Mélanges en l'honneur de Charles Morazé. Culture, science et développement, Toulouse, Privat, 1979, pp. 113-136.

Guerriers et bourgeois conquérants

L'image de la ville

dans la litterature française

du XIIe siècle

Le XIIe siècle est la grande époque de l'essor urbain dans l'Occident chrétien.

La ville d'autre part apparaît sous des formes différentes, avec des significations diverses, d'une façon plus ou moins importante, dans certaines œuvres de la jeune littérature de langue vulgaire. C'est le cas, dans le domaine de la langue d'oïl, de deux chansons de geste du cycle de Guillaume d'Orange, Le Charroi de Nîmes et La Prise d'Orange, de quatre des douze Lais de Marie de France, Lanval, Yonec, le Laüstic, Éliduc, et d'un roman de Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du Graal1. Comment y apparaît-elle ?

 

Dans Le Charroi de Nîmes, Guillaume, qui a aidé Louis, fils de Charlemagne, à recevoir la couronne et à se faire couronner à Rome, notamment après avoir tué le géant Corsolt « sous les murs de Rome, dans la prairie »2 – c'est le sujet du Couronnement de Louis – revient de chasser dans une forêt et entre à Paris par le Petit Pont3. Son neveu Bertrand lui apprend qu'en son absence Louis a distribué des fiefs à ses barons et a oublié dans la distribution Guillaume et Bertrand. Aux uns et aux autres il a donné tantôt une terre, tantôt un château, tantôt une cité, tantôt une ville.

Guillaume, furieux, va trouver Louis dans son palais et lui rappelle avec amertume tout ce que l'empereur lui doit. Il a vaincu ses trois plus grands ennemis, Richard le Normand qu'il lui a livré à Paris, à sa cour, Gui l'Allemand qui réclamait à Louis la couronne et la cité de Laon, et qu'il a tué, Oton enfin qu'il a capturé sous les murs de Rome où Louis campait au lieu-dit le Parc de Néron et où Guillaume lui-même avait dressé la tente du roi et lui avait servi de l'excellente venaison.

Louis, troublé, lui offre le quart de son royaume, le quart de la France, une abbaye sur quatre et un marché sur quatre, une cité sur quatre et un archevêché sur quatre. Guillaume refuse avec hauteur, car le roi ne doit pas affaiblir sa puissance. Guillaume, en proie à une violente colère, quitte Louis et rencontre son neveu Bertrand qui l'apaise et lui fait une suggestion. Ce qu'il doit demander à Louis, c'est quelque chose à conquérir.

 

Demandez-lui le pays d'Espagne,

Tortolouse et Portpaillart-sur-mer,

Puis Nîmes, la puissante cité,

Et encore Orange qui mérite tant d'être louée4.

 

Guillaume, ravi, retourne auprès de Louis qui, doublant sa proposition, lui offre aussitôt la moitié de son royaume, tout ce qu'il peut désirer comme « château, cité, bourg ou ville, donjon ou place forte ». Guillaume refuse, cette fois en riant, et demande l'Espagne et les villes qui en sont la parure, « Valsore la grande », « Nîmes et sa solide fortification », « Nîmes avec ses hautes tours pointues », « Orange la cité redoutable ». Louis hésite à donner une terre qui ne lui appartient pas. Il renouvelle son offre de la moitié de son royaume :

 
 

Finalement Louis accepte et investit par le gant Guillaume de l'Espagne qu'il reçoit en fief du roi. Puis, monté sur une table, Guillaume recrute les « pauvres bacheliers » en leur promettant « argent, domaines, châteaux, terres, donjons, forteresses ».

Commence alors l'expédition avant laquelle Guillaume recommande à Dieu « la France et Aix-la-Chapelle, Paris, Chartres et tout le reste du pays ». En traversant l'Auvergne, Guillaume et ses compagnons laissent Clermont et Montferrand à main droite, « ils évitent la ville et ses opulentes demeures, car ils ne veulent faire aucun mal aux gens du bourg ».

En suivant la voie Regordane, voie de pèlerins et de marchands, Guillaume et ses compagnons rencontrent, après Le Puy, un vilain de religion musulmane qui ramène de Saint-Gilles un tonneau de sel sur lequel il compte faire un bon bénéfice. Guillaume l'interroge sur son obsession : « Es-tu allé à Nîmes, la cité puissante et bien pourvue ? » Un quiproquo significatif se développe autour de l'expression « la fort cité garnie » (v. 904). Le vilain répond que la vie y est bon marché, mais Guillaume rétorque : « Idiot, ce n'est pas ce que je te demande. » Il veut des informations sur la force de la garnison païenne. Là où l'un parle économie, l'autre parle guerre. Sur ce chapitre, le vilain ignore tout. Mais un chevalier de la troupe de Guillaume a une idée. L'équipage du vilain lui suggère une ruse, renouvelée du cheval de Troie : cacher des chevaliers armés dans mille tonneaux percés de trous et les introduire comme des marchandises dans la cité de Nîmes. Guillaume ayant adopté le projet, on réquisitionne des chariots, des bœufs et des vilains, à qui les chevaliers font fabriquer des tonneaux avec leurs doloires et leurs cognées. Malheur à ceux qui protestent :

