucelle, menacée d'être livrée à la prostitution par un « géant félon » (v. 3850)88, nommé Harpin de la Montagne. Or, ce géant a certains traits caractéristiques de l'homme sauvage. Il est armé, non d'une épée, mais d'un pieu (v. 4086-4198), il a la poitrine velue (v. 4217), recouverte d'une peau d'ours (v. 4191). Il est comparé à un taureau (v. 4222), et s'écroule « comme un chêne que l'on abat » (v. 4238), mais toute la connotation est cette fois-ci diabolique. Le combat contre le Maufé [le Malin], qui n'a pas lieu dans la forêt mais dans la plaine (v. 4106)89, a lieu sous le signe de Dieu, du Christ, de la Vierge et des anges. Yvain a entendu la messe (v. 4025) dont nous avons à ce stade du roman la première mention.

Au château de Pême-Aventure (la Pire Aventure), où Yvain découvre – dans un décor à certains égards semblable à celui de la demeure du vavasseur hospitalier90 – les fameuses jeunes filles captives livrées au travail de la soie, ce n'est pas avec un diable métaphorique que va lutter Yvain, flanqué de son lion, car il y a dans ce château « deux fils de diable, et ce n'est pas une fable, car ils sont nés d'une femme et d'un Netun » (v. 5265-5267)91. Le combat contre ces êtres « hideux et noirs » (v. 5506) est une lutte contre une sauvagerie diabolique92. Yvain vainqueur pourra regagner définitivement le domaine de la fontaine. Le combat qu'il mènera pour rentrer chez lui contre son pair Gauvain sera purement chevaleresque et ne connaîtra ni vainqueur ni vaincu. Aucune ruse déloyale ne marquera non plus son retour en grâce auprès de Laudine, négocié, sans appel à la magie, par Lunette. Laudine acceptera d'aider le Chevalier au lion – dont elle ignore qu'il ne fait qu'un avec Yvain – à rentrer en grâce auprès de sa dame. Il n'y a pas là duperie mais simple jeu sur les deux identités du héros, qui désormais n'en feront plus qu'une.

Le lion, inséparable d'Yvain dans son retour vers l'humanité et que Laudine se réjouit d'accueillir quand elle croit n'attendre que le Chevalier au lion, disparaît du roman et s'absorbe en Yvain quand celui-ci achève son itinéraire.

Reprenons donc les personnages qui peuplent le monde sauvage du roman de Chrétien93. Ils forment, autour de deux pôles – que représentent bien le lion et le serpent –, une gamme chromatique. À une extrémité le secourable ermite, à l'autre l'ogre-géant Harpin de la Montagne et les deux fils du diabolique Netun94. Entre les deux, monstrueux mais humain, le « vilain qui ressemble à un Maure », au sujet de qui Yvain se demande

 

Comant Nature feire sot 798 

Œvre si leide et si vilainne,

 

l'homme sauvage proprement dit. Yvain parcourra lui-même tous les degrés de la gamme, affrontant les uns, aidé par les autres, ensauvagé au moment crucial de son aventure, et assimilant ainsi cette part du monde sauvage dont a besoin le parfait chevalier.

*

Certains des codes qui sous-tendent le récit de Chrétien sont apparus au fil de l'analyse. Mais nous n'aurions rendu au lecteur d'Yvain qu'un maigre service, si nous n'esquissions pas une confrontation entre le roman et la société dont il est issu et à laquelle il retourne. Certes, le monde du XIIe siècle nous a déjà, et très largement, servi de référent. C'était là une commodité de la démonstration qui nous permettait certains raccourcis et certaines confirmations. Mais le rôle de l'arc, ceux de l'ermite, de l'homme sauvage, du lion, du serpent, de Dieu et du Diable, sont des données du récit qui peuvent à la limite se laisser décoder sans qu'il soit fait appel au monde extérieur. Reste que celui-ci existe et, qu'en analyse, c'est lui qui intéresse les historiens95. La question est, à vrai dire, d'autant plus complexe que, dans la littérature du XIIe siècle, deux sortes d'œuvres bien différentes – par le public auquel elles s'adressent en principe aussi bien que par l'idéologie qui les sous-tend – nous donnent une image du monde chevaleresque. Certes, les chansons de geste ont fait leur apparition un peu avant les « romans courtois »96, mais, au XIIe siècle, les deux genres littéraires interfèrent et se font tout à la fois concurrence97. Pour les historiens positivistes du siècle dernier (ils ont plus d'un imitateur aujourd'hui), il était vital de choisir. Ainsi Léon Gautier dans sa célèbre synthèse sur La Chevalerie, tranchait-il d'autorité : « Les romans de la Table ronde qui, au regard de juges prévenus ou légers, paraissent si profondément chevaleresques, peuvent être considérés comme une des œuvres qui ont hâté la fin de la chevalerie98. Après quoi, tranquillement, et en connaisseur admirable des textes, pouvait-il tracer la vie des chevaliers de la naissance à la mort, en s'appuyant à peu près exclusivement sur le matériel fourni par les chansons de geste, et sans se demander un seul instant si ces documents avaient bien été écrits pour transmettre des informations et des références infra-paginales aux historiens positivistes. Nous autres historiens, nous savons désormais que nous sommes mortels, et que nous serons aussi transparents à nos successeurs que nos prédécesseurs le sont à nos yeux. Du moins avons-nous appris que les romans, comme les mythes, et comme du reste la société, ne sont pas des choses.

« La relation du mythe avec le donné est certaine, mais pas sous la forme d'une re-présentation. Elle est de nature dialectique, et les institutions décrites dans les mythes peuvent être inverses des institutions réelles. Ce sera même toujours le cas, quand le mythe cherche à exprimer une vérité négative... Les spéculations mythiques cherchent, en dernière analyse, non à peindre le réel, mais à justifier la cote mal taillée en quoi il consiste puisque les positions extrêmes y sont imaginées seulement pour les démontrer intenables99. » Ce qui vaut pour le mythe est plus vrai encore pour l'œuvre littéraire qu'il faut respecter dans toutes ses articulations, ne pas chercher à décomposer en éléments premiers et dans laquelle viennent s'ajouter la dimension idéologique et les choix personnels du narrateur100. Il est certes une littérature qui n'est qu'une forme dégradée du mythe, celle que Lévi-Strauss a classée sous l'appellation de « roman-feuilleton »101. Il y a eu, certes, des romans-feuilletons parmi les romans courtois, mais, à voir les choses dans leur ensemble, ce genre littéraire semble témoigner de ce qu'on pourrait appeler un projet idéologique global. Ce projet, bien défini par E. Köhler102, vise, en ce moment du « second âge féodal » comme le nommait Marc Bloch, où la noblesse se transforme de « classe de fait » en « classe de droit », aussitôt menacée par les progrès de l'autorité royale et le développement urbain, à réinstaurer un ordre constamment mis en question. Le roman, œuvre écrite et destinée à être lue, exclut délibérément le public mêlé qui écoutait les chansons de geste. Seuls les deux ordres majeurs, chevalerie et clergie,103 sont les convives du roman. C'est ce qu'exprime dans des vers fameux l'auteur du Roman de Thèbes104:

 
 

Clercs et chevaliers ne sont cependant pas sur le même registre. C'est au chevalier, non au clerc, qu'est proposé le modèle de l'aventure. Modèle complexe, certes, ambigu par nature, et à l'intérieur duquel les plus vives tensions peuvent exister : qu'on songe à la critique du Tristan que fait Chrétien dans le Cligès105 ; mais E. Köhler a donné une formule dont la portée est générale en écrivant ceci qui résume assez bien sa tentative : « L'aventure, c'est le moyen de dépasser la contradiction qui s'est établie entre l'idéal de vie et la vie réelle. Le roman idéalise l'aventure et lui confère par là une valeur morale, la dissocie de son origine concrète, et la situe au centre d'un monde féodal imaginaire dans lequel la communauté d'intérêts entre les différentes couches de la noblesse, qui appartient déjà au passé, semble être encore réalisable106. » L'amour courtois, « précieuse chose, et sainte » (Yvain, v. 6044), est le point de départ en même temps que le point de retour d'une aventure qui ne quitte la cour féodale pour le monde sauvage que pour y mieux revenir. Entre-temps, le héros a assuré comme le veut la clergie son salut, salut personnel par le salut des autres. Au centre du roman de Chrétien, l'ermite assure son maintien dans l'humanité et la dame de Noroison provoque son retour dans la chevalerie. Quant au « vilain », représentant, après les clercs et les chevaliers, de la troisième des fonctions entre lesquelles l'idéologie médiévale – après tant d'autres dont le recensement a été fait par G. Dumézil – a découpé le divers social, sa qualité humaine est reconnue, mais sa hideur le classe.

S'il s'agit pourtant d'un monde imaginaire – et reconnu comme tel par les auteurs courtois eux-mêmes107 –, c'est par l'étude des « déplacements », des « condensations », pour parler en termes freudiens, voire des extensions et des inversions opérées par les poètes, que nous ferons progresser nos connaissances. Ainsi en est-il par exemple du problème de l'initiation. Le cérémonial par lequel les futurs chevaliers naissaient à la chevalerie, l'adoubement, est – le fait est connu depuis bien longtemps – une procédure initiatique tout à fait comparable à celles que nous connaissons dans d'innombrables sociétés108. Par ailleurs, il est bien clair que les romans courtois se laissent aisément ramener à un schéma initiatique de départ et de retour109. Mais il est frappant de constater que la fête qu'ont connue sur le champ de bataille ou dans la nuit de la Pentecôte tant de futurs chevaliers110 ne joue dans les romans de Chrétien, pour nous en tenir à eux, qu'un rôle extraordinairement limité. Elle est absente de l'Yvain et si elle est présente dans le Perceval et dans le Cligès elle ne constitue en rien un tournant capital dans le récit. Ce sont des chevaliers déjà adoubés qui vont dans la « forêt aventureuse » ; le thème de l'enfance, capital dans la chanson de geste, est relativement secondaire dans le roman courtois. L'initiation romanesque est donc, par rapport à l'initiation « réelle », démesurément étendue, temporellement et spatialement.

Dans un article capital111, G. Duby nous suggère un autre rapprochement. Il met en lumière l'existence et le rôle, dans la société aristocratique du XIIe siècle, d'une catégorie sociale particulière, celle des « jeunes ». « “Le jeune”... est un homme fait, un adulte. Il est introduit dans le groupe des guerriers ; il a reçu les armes ; il est adoubé. C'est un chevalier... La jeunesse peut donc être par conséquent définie comme la part de l'existence comprise entre l'adoubement et la paternité112 », part qui peut être fort longue. Or cette jeunesse est errante, vagabonde et violente ; elle est « l'élément de pointe de l'agressivité féodale113 », cette quête aventureuse – « long séjour honnit jeune homme » – a un but, la chasse à la fille riche. « L'intention de mariage paraît bien commander tout le comportement du jeune, le pousse à briller au combat, à parader dans les réunions sportives114 ». Mariage d'autant plus difficile que les interdits lancés par l'Église rendaient souvent le mariage proche impossible. G. Duby a lui-même fait le rapprochement qui s'impose avec la littérature courtoise : « La présence d'un tel groupe au cœur de la société aristocratique entretient certaines attitudesmentales, certaines représentations de la psychologie collective, certains mythes, dont on trouve à la fois le reflet et les modèles dans les œuvres littéraires écrites au XIIe siècle pour l'aristocratie, et dans les figures exemplaires qu'elles proposèrent, qui soutinrent, prolongèrent, stylisèrent les réactions affectives et intellectuelles spontanées115. » Et, de fait, Yvain, époux de la riche veuve Laudine de Landuc, s'insère assez bien dans le schéma proposé.

Regardons-y pourtant de plus près, après avoir noté tout de suite que dans l'Yvain comme dans Érec et Énide, le mariage n'intervient pas après mais avant la grande aventure qui qualifie le héros. Un certain nombre d'oppositions sautent aux yeux. Parmi les facteurs de la turbulence juvénile sur lesquels G. Duby a mis l'accent, il y a un certain nombre d'inévitables conflits : conflit avec le père, conflit surtout avec le frère aîné, héritier des biens paternels. Nombre de ces jeunes sont des cadets de famille et cette situation contribue fortement à leur errance. Or ces conflits sont en apparence absents des romans de Chrétien116. Mieux, tout se passe comme si tous les héros du poète étaient des fils uniques : ainsi Yvain, ainsi Cligès, ainsi Lancelot, ainsi Perceval, ainsi Érec117. C'est à la génération précédente qu'existent les frères et les sœurs ; Yvain et Calogrenant sont cousins germains, Érec, Énide et Perceval découvrent au long de leurs aventures des oncles et des tantes. C'est avec son oncle paternel que Cligès entre en rivalité pour la possession de Fénice, fille de l'empereur d'Allemagne118. Enfin les aventures des jeunes sont collectives. Ce sont des bandes de juvenes que les chroniqueurs nous montrent, fournissant les « meilleurs contingents à toutes les expéditions lointaines119 », or il est à peine besoin de remarquer que l'aventure courtoise, contrairement d'ailleurs à l'aventure épique, est toujours individuelle1.120. Tout se passe donc comme si, par une série de mécanismes qu'il faudrait étudier avec précision : passage du présent au passé, du pluriel au singulier, du masculin au féminin, le romancier courtois réfractait le réel social pour en donner une interprétation qui est souvent une inversion.

Il est pourtant une réalité considérable de l'évolution économique et sociale du XIIe siècle qui semble bien présente dans l'Yvain, mais à un niveau inconscient : nous voulons parler de la transformation du paysage rural, des revenus seigneuriaux et cléricaux, de la vie paysanne que représente le grand mouvement de défrichement qui se poursuit depuis le Xe siècle et qui semble culminer au XIIe siècle121.

Peu avant la rédaction de l'Yvain, le poète normand Wace avait, dans le Roman de Rou, évoqué comme un fait lointain du passé la fontaine magique de la forêt de Brocéliande qui est au cœur de l'action du roman de Chrétien122 :

 

Mais jo ne sai par quel raison 6386 

Là sueut l'en les fées véeir [là on avait coutume de voir les fées]

Se li Breton nos dïent veir

E altres merveilles plusors

Aires i selt aveir d'ostors [Il y avait là, d'habitude des aires d'autours]

E de grans cers mult grant plenté

Mais vilain ont tot déserté 6392 

Là alai jo merveilles querre [J'allai là chercher des merveilles]

Vi la forest e vi la terre

Merveilles quis, mais nes trovai [Je demandai des merveilles mais n'en trouvai point]

Fol m'en revinc, fol i alai,

Fol i alai, fol m'en revinc

Folie quis, pour fol me tinc. [Ce que je demandais était fou, et je me tiens pour fou].