 
 

Guillaume et ses chevaliers se déguisent en marchands conducteurs de chariots. Ils portent de larges bourses pour changer la monnaie. Le comte revêt une tunique (« gonnele ») de bure, de grandes chausses serrées par des souliers en cuir de bœuf, il se met la ceinture d'un bourgeois du pays à laquelle pend un couteau dans une belle gaine, il chevauche une jument sans force, avec de vieux étriers et de vieux éperons, et se coiffe d'un chapeau de feutre. Après être passé par « Lavardi », lieu où l'on avait extrait la pierre qui servit à édifier les tours de Nîmes, les Français arrivent devant la ville et font franchir la porte à leur charroi. La nouvelle de l'arrivée de riches marchands se répand jusqu'au palais, et le roi sarrasin Otrant et son frère Harpin qui gouvernent « la bonne cité » se rendent aussitôt au marché avec une escorte de deux cents païens.

L'auteur de la chanson place ici une invocation à ses auditeurs, dans laquelle il affirme la véracité de ce que raconte sa chanson et la réalité de la ville de Nîmes, où il y a maintenant une église dédiée à la Vierge là où on adorait Mahomet et les idoles.

À Otrant et à Harpin, à qui il a déclaré qu'il est un marchand venu de la puissante Angleterre, « de Cantorbéry, une riche cité » (une cité vaillant), Guillaume énumère les marchandises qu'il est censé apporter dans ses tonneaux : étoffes, armes, épices, peaux et fourrures, et il décrit son itinéraire d'Écosse en France, Allemagne, Hongrie, Italie, Espagne, Palestine, après avoir fait son change au royaume de Venise. Il fait avancer les chariots à travers les rues et les fait décharger sur les « larges places ».

Mais, si Otrant est ébloui et bienveillant, Harpin est insultant et provocateur. Guillaume alors se découvre, répudie son faux état de marchand et, révélant sa force physique, tue le roi Harpin. Il sonne ensuite du cor, et les chevaliers surgissent des tonneaux en criant « Monjoie ». Il s'ensuit une mêlée grande et étonnante, une bataille affreuse et acharnée, où les Français, farouches et hardis au combat, à l'abri de leurs forts et lourds boucliers (écus) frappent de grands coups d'épée et d'épieu. Otrant et ses compagnons, vaincus, ayant refusé de se convertir au christianisme, sont défenestrés :

 
 

Les guerriers restés au camp se rendent à Nîmes, et aussi les vilains qui réclament leurs chariots et leurs bœufs, ce que, tout à la joie de leur conquête, les guerriers leur accordent avec des récompenses supplémentaires.

La renommée de l'exploit va jusqu'en France :

 
 

Que nous apprend donc la chanson sur les attitudes mentales des guerriers vis-à-vis de la ville ?

Certes il y a d'abord le rappel de l'opposition entre le genre de vie des guerriers et le genre de vie des citadins.

Pour les premiers, leur milieu propre, c'est la forêt et la chasse, l'habitation sous la tente et la consommation du gibier, l'étalage de la force physique et l'ardeur au combat. Pour les autres, c'est la consommation du pain (« nous y avons vu vendre deux gros pains pour un denier », dit de Nîmes le vilain au tonneau de sel), la recherche du gain, les voyages d'affaires pacifiques, le mépris du paraître. Quand les barons et les chevaliers se déguisent en marchands, c'est l'occasion de mettre en évidence l'opposition en matière d'apparence, de costume, de monture, d'armement. Cela vaut d'ailleurs surtout pour les barons et les chevaliers, alors que les rois chrétiens, tout comme les rois musulmans, sont urbanisés dans leurs palais.

Mais l'opposition guerrier-bourgeois n'est pas l'opposition sociale la plus forte. Les bourgeois de Clermont-Ferrand sont laissés tranquilles dans leur urbanité qui est louée. En revanche, les vilains sont la catégorie repoussoir et si, dans l'euphorie de la victoire, les guerriers leur sont indulgents, ils les méprisent sans réserve dans leur vie même et dans leur travail. À leur propos éclate l'opposition entre l'arme et l'outil, la prouesse et le labeur.

Surtout, ce qui l'emporte dans la chanson, ce sont les images positives de la ville.

Ce qui est d'abord remarquable, c'est la bonne connaissance des réalités urbaines et des réalités économiques liées aux villes. Tout ce qui concerne le marché et le commerce est bien saisi dans ses mécanismes essentiels, les marchandises, les routes, les octrois et les péages, le bénéfice et le marché, la monnaie et le change. Quand Guillaume évoque le Crac des Chevaliers (v. 1200-1201), c'est pour en faire le siège d'une foire très ancienne !