 

Nous ne pouvons évidemment donner la preuve que Chrétien avait lu ce texte qui témoigne si éloquemment de la désacralisation de la forêt défrichée. Mais revenons à l'Y vain, car c'est le roman lui-même qui nous fournira notre argument majeur.

 

Nous avons insisté sur l'importance que revêtaient, pour l'interprétation du roman, les trois rencontres que fait le héros dans la forêt123 : celle de l'homme sauvage qui le guide, de l'ermite qui le sauve et le rend à sa condition humaine, celle du lion qu'il domestique. Or le vilain se trouve dans un essart (v. 277, 708, 793), il en est de même du lion (v. 3344) ; quant à l'ermite, il est en train d'essarter (v. 2833)124. Enfin, la rencontre avec Harpin de la Montagne a lieu après que le poète l'a décrit « chevalchant lez le bois » (v. 4096), « devant la porte » certes, mais « en mi un plain » (v. 4106), mot qui désigne couramment la terre récemment défrichée. Seule échappe à la règle la rencontre avec les fils du diabolique Netun, mais celle-ci est située hors de tout espace concret125. Si l'on quitte maintenant le monde sauvage pour le monde magique, on notera que l'usage de la fontaine entraîne notamment comme conséquence, comme l'a bien vu J. Györy, la destruction des arbres du domaine, ces arbres pourtant admirables et comme paradisiaques : « Mais si je puis, sire vassal, je ferai retomber sur vous le mal que m'a causé le dommage qui est patent et dont autour de moi j'ai la preuve, en mon bois qui est abattu » (v. 497-501). Le thème disparaîtra, au contraire, après le récit de Calogrenant. Le monde magique – et peut-être les intérêts des seigneurs qui n'avaient pas tous avantage au défrichement – est ici en contradiction avec le monde sauvage.

Le vilain est dans un essart, le lion est rencontré dans un essart, mais seul l'ermite essarte et modifie l'espace. Les trois personnages sont ainsi à la fois semblables et différents126. Le rôle actif attribué à l'ermite est d'autant moins surprenant qu'il correspond à la réalité (les ermites beaucoup plus que les moines des grandes abbayes ont joué un rôle fondamental dans les grands défrichements127). Et, certes, le rôle des « vilains » n'a pas été moins important, mais l'idéologie de la clergie s'oppose ici à ce que le fait, déploré par Wace, soit reconnu dans le monde merveilleux où nous entraîne Chrétien128.

L'itinéraire d'Yvain, tel que nous l'avons reconstitué à l'aide de l'analyse structurale, recoupe et éclaire plusieurs schémas historiques. L'espace essentiel de l'essart correspond au phénomène économique capital des grands défrichements du XIIe siècle. L'aventure d'Yvain suit les voies du groupe des « jeunes » identifié par G. Duby et analysé, dans ses rapports contradictoires avec la société dans laquelle il vit, par Erich Köhler. L'univers chrétien de l'époque est enfin présent dans la trame même de l'analyse, dans le jugement implicite porté sur le comportement chevaleresque et, plus particulièrement, aux points critiques de passage de la trajectoire d'Yvain : une chapelle garde le perron, le pin et la fontaine magique où tout commence, un ermite maintient Yvain dans l'humanité et la remontée d'Yvain s'accomplit à travers un affrontement avec le monde diabolique. Pour revenir à l'univers de la culture, il faut que celui-ci soit entre-temps christianisé, et la forêt elle-même est toute marquée de signes chrétiens.

On nous pardonnera d'arrêter ici notre analyse ; pour la prolonger, il faudrait la reprendre à un autre niveau, celui que Chrétien lui-même a exploré dans Perceval129.


1 Le titre de cet article s'inspire évidemment du mémoire célèbre d'E. LEACH, « Lévi-Strauss in the Garden of Eden : an Examination of some Recent Developments in the Analysis of Myth », Transactions of the New York Academy of Science, 2, 23 (1967). Nous tenons à remercier Claude Gaignebet, authentique homme sauvage, et la très civilisée Paule Le Rider pour les précieuses indications qu'ils nous ont fournies.

2 Pour cette date, et en général les sources et la composition du roman, cf. J. FRAPPIER, Étude sur « Yvain ou le Chevalier au lion » de Chrétien de Troyes, Paris, 1969, où l'on trouvera l'essentiel de la bibliographie. Nous utilisons et citons, avec quelques menues corrections, l'adaptation en français moderne d'André MARY, 2e éd., Paris, 1944. Nous avons connu trop tard pour l'utiliser comme elle l'aurait mérité la traduction de Cl. Buridant et J. Trotin, Paris, 1972. La numérotation des vers est celle de l'« édition » (d'après la copie de Guiot de Provins) procurée par Mario ROQUES : Les Romans de Chrétien de Troyes, IV, Le Chevalier au lion, Paris, 1967. La meilleure édition reste celle de W. FOERSTER, 2e éd., Halle, 1891 ; cf. P. JONIN, Prolégomènes à une édition d'Yvain, Aix-Gap, 1958.

3 Renvoyons ici aux études par lesquelles Cl. BRÉMOND a précisé les analyses de VI. PROPP, Logique du récit, Paris, 1973.

4 Cette loi a été très bien dégagée par R. BEZZOLA, Le Sens de l'aventure et de l'amour (Chrétien de Troyes), 2e éd., Paris, 1968, pp. 81-134 ; cf. aussi W. S. WOODS, « The Plot Structure in Four Romances of Chrestien de Troyes », in Studies in Philology, 1953, pp. 1-15 ; J. Ch. PAYEN, Le Motif du repentir dans la littérature française médiévale, Genève, 1968, p. 385, et W. BRAND, Chrétien de Troyes, Munich, 1972, pp. 72-73, qui résume clairement les différentes thèses sur la coupure entre les deux moments de l'Yvain. On trouvera des schémas comparés de la structure des cinq romans de Chrétien dans le livre fondamental d'E. KÖHLER, Ideal und Wirklichkeit in der Höfischen Epik, Tübingen, 1956, pp. 257-264 (une seconde édition avec un important appendice a paru en 1970). (Trad. franç. sous le titre : L'Aventure chevaleresque. Idéal et réatité dans le roman courtois, Paris, Gallimard, 1974.)

5 Édition et traduction anglaises de J. J. PARRY, University of Illinois studies in language and literature, X, no 3, Urbana, 1925. Voir en dernier lieu, sur ce thème de la folie Merlin, D. LAURENT, « La gwerz de Skolan et la légende de Merlin », in Ethnologie française, 1 (1971), pp. 19-54. Sur Merlin homme des bois et un personnage analogue de la mythologie écossaise récupéré par le christianisme dans la légende de saint Kentigen, cf. M.L. D. WARD, « Lailoken or Merlin Sylvester », in Romania, 1893, pp. 504-526.

6 Voir les exemples rassemblés dans l'ouvrage excellent de R. BERNHEIMER, Wild Men in the Middle Age. A Study in Art, Sentiment and Demonology, 2e éd., New York, 1970, pp. 12-17, qui note avec raison : « To the Middle Age wildness and insanity were almost interchangeable terms » (p. 12). Bernheimer a naturellement évoqué à maintes reprises le personnage de Merlin.

7 Op. cit., p. 19.

8 J. FRAPPIER, op. cit., p. 178. Cette psychologisation de l'épisode remonte, pour une part, au Moyen Âge lui-même. Dans son Iwein, le poète allemand Hartmann von Aue imite le roman de Chrétien dont il donne en quelque sorte une interprétation qui aboutit du reste souvent à en souligner les aspects structuraux. Il insiste cependant sur le pouvoir de l'amour courtois, la « Minne », qui est tel qu'une faible femme peut conduire un vaillant guerrier à la folie ; cf. J. FOURQUET, HARTMANN D'AUE, Erec-Iwein, Paris, 1944, et, pour une confrontation entre les deux poèmes et un commentaire de l'œuvre de Hartmann, H. SACKER, « An Interpretation of Hartmann's Iwein », in Germanic Review, 1961, pp. 5-26, et M. HUBY, L'Adaptation des romans courtois en Allemagne aux XIIe et XIIIe siècles, Paris, 1968, notamment pp. 369-370. Nous devons plusieurs indications sur le poème de Hartmann à M. Raymond Perrenec que nous remercions vivement.

9 J.-C. PAYEN va jusqu'à comparer le remords d'Yvain avec « celui... toute proportion gardée de Caïn se réfugiant dans une tombe pour échapper à sa mauvaise conscience » (Le Motif du repentir..., p. 386).

10 De telles tentatives ont rarement été faites en France ; voir cependant l'étude de F. BARTEAU, Les Romans de Tristan et Iseut, Paris, 1972. On trouvera une bibliographie récente et quelques pages synthétiques dans le livre de P. ZUMTHOR, Essai de poétique médiévale, Paris, 1972, pp. 352-359.

11 HARTMANN D'AUE souligne, s'il en est besoin, cette opposition entre le monde des champs cultivés et celui de la forêt sauvage, en faisant rimer systématiquement « gevilde » (la campagne) et « wilde » (le monde sauvage), ainsi aux vers 3237-3238  (éd. Benecke, Lachmann et Wolff) : « il allait ainsi, nu, à travers champs (über gevilde), se dirigeant vers des lieux sauvages (nâch der Wilde) », le poète allemand joue aussi sur la parenté entre « Wilde » et « wald » (la forêt).

12 Cf. J. LE GOFF, La Civilisation de l'Occident médiéval, Paris, 1964, pp. 169-171.

13 Ch. PETIT-DUTAILLIS, La Monarchie féodale, Paris, 2e éd., 1971, pp. 140-142, citant le De necessariis observantiis scaccarii dialogus (Dialogue de l'Échiquier), éd. A. Hughes, C.G. Crump, C. Johnson, Oxford, 1902, p. 105. Cf. H. A. CRONNE, « The Royal Forest in the Reign of Henri I », dans Mélanges J.E. Todd, Londres, 1949, pp. 1-23.

14 Cité par Ch. PETIT-DUTAILLIS, ibid.

15 Ce « parc » reste assez mystérieux. Dans la version galloise du récit des aventures d'Yvain (voir ci-dessous, p. 160), le parc est le lieu où le chevalier fou rencontre la dame qui le sauvera. Il s'agit alors d'un « paradis » seigneurial.

16 On est tenté de dire que ce très épisodique « garçon » a son répondant féminin, dans le roman de Chrétien, en la personne de la « Demoiselle Sauvage » (v. 1624) qui a averti Laudine de la venue prochaine, dans son mystérieux domaine au cœur de Brocéliande, du roi Arthur et de sa cour, mettant ainsi en communication la Ville et la Forêt.

17 Héraclès, 157-164, trad. L. Parmentier (coll. des Universités de France) ; cf., sur ces problèmes, P. VIDAL-NAQUET, « Le Philoctète de Sophocle et l'Éphébie », in Annales E.S.C., 1971, pp. 623-638, repris in J.-P. VERNANT et P. VIDAL-NAQUET, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, 1972, pp. 167-184, notamment pp. 170-172.

18 Mythe et Épopée, I, Paris, 1968, p. 64.

19 E. MURET et L. M. DEFOURQUES, édit., Paris, 1972 ; traduction en français moderne de D. Grojnowski, Lausanne, 1971.

20 Il est bon de le préciser, car certaines versions modernes de Tristan (Joseph Bédier, René Louis), qui ont connu une très grande diffusion, montrent le roi Marc menaçant Tristan d'une flèche lors de la fameuse scène du « Rendez-vous épié ». Ni Béroul ni Eilhart d'Oberg, ni Gottfried de Strasbourg, ni la « Folie Tristan », n'ont quoi que ce soit de tel. La scène manque par ailleurs dans ce qui reste dans la version de Thomas ; cf. J. BÉDIER. Le Tristan de Thomas, Paris, 1902, pp. 198-203, texte instructif aussi pour qui veut savoir comment on reconstitue ou fabrique un roman médiéval.

21 L.A. Paton, édit., New York, 1926.

22 Leurs noms évoquent celui de l'ours.

23 Loc. cit., supra, pp. 424-425.

24 Une chanson érotique de Jean BRETEL D'ARRAS (édition G. Raynaud, Bibliothèque de l'École des chartes, 41, 1880, pp. 201-202) a pour refrain : « Je sui li ars qui ne faut » ; sur le thème et l'image de l'arc « qui ne faut », cf. M.-D. LEGGE, « The Unerring Bow », Medium Aevum, 1956, pp. 79-83.

25 A Bell, édit., Oxford, 1960, v. 4392.

26 GALBERT DE BRUGES, Histoire du meurtre de Charles le Bon, comte de Flandre, Henri Pirenne édit., Paris, 1891, p. 59, cf. aussi pp. 121-122.

27 Cf. G. DUBY, Le Dimanche de Bouvines, Paris, 1973, p. 103 sq.

28 P. Tarbé édit., Paris, 1850, p. 7.

29 R. FOREVILLE, Latran I, Il, Ill et Latran IV, Paris, 1965, p. 89.

30 BENOÎT DE SAINTE-MAURE, Le Roman de Troie, L. Constans édit., II, Paris, 1905, v. 12354-12374, pp. 231-232 : sur ce portrait, cf. A. M. CROSBY, The Portrait in Twelth Century French Literature, Genève, 1965, pp. 21-22 et 87.

31 Owein or Chwedgl Iarlles y Ffynnawm, édited by R. L. THOMSON (avec un très important commentaire en anglais), Dublin, 1968, trad. franç. de J. LOTH, Les Mabinogion, 2e éd., Paris, 1913, II, pp. 1-45. Une source commune est à tout le moins vraisemblable. Pour la discussion fort viciée par les divers nationalismes et les partis pris « celtisants » ou « anti-celtisants », cf., outre le commentaire de R.L. Thomson, l'étude classique d'A. C. BROWN, « Iwain, A Study in the Origins of Arthurian Romance », in Studies and Notes in Philology and Literature..., Harvard, 1903, pp. 1-147 et J. FRAPPIER, op. cit., pp. 65-69.

32 Morgan WATKIN, La Civilisation française dans les Mabinogion. Paris, 1963. Jean MARX, peu suspect de minimiser les sources celtiques, reconnaît lui aussi « l'influence des romans et des mœurs franco-normandes » dans l'Owein gallois (Nouvelles Recherches sur la littérature arthurienne, Paris, 1969, p. 27, n. 5.). Ni l'un ni l'autre de ces auteurs n'ont prêté attention aux rôles de l'arc, respectivement dans l'Yvain et dans l'Owein.

33 Cf. R. L. THOMSON, op. cit., pp. XXX-XXXI ; J. LOTH, op. cit., p. 6. Il s'agit d'arcs luxueux, ayant des cordes en nerfs de cerf et des hampes en os de cétacé.