Plus encore, la chanson exprime une véritable fascination de la ville sur ces guerriers. Les villes tiennent une place prépondérante dans la description des itinéraires et des pays. Quand Louis évoque le royaume de France, il aboutit à une quasi-identité royaume = villes.

Les épithètes de nature qui viennent sur les lèvres de Guillaume et de ses compagnons pour parler de la ville, ce sont celles de bonne, belle, forte. La ville est agréable à regarder et surtout bonne à prendre. La ville, c'est une belle proie, désirable. Quand Guillaume appâte ses compagnons par l'évocation des conquêtes à faire en Espagne, il leur parle d'argent, de domaines, de châteaux, de terres, de donjons et de forteresses. Ce qu'il se réserve pour lui, c'est Nîmes, la cité.

En évoquant cette ville de Nîmes, l'auteur de la chanson construit le stéréotype urbain médiéval à partir d'éléments réels et, comme on le verra, d'éléments imaginaires qui donnent à la réalité sa vraie existence. Ces éléments, ce sont d'abord les murailles et les portes, puis les tours, ces hautes tours, ces tours pointues, puis les matériaux de la ville et d'abord la pierre, puis le réseau des rues et des places – réseau du cheminement et de la halte –, et ensuite les palais et les églises. Mais le lieu central de la ville, lieu réel et symbolique où se manifeste l'activité majeure, l'essence de la ville, où, sous la forme des rois musulmans et de leur escorte, le pouvoir qui va disparaître va au-devant du pouvoir qui va naître, Guillaume et ses compagnons, c'est le marché.

Je reviendrai sur la signification – dans la perspective où je me suis placé – de la ruse et du déguisement des guerriers. Pour résumer cette rapide évocation du Charroi de Nîmes, je dirai que l'héroïne de la chanson c'est Nîmes, c'est la ville de Nîmes.

La Prise d'Orange est la suite du Charroi de Nîmes, bien que l'œuvre parvenue jusqu'à nous soit celle d'un « renouveleur » qui a transformé une version primitive, sans doute antérieure au Charroi et au Couronnement de Louis. La chanson commence par un rappel de la conquête de Nîmes et une évocation de la ville :

 
 

Mais aussitôt – sous la forme d'un désir violent – apparaît une nouvelle ville à prendre : Orange.

 
 

Orange, que tenait le roi Tibaut d'Afrique (v. 27) ou de Perse (v. 35), Tibaut qui a pour femme « la noble et sage Orable » (v. 34). L'action démarre au mois de mai dans un cadre mi-citadin, mi-champêtre, mi-guerrier-mi-urbain. Guillaume, à la grande fenêtre du palais de Nîmes, regarde l'herbe fraîche et les rosiers plantés (mélange de nature et de culture). Il est mélancolique. D'un côté il possède à Nîmes le nécessaire : des destriers et des armes de guerrier (hauberts, heaumes, épées, écus, lances) et la nourriture urbaine devenue la sienne (pain, vin, viande salée, céréales). Mais trois éléments essentiels du genre de vie guerrier (ou noble) lui manquent : les distractions artistiques (ni harpeur ni jongleur) et amoureuses (ni demoiselles pour distraire nos personnes)6, et surtout la guerre : les Sarrasins sont regrettablement passifs !

Comme il est toujours à la fenêtre du palais, qui est aussi celle de la muraille (v. 105), il voit sortir du Rhône un chrétien échappé aux Sarrasins. Celui-ci est venu jusqu'à Nîmes, la bonne cité, dans laquelle il entre par la porte. Il trouve Guillaume dans le milieu féodal (et courtois) que ce dernier a réussi malgré tout à recréer, au moins en partie dans la ville : il est sous un pin rameux avec de nombreux chevaliers renommés, et écoute un jongleur chanter une chanson très ancienne. Guillaume reconnaît sans doute en lui un homme de sa classe, car il lui fait apporter, avec du pain et du vin, les boissons et les mets du guerrier : « des boissons aromatisées, du clairet, des grues, des oies sauvages, des paons avec une sauce au poivre » (v. 172-173).

Interrogé, Guillebert en effet révèle qu'il est le fils de Gui, duc d'Ardenne, d'Artois et de Vermandois. Il a été fait prisonnier à Lyon par les Sarrasins qui l'ont emmené à Orange. Et tout de suite il appâte Guillaume – déjà tenté – par l'évocation d'Orange et de la crainte des Sarrasins :

 
 

À cette tentation il en ajoute une autre :

 
 

Et, mêlant les intérêts de l'âme à l'attrait du corps, il conclut :

 

Dieu ! à quoi bon sa beauté7 et sa jeunesse,

puisqu'elle ne croit pas en Dieu, le Père tout-puissant !

 

Vient ici la répétition dont j'ai parlé à propos du Charroi, mais plus habilement présentée dans la logique du récit et de la psychologie des personnages. Guillaume en effet insiste :

 

Est-ce qu'Orange est telle que tu l'as décrite ?

 

Et Guillebert dit :

 
 

Et d'insister sur l'autre attrait d'Orange :

 
 

Et Guillaume, succombant à la tentation, prononce la phrase clé de la Chanson :

 

Je ne veux plus porter lance ni écu

Si je ne m'empare de la dame et de la cité9 

 

La Prise d'Orange, c'est l'histoire de l'assouvissement d'un désir double et unique : prendre une femme et une ville également et en même temps désirables. Loin d'être un maladroit, comme on l'a dit, le « renouveleur » de la Chanson a au contraire la grande habileté de lier la conquête d'Orable à la conquête d'Orange et, dans une triple vraisemblance, psychologique, littéraire et historique, d'unir un roman courtois à un poème épique.

Pour la forme, et pour la mémoire des auditeurs, Guillaume redemande :

 

Orange est-elle si riche10 ?

 

Et Guillebert de renchérir :

 
 

Et Guillaume de conclure :

 
 

Il est décidé à renoncer à la bonne nourriture

 
 

Pour accomplir son dessein, Guillaume va recourir à nouveau à une ruse, à un déguisement. Mais cette fois il sera seul avec son neveu Guïelin et Guillebert. Les trois hommes, pour ressembler à des Sarrasins, se noircissent le corps, le visage, la poitrine et les pieds. Orange – comme Nîmes – vaut bien une mascarade.

 
 

Les trois guerriers sont loin du monde de la nature qui leur est familier, en plein univers d'artifice.

 
 

Le roi sarrasin Aragon les reçoit courtoisement et, avec le pain et le vin (sic), leur fait servir les mets des nobles guerriers :

 

des grues, des oies sauvages et de délicats paons rôtis.

 

Les trois hommes parviennent à se faire conduire auprès de la reine Orable dans le palais de Gloriette, à l'ombre d'un pin aux propriétés magiques – élément traditionnel du merveilleux, ici urbanisé et représentant ces mirabilia urbains dont le XIIe siècle est friand12.

De longues péripéties se déroulent ensuite, où alternent les épisodes courtois et les épisodes guerriers. Orable tombe amoureuse de Guillaume et prend le parti des trois chrétiens qui lui ont révélé leur identité. Les trois barons s'emparent de Gloriette et s'y enferment, mais les Sarrasins s'y introduisent par un passage souterrain et font prisonniers les trois chrétiens. Mais Orable les délivre de prison, et tous quatre s'enferment à nouveau dans Gloriette où ils sont derechef surpris par les Sarrasins. Guillaume, Guïelin et Orable sont jetés en prison, tandis que Guillebert, l'éternel évadé, réussit à s'enfuir. Tirés de leur prison et amenés devant Aragon, Guillaume et son neveu livrent aux païens le combat du désespoir et accomplissent à nouveau mille exploits qui semblent ne pouvoir que retarder un dénouement fatal, bien qu'ils aient réussi à s'enfermer encore dans Gloriette.

Tout au long de ces quelque mille vers (v. 738-1654), le leitmotiv urbain revient comme un refrain. C'est d'abord le thème d'Orange et de Gloriette :

 

Voici le palais et la tour de Gloriette,

construite en pierres jusqu'au sommet (v. 1121-1122)

voici Gloriette, le palais principal,

la construction en est en pierres dures comme le roc (v. 1132-1133)

voici Gloriette, cette fameuse tour en marbre,

l'édifice en pierres est situé en plein pré (v. 1160-1161)

Dans Orange, cette fameuse et riche cité (v. 1282)

... dans la puissante ville d'Orange (v. 1319)

car il [Tibaut] perdra sa cité forte et opulente

et son épouse, Orable, au corps svelte (v. 1322-1323)

 

C'est ensuite l'évocation des deux cités conquises sur les Sarrasins par Guillaume et ses neveux : Nîmes et Narbonne.

 
 

Ce sont enfin les noms jetés çà et là, comme des repères éclatants des cités chrétiennes ou sarrasines, d'un côté Reims et Laon (v. 801), Rome (v. 962 et 1628), Aix-la-Chapelle (v. 1420), de l'autre Barcelone (v. 969), Babylone (v. 972), et les variations sur des villes non identifiées, Valsonne (v. 976), Valdonne (v. 977), Voirecombe (v. 978), Valsone (v. 983), Vaudon (v. 1247)13.

Cependant, Guillebert, parvenu dans Nîmes, alerte Bertrand, le neveu qui n'avait pas voulu suivre Guillaume à Orange. Bertrand, torturé par le remords puis galvanisé par les nouvelles de Guillebert, cède à son tour à la fascination d'Orange à prendre. Après avoir évoqué « l'or de dix cités » (v. 1692), il déclare :

 

je ne manquerai pas, dussé-je en perdre les membres,

d'aller à Orange la grande.