34 Cl. LÉVI-STRAUSS, Annuaire de l'École pratique des Hautes Études, Section des sciences religieuses, 1958-1959, pp. 3-43 (repris dans Anthropologie structurale deux, Paris, 1973, pp. 175-233).

35 La dialectique nature-culture, sauvage-courtois, appartient bien aux schémas mentaux et littéraires de l'époque. Dans un texte à peu près contemporain d'Yvain, un exemplum tiré du commentaire sur l'Apocalypse du cistercien Geoffroy d'Auxerre, on trouve un processus d'acculturation d'une femme sauvage à peu près exactement inverse du processus de déculturation, d'ensauvagement d'Yvain. Yvain abandonne successivement l'espace et la compagnie des civilisés, leur système vestimentaire, leur code alimentaire. Chez Geoffroy d'Auxerre un jeune homme ramène d'une baignade en mer une Mélusine qu'il fait habiller, manger et boire en compagnie de ses parents et amis : « Suo nihilominus opertam pallio duxit domum et congruis fecit a matre sua vestibus operiri... Fuit autem cum eis manducans et bibens, et in cunctis pene tam sociabiliter agens, ac si venisset inter convicaneos, inter cognatos et notos » (GOFFREDO DI AUXERRE, Super Apocalipsim, éd. F. Gastaldelli, Rome, 1970, p. 184). Cf. G. LOBRICHON : « Encore Mélusine : un texte de Geoffroy d'Auxerre », in Bulletin de la société de mythologie française, LXXXIII, 1971, pp. 178-180.

36 Sur l'importance capitale de ce dernier point, cf. ci-dessous.

37 Cette nudité est soulignée à cinq reprises, aux vers 2834, 2888, 2908, 3016, 3024 ; le relevé a été fait par M. STAUFFER, Der Wald. Zur Darstellung und Deutung der Natur im Mittelatter, Zurich, 1958, p. 79.

38 Le roman de Tristan, v. 1285-1296.

39 Cl. LÉVI-STRAUSS, « Le Triangle culinaire », in L'Arc, no 26, 1966, pp. 19-29.

40 Cf. S. MOSCOVICI, La Société contre nature, Paris, 1972, et ce que dit Cl. LÉVI-STRAUSS lui-même : « On doit considérer peut-être que l'articulation de la nature et de la culture ne revêt pas l'apparence intéressée d'un règne hiérarchiquement superposé à un autre qui lui serait irréductible, mais plutôt d'une reprise synthétique, permise par l'émergence de certaines structures cérébrales qui révèlent elles-mêmes de la culture » (Préface à la 2e éd. des Structures élémentaires de la parenté, Paris-La Haye, 1967, p. XVII).

41 Sur le rapport Silva-Silvaticus – Sauvage (allemand Wald – Wild), cf. W. VON WARTBURG, Französisches Etymologistes Wörterbuch 11, Bâle, 1964, pp. 616-621, et surtout J. TRIER, Venus, Etymologien un das Futterlauf (Münsterische Forschungen 15), Cologne, 1963, pp. 48-51.

42 Cf. M. D. CHENU, « La nature et l'homme. La Renaissance du XIIe siècle », in La Théologie au XIIe siècle, Paris, 1957, pp. 19-51.

43 Une des plus troublantes est d'ordre sémantique. Sylva (silva), c'est à la fois la forêt et la matière (grec hylè), et la pensée médiévale a joué de ce rapprochement, que J. GYÖRY (« Le Cosmos, un songe », in Annales Universitatis Budapestinensis, Sectio philologica, 1963, pp. 87-110) a tenté de faire servir à l'élucidation du roman de Chrétien.

44 Cf. P. GALLAIS, Perceval et l'initiation, Paris, 1972, notamment pp. 28-29 et 40-43 dont les conclusions sont à vérifier de près.

45 Cf. M. ZINK, La Pastourelle. Poésie et Folklore du Moyen Âge, Paris-Montréal, 1972, dont les propos recoupent sur plus d'un point, notamment pp. 100-101, ceux de la présente étude.

46 Perceval le Gallois ou le Conte du Graal, traduction L. Foulet, Paris, 1972, p. 147..

47 Épisode commenté à plusieurs reprises dans le livre cité de P. GALLAIS, Perceval et l'initiation (voir à l'index s.v. « ermite »).

48 Cf. J. B. WILLIAMSON, « Elyas as a Wild Man in Li Estoire del Chevalier au Cisne », in Mélange L.F. Solano, Chapel Hill, 1970, pp. 193-202.

49 Cf. A DICKSON, Valentine and Orson. A Study in Late Medieval Roman, New York, 1929.

50 Cf. A. DICKSON, op. cit., p. 326 ; R. BERNHEIMER, Wild Men..., p. 18.

51 Pensons aux Centaures antiques et à leur rôle d'éducateurs. Le livre déjà cité de R. Bernheimer constitue une première esquisse qui pourrait être considérablement développée.

52 Trad. A. Béguin, Paris, 1965, A. Pauphilet édit., Paris, 1923.

53 Tz. TODOROV, « La Quête du récit », in Critique, 1969, pp. 195-214 (notre citation : p. 197). Il existe dans la littérature du XIIIe siècle une lecture allégorique d'un épisode d'Yvain : HUON DE MÉRY, Le Tornoiemenz Antecrit, éd. G. Wimmer, Marburg, 1888. Sur le passage du symbolisme à l'allégorie voir, par exemple, H. R. JAUSS, « La transformation de la forme allégorique entre 1180 et 1240 : d'Alain de Lille à Guillaume de Lorris », in A. FOURRIER (édit.), L'Humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au XIVe siècle, Paris, 1964, pp. 107-144.

54 P. HAIDU, Lion-Queue-Coupée. L'écart symbolique chez Chrétien de Troyes, Genève, 1972 ; mais renvoyons surtout aux pages classiques de M. D. CHENU, « La mentalité symbolique », in La Théologie au XIIe siècle, pp. 159-190.

55 Les synthèses centrées sur une époque sont relativement rares : sur le Moyen Âge, cf. l'ouvrage déjà cité de R. BERNHEIMER, dont les centres d'intérêt sont extrêmement vastes ; citons aussi le catalogue établi par L. L. MÖLLER, d'une exposition du Museum für Kunst und Gewerbe de Hambourg (1963) : Die Wilden Leute des Mittelalter ; W. MULERTT, « Der Wilde Mann in Frankreich », Zeitschrift für französische Sprach und Literatur, 1932, pp. 69-88. O. SCHULTZ-GORA, « Der Wilde Mann in der provenzalischen Literatur », in Zeitschrift für Romanische Philologie, XLIV, 1924, pp. 129-137.

Pour le XVIIIe siècle, cf. F, TINLAND, L'Homme sauvage. Homo ferus et Homo sylvestris. De l'animal à l'homme, Paris, 1968, et M. DUCHET, Anthropologie et Histoire au siècle des Lumières, Paris, 1972. Naturellement, l'histoire de l'anthropologie moderne elle-même serait au premier chef à inclure dans une synthèse sur les différentes – et souvent meurtrières – taxonomies. Ce sujet d'étude a fait récemment (mai 1973) l'objet d'un colloque organisé par Léon POLIAKOV (et publié sous le titre : Hommes et bêtes. Entretiens sur le racisme, L. Poliakov, édit., Paris-La Haye, Mouton, 1975).

56 Ainsi a-t-on pu distinguer, dans l'Occident européen, un homme sauvage hivernal, nu, velu, assimilé souvent à un ours et porteur de massue et un homme sauvage printanier, ceint d'une frondaison symbolique, le « Feuillu » ou Homme de mai. Sur les rites propres à la « capture » de l'homme sauvage, c'est-à-dire à l'intégration des forces qu'il représente, cf. A. VAN GENNEP, Manuel de Folklore français, 1. III, Paris, 1947, pp. 922-925, 1. IV, 1949, pp. 1488-1502.

57 Nous ne pouvons ici que renvoyer aux grands répertoires d'A. AARNE et S. THOMPSON, The Types of the Folktale, 2e révision, Helsinki, 1964, FFC 184, T. 502, pp. 169-170, et, pour la France, P. DELARUE et M. L. TÉNÈZE. Le Conte populaire français, II, Paris, 1964, contretype 502, « l'homme sauvage », pp. 221-227. Sur l'homme sauvage comme « motif » des contes, cf. S. THOMPSON, Motif-Index of Folk-Literature, VI (index), s. v. Wild Animat, Copenhague, 1958, et, tout particulièrement, III, F. 567.

58 Non pas tous, bien sûr, mais il s'agit d'une attitude majoritaire.

59 Voir la belle étude de R. MARIENSTRAS, « La littérature élisabéthaine des voyages et La Tempête de Shakespeare », in Société des Anglicistes de l'enseignement supérieur, Actes du Congrès de Nice, 1971, pp. 21-49. Lecture de La Tempête par les colonisés : voir, par exemple, R. FERNANDEZ RETAMAR, Caliban cannibale, trad. J.F. Bonaldi, Paris, 1973, pp. 16-63.

60 Il manque au livre, plusieurs fois cité déjà, de R. BERNHEIMER, un chapitre sur l'homme sauvage et le Diable.

61 Faut-il préciser que nous ne donnons pas ici une explication globale d'Yvain ? Nous cherchons à faire apparaître un plan de signification.

62 Il faudrait renvoyer ici à l'ensemble du numéro spécial des Annales E.S.C., mai-août 1971, « Histoire et Structure ».

63 Sur la forêt comme lieu naturel de l'aventure chevaleresque, renvoyons au livre déjà cité de M. STAUFFER, Der Wald, notamment pp. 14-115 (sur Brocéliande, cf. pp. 45-53). La question : « Les plus belles prouesses sont-elles celles de ville ou celles de forêt ? » semble avoir été classique au Moyen Âge. La réponse était évidemment que « prouesse de ville ne vaut rien » ; cf. Ch. V. LANGLOIS, La Vie en France au Moyen Age..., III, Paris, 1927, pp. 239-240.

64 P. HAIDU a bien souligné la valeur symbolique de cette « topique chrétienne et moralisante » (op. cit., p. 37) ; voir aussi, à ce sujet, une belle page d'E. AUERBACH, Mimésis, trad. C. Heim, Paris, 1968, p. 138.

65 A. Mary a omis de traduire ces vers.

66 P. HAIDU, op. cit., p. 38, qui s'appuie sur un chapitre du livre célèbre d'E. R. CURTIUS, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, trad. J. Bréjoux, Paris, 1956, pp. 226-247.

67 Quand nous parlons ici du héros, ou du chevalier, nous évoquons à la fois Calogrenant et Yvain.

68 Notre traduction tient compte ici du texte, tel qu'il a été établi d'une façon à notre avis convaincante par F. BAR, « Sur un passage de Chrétien de Troyes » (Yvain, v. 276-285, Mélanges I. Siciliano, Florence, 1966, pp. 47-50). Il semble en tout cas tout à fait exclu, comme on le sait depuis l'édition de W. Foerster, de lire, au vers 278, avec le manuscrit de Guiot, « tors salvages, ors et lieparz », « des taureaux sauvages, des ours et de léopards », car il n'est plus jamais question de ces bêtes sauvages dans la suite du texte. Le mot orz, pluriel de ord (affreux, épouvantable), a été lu ors (les ours) et cette première faute en a entraîné d'autres. Cette correction a également convaincu les plus récents traducteurs d'Yvain, C. Buridant et J. Trotin (op. cit., p. IX).

69 Hartmann reprend cette comparaison : « Er was einem Môre gelich » (v. 427), mais, détail frappant et qui souligne la parenté d'Yvain fou et de l'homme sauvage, il l'applique aussi (v. 3348) au « noble fou » (« der edele tôre », v. 3347). Le bouvier qui pourtant n'est pas « fou », au sens psychologique du terme, est un « walttôr » (v. 440), un « fou des bois ».

70 Beaucoup de ces traits partiellement issus, du reste, de la littérature latine classique et tardive, sont un topos du roman médiéval, cf. A. M. CROSBY, The Portrait... (voir à l'index, s.v. Giant herdsman).

71 De même, en dépit de ce que dit P. GALLAIS, op. cit., pp. 132-139, la « hideuse demoiselle » du Conte du Graal (v. 587-612, F. Lecoy édit., Paris, 1972), pp. 109-111  de la traduction L. Foulet, donne bel et bien à Perceval un avertissement salutaire, qui sera complété et corrigé par celui de l'ermite. Son portrait est parallèle à celui du « vilain ».

72 Voir surtout R. BERNHEIMER, op. cit., pp. 1-48, notamment. On remarquera cependant que l'agressivité sexuelle, autre élément de ce portrait, est ici absente. En revanche, la déclaration du personnage concernant sa nature humaine est traditionnelle dans le topos médiéval de l'homme sauvage. Parmi les nombreux rapprochements qu'on pourrait faire, celui qui s'impose parce qu'il s'agit également d'un bouvier, lui aussi auxiliaire du héros, est Aucassin et Nicolette, XXIV, J. Dufournet édit., Paris, 1973. J. Dufournet a fait le rapprochement entre les deux textes, pp. 15-16.

73 Cela, sous réserve que le texte adopté (cf. ci-dessus, p. 170, n. 2) soit bien le bon.

74 Le personnage correspondant du conte gallois règne lui sur des vraies bêtes sauvages : serpents et félins : les traits fantastiques sont, comme il est normal dans les textes celtiques, beaucoup plus accusés : ainsi, il n'a qu'un pied et qu'un œil : cf. J. LOTH, op. cit., p. 9. Il n'y a, chez Hartmann, ni félins, ni ours, ni serpents, mais des bisons et des aurochs, c'est-à-dire des bovins sauvages.

75 La mention des terres de culture est aux vers 1619 et 1808, 2086, 2472.

76 Cet arbre est un pin, et il est, avec le grand chêne du vers 3012, près duquel Yvain recouvre la santé mentale, le seul arbre de la forêt qui soit décrit. Le pin est un arbre à feuilles persistantes et il est ainsi défini comme ayant quelque chose de magique (v. 384-385).

77 Ce sont de tels textes (et il en est beaucoup d'autres) qui donnent une certaine justification et à la lecture allégorique d'HUON DE MÉRY qui fait se succéder aux abords de la fontaine le Paradis et l'Enfer, et à l'étude moderne d'A. ADLER, « Sovereignty in Chrétien's Yvain »... Publications of the Modern Language Association of America, 1947, pp. 281-307, qui essaie de repérer, à travers l'ensemble du roman, le concept philosophique de coincidentia oppositorum.