 

Et, quand Guillebert lui révèle :

 

[Ils sont] à l'intérieur d'Orange, cette opulente cité,

dans Gloriette, cette fameuse tour en marbre,

 

il interroge pour la forme Guillebert :

 
 

Guillebert, pour l'aiguillonner, lui dit et lui répète :

 
 

Fou furieux de colère, Bertrand rassemble treize mille Français, entre dans Gloriette, délivre Guillaume et Guïelin, et tous ensemble marchent sur la cité d'Orange proprement dite :

 
 

La chanson va finir avec le baptême d'Orable qui, devenue Guibourc la chrétienne, épouse Guillaume, conséquence logique de la prise de la ville qui est aussi la prise de la femme :

 
 

Et c'est la fin de la chanson, où Guillaume concilie tout : l'amour, la possession de la ville et la guerre – très longtemps, trente ans, une éternité de vie pour un homme du XIIe siècle. Ce sont les trois derniers vers (1886-1888) de la Chanson :

 
 

Par rapport au Charroi de Nîmes, La Prise d'Orange apporte d'abord des confirmations et des enrichissements. Les images positives de la ville sont encore plus nombreuses et plus soulignées, et la fascination qu'exerce la ville sur les guerriers devient une véritable obsession14.

Cette insistance se marque surtout dans les épithètes qui accompagnent les villes et surtout Orange et, à un moindre degré, Nîmes et Narbonne, les villes-proies. Ce sont : bone (bonne, vers 135), riche (magnifique, vers 267), mirable (admirable, vers 417), fort (forte, vers 482), vaillant (puissante, vers 482), grant (grande, vers 641), garnie (opulente, vers 1282) bele (belle – à propos de Gloriette – vers 1419). Elle apparaît aussi dans les éléments : murs, porte, palais, tour, salles – dans les monuments et ornements, dans les « merveilles » de la ville : mosaïques, boules et aigles dorés, pin magique (esperiment, vers 652) –, dans les matériaux : pierre, marbre, argent, or.

Mais surtout deux nouveautés trahissent l'intensification de l'attrait urbain, du Charroi à Prise.

Certes il n'y a pas dans la Prise ces bourgeois à la fois méprisés et respectés qui apparaissent dans le Charroi, ce monde du marché, des marchands et des marchandises. Tout s'y passe entre rois, barons et chevaliers tant sarrasins que chrétiens, vaguement entourés de soldats de moindre rang, valets, portier. Mais le compromis, mieux, le mariage, est consommé (l'union de Guillaume et d'Orable en est le symbole) entre la vie guerrière et la vie citadine, aussi bien sur le plan de l'alimentation et de l'union édifices-nature, culture-nature, que de celui de la courtoisie et de la chevalerie. On peut vivre en guerrier dans une ville. La ville n'est pas renoncement au genre de vie militaire et noble.

Surtout, la prise d'Orange se double de façon inséparable de celle d'Orable, dont la beauté et la sveltesse sont mieux que comparables à celles de la ville toute en hauteur, mais sont l'incarnation même du corps désirable de la cité. Pour ces guerriers la ville est une femme et, dans ce monde du rapt, où l'on prend de force les villes et les femmes, la conquête d'une cité est une conquête amoureuse. Opinion exagérée, dira-t-on, faussement suggérée par le caractère courtois d'une œuvre dont on a voulu faire un « chef-d'œuvre d'humour », une œuvre presque « héroïcomique »15. Or le renouveleur de La Prise d'Orange n'a fait, me semble-t-il, que réaliser magistralement le programme impliqué dans le modèle de la chanson de geste, La Chanson de Roland. Celle-ci, aux vers 703-704, raconte comment Charlemagne a ravagé l'Espagne :

 

Les castels pris, les citez violées

 

Le thème de la ville-femme, à regarder, à admirer, à craindre (la femme est aussi Ève, créature diabolique) – et en définitive à prendre –, est au cœur même de l'idéologie guerrière telle que l'expriment les chansons de geste dès le début.

L'atmosphère semble très différente avec les Lais de Marie de France, et il est vrai – pour ne pas évoquer d'autres causes de différence – que le lai impose une forme, un style et, dans une certaine mesure, une idéologie éloignés de ceux de la chanson de geste. Que fait-il de la ville ?

Disons d'entrée de jeu que la place de la ville est plus modeste, plus secondaire dans les Lais de Marie de France que dans les deux chansons de geste que je viens d'évoquer. Des villes n'apparaissent que dans quatre des douze lais qui nous sont parvenus, et elles y apparaissent comme des décors, non comme des héroïnes de l'œuvre.

 

Lanval est un jeune chevalier qui a bien servi le roi Arthur et n'a reçu de lui qu'ingratitude en échange. Au cours d'une promenade près d'une rivière, il est amené au château d'une très belle et mystérieuse jeune fille dont il devient l'amant, et qui lui fait don de pouvoir désormais satisfaire tous ses besoins de largesse, à condition qu'il tienne leur amour secret. Mais Lanval, qui repousse ensuite les avances de la reine, est accusé par elle, et le roi le fait juger. Au moment où le verdict va être rendu, la demoiselle arrive sur un cheval blanc et l'emmène en Avalon. On n'entendra jamais plus parler de lui.

Dans cette histoire où se profile en filigrane une Mélusine, le seul détail qui nous intéresse ici est la dialectique ville-nature, ville-forêt, qui apparaît en pointillé. Arthur fait le va-et-vient entre la ville où il réside (Kardoel, c'est-à-dire Carlise, au vers 5) et la forêt, Lanval entre sa résidence en ville et les prés extérieurs. En revanche, la jeune fille merveilleuse ne quitte pas sa tente (tref, vers 80) dans la solitude (sauf pour venir, exceptionnellement, arracher son amant aux hommes de la ville), tandis que la méchante reine ne sort pas de son palais urbain et même de la chambre où elle se retire (sauf pour assister au jugement de Lanval).

Au début du lai, Lanval est sorti de la ville :

 
 

Après son aventure il rentre dans sa demeure urbaine :

 
 

Avec sa mystérieuse amante il s'enfuit à la fin dans une île très belle :

 
 

À l'intérieur de ce système d'idéologie spatiale, Marie de France semble insister sur un fait : les chevaliers habitent dans les villes.

 

N'ot en vile chevalier

(ki de surjur ait grand mestier)

 

souligne-t-elle au vers 205.

Dans Yonec, celui des Lais de Marie de France où le merveilleux tient la plus grande place, et où sont confrontés deux pays, un pays réel où vit le héros méchant et un pays magique d'où vient et où retourne pour y mourir le prince merveilleux, père de Yonec, beau chevalier qui se change en oiseau pour retrouver sa bienaimée (Yonec est la plus ancienne version connue de L'Oiseau bleu), deux villes semblent se répondre d'un pays à l'autre.

En Bretagne, c'est la ville où réside – entre deux chasses en forêt – le vieux seigneur jaloux de Caerwent :

 

La citez siet sur Duëlas

Jadis i ot de nes trespas (v. 15-16)

 

Cette ville, située sur la rivière Duëlas et jadis lieu de passage pour les navires, est l'incarnation septentrionale de ce lieu commun de topographie urbaine (l'autre étant la ville sur la hauteur) dont on a vu les équivalents méridionaux dans Le Charroi de Nîmes et La Prise d'Orange : Porpaillart-sur-Mer, Royaumont-sur-Mer, Sorgremont-sur-Mer.

Quand l'amante du prince-oiseau le suit à la trace le long du sang qu'il a perdu et, ayant traversé une colline trouée par un tunnel, débouche sur une belle prairie, elle aperçoit une ville.

« Tout près se trouvait une cité, close de murailles tout autour. Pas de maison, de salle, de tour qui ne paraisse toute d'argent. Les bâtiments en sont très riches (magnifiques). Du côté du bourg, il y a les marais et les forêts et les terres en défens. De l'autre, vers le donjon, coule une rivière qui en fait le tour. C'est là qu'abordent les navires, il y avait plus de trois cents mâts. La porte d'aval était ouverte, la dame entra dans la ville, toujours sur les traces du sang frais à travers le bourg, jusqu'au château. Elle ne peut parler à personne, elle n'a trouvé ni homme ni femme. Elle parvient dans le palais, dans la salle dallée qu'elle trouve pleine de sang. »

Description réaliste d'une ville médiévale, au milieu de la nature protectrice, partagée entre cité et bourg, dominée par le château. Centre économique. Mais aussi ville morte, car c'est la ville des morts, dans l'au-delà du folklore.

Revenue de l'autre côté de la colline, la dame y vit longtemps avec son vieil époux meurtrier de son amant, et leur fils Yonec, qui est en fait le fils du prince-oiseau. L'année où Yonec est armé chevalier, l'histoire connaît son dénouement et le sang coule à nouveau dans un contexte à nouveau urbain :

« À la fête de saint Aaron, qu'on célébrait à Caerleon et dans plusieurs autres cités, le seigneur avait été invité à se rendre avec ses amis, selon la coutume du pays, et à emmener avec lui sa femme et son fils, en riche équipage. Il en advint ainsi et ils y sont allés mais ils ne savent où ils vont. Avec eux se trouva un jeune homme qui les a conduits tout droit jusqu'à ce qu'ils arrivent à une ville fortifiée17, la plus belle du monde. »

Dans cette ville ils trouvent en une abbaye la tombe du prince-oiseau. La dame révèle sa naissance à Yonec et tombe morte. Yonec décapite son parâtre. Les gens de la cité enterrent la dame en grande pompe dans le même cercueil que son ami, et font de Yonec leur seigneur.