78 Voir à ce propos les justes remarques de Tz. TODOROV, Introduction à la littérature fantastique, Paris, 1970, pp. 21-24, critiquant l'Anatomie de la Critique (trad. G. DURAND, Paris, 1969) de Northrop FRYE.

79 Comme le dit E. KÖHLER, « Le rôle de la coutume dans les romans de Chrétien de Troyes », in Romania, 1960, pp. 386-397 : « On fait cesser le mésusage de la fontaine en l'intégrant dans le royaume d'Arthur » (p. 312). Naturellement cette intégration n'est véritablement réalisée qu'à la fin du roman.

80 Ce changement de signe est caractéristique des rituels d'initiation et des récits se répétant à ces rituels, ou se substituant à eux ; la brousse initiatique entre dans le monde de la culture ; voir les justes remarques à ce propos (dans une discussion avec A.J. Greimas) d'A. MARGARIDO, « Proposiçòes teoricas para a leitura de textos iniciáticos », Correio do Povo (Porto Alegre), 21 août 1971.

81 Quand Yvain manquera de redevenir fou, il sera cependant comparé à un « sanglier forcené » (v. 3518).

82 C'est un dragon chez le « traducteur » allemand de Chrétien. Sur la signification des dragons dans l'art et la littérature médiévaux, nous nous permettons de renvoyer à J. LE GOFF, « Culture ecclésiastique et culture folklorique au Moyen Âge : saint Marcel de Paris et le dragon », in Mélanges C. Barbagallo, Bari, 1970, pp. 53-90, où l'on trouvera une abondante bibliographie (repris dans J. LE GOFF. Pour un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1978, pp. 236-279).

83 La comparaison de la partie concupiscible de l'âme avec le serpent est au XIIe siècle un topos. Mais il y a, tout au long du symbolisme médiéval, persistance d'une image positive du serpent, lui aussi, même lui, ambigu (cf. l'étude de J. LE GOFF citée plus haut).

84 Sur ce symbolisme du lion, ses origines (notamment dans la légende de saint Jérôme et le conte d'Androclès), cf. J. FRAPPIER, Étude sur Yvain, pp. 108-111, et P. HAIDU, op. cit., pp. 71-73 ; nous ne croyons absolument pas cependant que le lion d'Yvain puisse ici incarner, comme il le fait souvent dans la symbolique médiévale, la figure du Christ. Dans la Queste del Saint Graal, A. Pauphilet édit., pp. 94-98 et 101-104, Perceval répète l'aventure d'Yvain avec le lion et le serpent, puis, dans un rêve, voit deux dames montées l'une sur un serpent qui est identifié à la synagogue, l'autre sur un lion qui est identifié au Christ. Les deux systèmes d'images symboliques s'ajoutent ainsi l'un à l'autre.

85 Cela a été parfaitement analysé par G. SANSONE, « Il sodalizio del leone e di Ivano », in Mélanges I. Siciliano, Florence, 1966, pp. 1053-1063. Sur l'arrière-plan oriental et monastique de cette amitié, cf. G. PENCO, « L'amicizia con gli animali », in Vita monastica, 17, 1963 pp. 3-10, et M. J. FALSETT, Irische Heilige und Tiere im mittelatterlichen lateinischen Legenden, Diss. Bonn, 1960.

86 Cela a été bien compris par W. BRAND, op. cit., p. 78.

87 Nous ne reprenons pas ici le détail du récit qui est très complexe : Yvain intervient notamment dans une querelle entre deux héritières, nous mettons simplement l'accent sur ce qui a été l'axe de notre recherche et qui est certainement un des axes du roman, les rapports d'Yvain avec le monde sauvage.

88 Le géant entend livrer la jeune fille au bon plaisir de « garçons », c'est-à-dire de serviteurs de la plus basse catégorie (v. 3866, 4110, 4114). Sur les connotations érotiques de l'homme sauvage, cf. BERNHEIMER, op. cit., pp. 121-175.

89 Sur le sens possible de ce mot, cf. infra, p. 185.

90 Le parallèle est très poussé dans le conte gallois d'Owein (cf. R. L. THOMSON, op. cit., pp. XXX et LII-LIV). L'un et l'autre sont habités par vingt-quatre pucelles. Chez Chrétien le domaine de Pême-Aventure, comme la demeure du vavasseur, comporte un verger (v. 5345, 5355). L'un et l'autre sont marqués par les repas somptueux que font les héros. La tentation sexuelle y est également présente – mais repoussée. Yvain, fidèle à Laudine, refuse d'épouser la fille, elle aussi « belle et gente » (v. 5369), qu'il a délivrée. On notera un trait différentiel : chez le vavasseur aucune épouse n'est présente. Il n'en est pas de même au château de Pême-Aventure.

91 « Netun » est le résultat de l'évolution phonétique du nom du dieu latin Neptunus.

92 Les fils de Netun utilisent une sorte de massue « revêtue de métal et de fil d'archal » ; sur ce « baston cornu », normalement proscrit des combats chevaleresques, cf. F. LYONS, « Le bâton des champions dans Yvain », in Romania, 1970, pp. 97-101.

93 Nous parlons bien de ceux qui sont dans le monde sauvage, non de ceux qui ne font que le traverser, comme la dame de Noroison dont l'onguent magique guérit Yvain.

94 On remarquera que dans le « Conte de l'homme sauvage » tel qu'il est brièvement présenté et analysé par P. DELARUE et M. L. TÉNÈZE (loc. cit., supra), la polarité entre le sauvage auxiliaire et le sauvage ennemi est parfaitement bien marquée. L'enjeu du conte est un enfant qui a délivré un homme sauvage captif. Menacé de mort et exilé dans le monde sauvage, il se heurte à des géants contre lesquels l'homme sauvage est son recours. La conclusion du conte est le retour de l'enfant et, généralement, la réintégration de l'homme sauvage dans la société. Il est cependant clair que cette dernière séquence est redondante par rapport à la précédente.

95 Il serait évidemment possible de donner du texte une lecture anthropologique générale fondée sur la théorie des rites de passage et en particulier des schémas initiatiques, mais une telle lecture ne serait pas de notre compétence et elle n'est pas du reste de notre propos.

96 Voir la commode mise au point de P. LE GENTIL, La Littérature française du Moyen Âge, 4e éd., Paris, 1972, pp. 24-29.

97 Le débat est particulièrement bien posé dans le recueil Chanson de geste und Höfischer Roman, Heidelberg, 1963 (Studia Romanica, 4), notamment dans les contributions d'E. KÖHLER, « Quelques observations d'ordre historico-sociologique sur les rapports entre la chanson de geste et le roman courtois », pp. 21-30, et de H. R. JAUSS, « Chanson de geste et roman courtois au XIIe siècle (Analyse comparative du Fierabras et du Bel Inconnu) » ; cf. aussi R. MARICHAL, « Naissance du roman », in M. de Gandillac et E. Jeauneau édit., Entretiens sur la renaissance du XIIe siècle, Paris et La Haye, 1968, pp. 449-482 ; J. LE GOFF, « Naissance du roman historique au XIIe siècle », in Nouvelle Revue française, no 238, octobre 1972, pp. 163-173.

98 La Chevalerie, nouvelle édition, Paris (s. d.), p. 90.

99 Cl. LÉVI-STRAUSS, La Geste d'Asdiwal, loc. cit., pp. 30-31.

100 « Expliquer structuralement ce qui peut l'être et qui n'est jamais tout : pour le reste, s'employer à saisir, tantôt plus et tantôt moins, un autre genre de déterminisme qu'il faudra chercher aux niveaux statistique ou sociologique ; ceux qui relèvent de l'histoire personnelle, de la société ou du milieu » (Cl. LÉVI-STRAUSS, L'Homme nu, Paris, 1971, p. 560).