Dans le Laüstic, charmante histoire d'un rossignol victime d'une affaire d'amour et dont le cadavre est porté pour le reste de sa vie dans un coffret par l'amant malheureux et fidèle, le cadre précise les conditions de la résidence des chevaliers en ville.

« Il y avait dans la région de Saint-Malo une ville renommée. Deux chevaliers y demeuraient dans deux maisons fortifiées. Les qualités des deux barons avaient fait le renom de la ville. L'un d'eux s'était marié à une femme sage, courtoise et avenante. Elle se faisait chérir à merveille pour son observation des usages et des bonnes manières. L'autre était un bachelier bien connu parmi ses pairs pour sa prouesse et sa grande valeur. Il aimait le faste d'où vient l'honneur, tournoyait et dépensait beaucoup et donnait volontiers ce qu'il avait. »

Il y a ici un véritable investissement culturel de la ville par les chevaliers. Une femme y apporte la courtoisie, le nouveau code des bonnes manières. Un homme y manifeste la largesse caractéristique de la noblesse guerrière et l'activité essentielle des chevaliers : les tournois.

Dans Éliduc, étrange histoire d'un ménage à trois où l'homme, la femme et l'amante rivalisent de courtoisie et de générosité, seul un épisode concerne notre propos. Éliduc, tombé en disgrâce auprès du roi de Petite-Bretagne, passe la mer et se rend au royaume d'Angleterre. Là, il se met au service d'un roi dans la peine. Le roi, pour honorer ce chevalier qui lui vient en aide, veille à son hébergement en ville.

« Il eut son logement (ostels) chez un bourgeois très sage et courtois. L'hôte lui a laissé sa belle chambre garnie de tentures. À sa table il fit venir les chevaliers pauvres qui étaient hébergés dans le bourg. À tous ses hommes il défendit qu'aucun ne fût assez hardi pour accepter durant les quarante premiers jours rémunération en nature ou en argent. »

« Mais au troisième jour de son séjour on proclame dans la cité que les ennemis sont venus et se sont répandus dans le pays. Bientôt ils viendront assaillir la ville et arriveront jusqu'aux portes. Éliduc a entendu le tumulte du peuple en désarroi. Il s'est armé sans plus attendre et ses compagnons de même. Quatorze chevaliers munis de chevaux séjournaient dans la ville... » (v. 133-156).

Ce passage précise l'image de l'acculturation urbaine. D'un côté les chevaliers résident, mais ceux qui sont proches de la déchéance, les pauvres, sont logés dans la partie bourgeoise, livrée à l'activité économique, le bourg, et Éliduc, en les en faisant sortir, leur fait promettre de résister à la tentation salariale, à la situation des citadins non nobles. De l'autre le bourgeois qui reçoit Éliduc est courtois, et il vit noblement dans une maison ornée comme celles de la classe supérieure. Enfin, quand des ennemis menacent la ville et que la populace urbaine (la gent ki est esturdie, v. 152), dépourvue des vertus guerrières, est saisie de panique, les chevaliers doivent prendre la défense de la ville où ils résident.

Perceval ou le Conte du Graal, le dernier roman de Chrétien de Troyes, laissé inachevé sans doute par la mort du poète, comprend, on le sait, tel qu'il nous est parvenu, deux parties. La première raconte les aventures par lesquelles passe Perceval sur le chemin d'une initiation qui est aussi éducation. La seconde narre les aventures de Gauvain, qui, alors que Perceval quitte la cour d'Arthur pour élucider le mystère du Graal et de la lance qui saigne, s'en va de son côté pour délivrer la pucelle assiégée dans Montesclaire, aventure que la laide demoiselle, qui vient de reprocher à Perceval son silence au château du Graal, a désignée comme la plus haute prouesse qu'un chevalier pourrait accomplir. Ce second récit n'est coupé que par la pénitence de Perceval dont on ne parle plus dans le conte.

Le thème de la ville n'apparaît que de façon très générale et sous-jacente dans la première partie, les aventures de Perceval. Il y a certes une opposition essentielle entre l'univers auquel Perceval parvient mal à s'arracher, et qui est celui de la vaste forêt où réside sa mère et où il a passé son enfance, des forêts dans lesquelles retourne régulièrement le « jeune sauvage » (décrit au vers 1295  comme bestiax, semblable à une bête, grossier), et la cour d'Arthur où le valet gallois, même après son adoubement, ne parvient pas à se fixer et qui, elle, selon la tradition de l'image monarchique dans les poèmes courtois comme dans les chansons de geste, a un caractère urbain. Arthur réside à Carlisle (Carduel, vers 334, 837), Caerleon (v. 3985, 4135, 4582), Disnadavon (v. 2730, 2751), mais Chrétien n'insiste pas sur le caractère urbain de ces résidences. Le contraste entre Perceval le chevalier issu du monde sauvage – caractère accentué, me semble-t-il, par le fait que le père et la mère de Perceval sont originaires du royaume des isles de mer et que ces îles étaient même peut-être le royaume du père de Perceval (v. 417, 423) – et Arthur, roi d'une cour urbanisée, n'en reste pas moins une donnée fondamentale du conte18.