101 L'Origine des manières de table, Paris, 1968, pp. 105-106.

102 Notamment dans l'ouvrage magistral que nous avons déjà cité : Ideal und Wirklichkeit in der Höfischen Epik (trad. franç. citée p. 152, n. 1).

103 Cf. E. KÖHLER, op. cit., pp. 37-65.

104 G. Raynaud de Lage édit., Paris, 1966.

105 A. Micha édit., Paris, 1970, v. 3105-3124.

106 « Quelques observations... », loc cit., p. 27.

107 Voir à ce sujet les justes remarques de H. R. JAUSS, loc cit., pp. 65-70.

108 Le rapprochement entre l'initiation chevaleresque et les rites de probation des sociétés « primitives » a été, à notre connaissance, effectué pour la première fois par J. LAFITAU, Mœurs des sauvages amériquains comparées aux mœurs des premiers temps, Paris, 1724, I, pp. 201-256 ; II, pp. 1-70, 283-288.

109 Il n'est pas nécessaire pour cela de faire appel à d'aventureuses comparaisons orientales comme le fait P. GALLAIS dans son livre Perceval et l'initiation.

110 Pour l'adoubement, qu'il nous suffise de renvoyer aux pages classiques de Marc BLOCH, La Société féodale, II, Paris, 1940, pp. 46-53 (et J. Flori, « Sémantique et société médiévale. Le verbe adouber et son évolution au XIIe siècle », in Annales E.S.C., 1976, pp. 915-940).

111 « Au XIIe siècle : les “jeunes” dans la Société aristocratique », in Annales E.S.C., 1964, pp. 835-896, repris dans Hommes et Structures du Moyen Âge, Paris, 1973, pp. 213-226 ; c'est à l'édition des Annales que nous nous référons. Cf. également E. KÖHLER, « Sens et fonctions du terme “jeunesse” dans la poésie des troubadours », in Mélanges René Crozet, Poitiers, 1966, pp. 569 sq.

112 G. DUBY, loc. cit., pp. 835-836.

113 Ibid, p. 839.

114 Ibid., p. 843. Sur la complexité des attitudes courtoises à l'égard du mariage, cf. E. KÖHLER, « Les troubadours et la jalousie », in Mélanges Jean Frappier, Genève, 1970, pp. 543-559.

115 G. DUBY, loc. cit., p. 844.

116 Gauvain a un frère, mais il joue dans le Conte du Graal le rôle d'un antihéros.

117 Nous donnons ces brèves indications dans l'espoir de convaincre quelqu'un d'entreprendre une étude systématique des structures de la parenté dans les romans courtois.

118 G. DUBY, loc cit., p. 839.

119 Justes remarques à ce sujet de J. FRAPPIER, Chrétien de Troyes. L'homme et l'Œuvre, Paris, 1957, p. 15.

120 Il y a bien un conflit pour un héritage dans l'Yvain, mais c'est un conflit entre sœurs, le conflit entre les deux filles du Seigneur de la Noire Espine (v. 4699 sq.) Yvain rétablira dans ses droits la cadette dépossédée.

121 Nous reprenons ici et développons quelque peu une suggestion de J. GYÖRY dans son article déjà cité des Annales Universitatis Scientiarum Budapestinensis, pp. 107-108. Sur les défrichements eux-mêmes, qu'il nous suffise de renvoyer à G. DUBY, L'Économie rurale et la vie des campagnes dans l'Occident médiéval, Paris, 1962, pp. 142-169, et plus brièvement du même auteur, Guerriers et paysans, Paris, 1973, pp. 225-236. G. DUBY situe le « moment de pleine intensité du phénomène » entre 1075 et 1180 (Guerriers et paysans, p. 228). Rappelons que cette dernière date est approximativement celle de l'Yvain.

122 WACE, Le Roman de Rou, édit. A.J. Holden, Paris, 1971, v. 6372 sq. Le texte est cité et commenté souvent, notamment par J. FRAPPIER. Étude sur Yvain..., pp. 85-86, et M. STAUFFER, op. cit., p. 46. Dans cette citation comme dans d'autres, nous avons partiellement accentué le texte pour le rendre plus accessible.

123 Remarquons que notre lecture du texte se fonde sur les rencontres du héros avec des personnages du sexe masculin (y compris le lion). Une autre lecture est certainement possible qui mettrait l'accent sur les rencontres avec les personnages féminins.

124 Il s'agit là d'une donnée propre à Chrétien. Quels que soient les rapports entre le conte gallois et le roman français, le texte de l'Owein, qui ignore l'ermite, place bien l'homme sauvage dans une clairière, mais met le combat entre le lion et le serpent sur une petite éminence ; cf. J. LOTH, op. cit., pp. 9 et 38. Quant à Hartmann d'Aue, son interprétation est une fois de plus intéressante : Calogrenant arrive dans un vaste essart (« geriute ») dont le caractère paradoxal est souligné puisqu'on n'y décèle aucune présence humaine (« âne die liute », v. 401-402). Le bouvier sauvage est lui dans un champ (« gevilde », v. 981). L'ermite n'est pas en train d'essarter, mais dans un endroit nouvellement défriché (« niuweriute », v. 3285). La rencontre du lion et du serpent se fait dans une clairière (« bloeze »), le héros y parvient « à travers un grand enchevêtrement d'arbres abattus » (v. 3836-3838). Les arbres ne paraissent pas avoir été abattus par l'homme, mais, de façon naturelle et magique, comme après la tempête déclenchée par Yvain.

125 Le mot « essart » reparaît encore au vers 4788 quand la fille aînée du Seigneur de la Noire Espine annonce qu'elle ne partagera en aucun cas avec sa sœur « chastel, ne vile, ne essart, ne bois, ne plain, ne autre chose ».

126 Dans l'article que nous avons cité ci-dessus, A. ADLER avait noté (p. 295) le parallélisme de l'ermite et du gardian sauvage : « The Gestalt of the Hermit assumes the feature of a spirilualized replica of the Herdsman»

127 Cf. G. DUBY, L'Économie rurale, pp. 146-147.

128 On pourrait prolonger cette étude en confrontant l'Yvain avec des contes ou des mythes où le défrichement joue un rôle essentiel ; ainsi le conte de Mélusine, voir la contribution d'E. LE ROY LADURIE à l'étude couplée avec celle de J. LE GOFF dans les Annales E.S.C. de 1971, « Mélusine maternelle et défricheuse », pp. 587-622, contribution republiée in E. LE ROY LADURIE, Le Territoire de l'historien, Paris, 1973, pp. 281-300 (et in J. LE GOFF, Pour un autre Moyen Âge, op. cit., pp. 307-331). Dans le folklore authentiquement paysan de Kabylie, le défricheur, celui qui « débroussaille un maquis pour le transformer en jardin ou verger », n'est autre que le sultan Haroun al-Rachid, « promu ici à un rang quasi surnaturel » (Camille LACOSTE-DUJARDIN, Le Conte kabyle, Paris, 1970, p. 130).

129 Voir maintenant la remarquable étude de P. LE RIDER, Le Chevalier dans le conte du Graal de Chrétien de Troyes, Paris, S.E.D.E.S., 1978.