Dans la seconde partie, celle des aventures de Gauvain, la ville et le monde urbain sont tout autrement présents, et l'image que s'en fait le milieu chevaleresque évoque de façon beaucoup plus précise et appuyée la réalité. On peut considérer comme secondaire le fait que le lien entre la cour d'Arthur et le cadre urbain est davantage souligné : le roi va tenir la grande assemblée chevaleresque de la Pentecôte dans Orcanie, trois fois appelée la cité d'Orcanie (v. 8827, 8889, 8917).

En revanche, deux épisodes, le second surtout, nous introduisent dans une autre atmosphère urbaine.

Dans le premier, Gauvain assiste à un tournoi mais, comme il a promis de se battre dans quarante jours contre un chevalier qui l'a faussement accusé du meurtre de son père, il ne veut pas courir le risque d'une blessure et refuse de participer au tournoi. Les demoiselles qui contemplent les combats se moquent de lui et doutent de sa qualité de chevalier. L'une dit :

 

« C'est un marchand. Pourquoi voulez-vous qu'il aille au tournoi ? Ces chevaux, bien sûr, il les mène vendre. »

 

Une autre renchérit :

« Non, c'est un changeur ; et ce n'est pas aujourd'hui qu'il va distribuer aux pauvres chevaliers la monnaie et la vaisselle qu'il mène dans ses coffres et dans ses malles. »

Ainsi, à l'état de chevalerie sont opposés en termes de mépris et d'hostilité sociale les deux états les plus caractéristiques de la nouvelle ville du Moyen Âge, définie par sa fonction économique, celui de marchand et celui de changeur, et l'enrichissement et l'avarice de ces catégories sociales qui montent et ignorent la largesse chevaleresque sont stigmatisés face à l'appauvrissement d'une partie au moins de la classe chevaleresque, victime du nouvel ordre économique et social.

Sourd à ces moqueries, Gauvain poursuit son chemin. Il rencontre un jeune chevalier qui lui demande d'aller veiller sur sa sœur dans la ville voisine et de requérir son amour de sa part. Gauvain arrive en vue de la ville :

« Le château était sis sur un bras de mer. Il l'examine, observe les murs et la tour, et les estime de force à ne craindre aucune attaque. Il regarde aussi la ville, peuplée de beaux hommes et de belles femmes, et les tables des changeurs, couvertes de pièces d'or, d'argent et de menue monnaie ; il voit les places et les rues pleines de bons ouvriers qui travaillaient aux métiers les plus variés : ici on fait des heaumes et des hauberts, là des selles et des écus, ailleurs des harnachements de cuir et des éperons ; les uns fourbissent des épées, les autres tissent des draps et les foulent, les peignent et les tondent, d'autres encore fondent l'or et l'argent ; ailleurs enfin on fait de belle et riche vaisselle, coupes, hanaps, écuelles, et des émaux précieux, anneaux, ceintures et colliers. Vraiment on eût volontiers dit qu'en la ville se tenait une foire perpétuelle, tant elle regorgeait de richesses, cire, poivre, graines, et fourrures de vair et de gris, et toutes marchandises qui se peuvent imaginer » (v. 5688-5716).

Voici, en une description détaillée et enthousiaste, une des images les plus positives que la littérature courtoise ait faite d'une ville, image réaliste mais enjolivée et, si l'on peut dire, idéalisée dans son réalisme.

Tout change bientôt.

Alors que la pucelle a bien accueilli Gauvain et lui a accordé son amour, comme son frère l'en a priée, un vavasseur survient inopinément et accuse la jeune fille de s'être donnée à l'assassin de son père. Bouleversée, la pucelle s'évanouit et, quand elle revient à elle, elle ne retire pas son amour à Gauvain, mais voit se dresser le spectre de « la commune de cette ville » que le vavasseur va certainement exciter contre eux19.

Celui-ci en effet, au sortir du château (la tour), « trouve, assis côte à côte, une assemblée de voisins, le maire, les échevins et toute une foison de bourgeois, si gros et si gras qu'on peut assurer que le poison était absent de leur régime ». Il leur expose la situation et les incite à « soulever toute la ville ». Et c'est l'émeute urbaine classique :

« Alors il aurait fallu voir des vilains en fureur prendre haches et guisarmes, d'autres un écu veuf de sa guiche, d'autres encore un van ou un battant de porte. Le crieur crie le ban et tout le peuple s'assemble ; les cloches de la commune sonnent, il ne faut pas qu'un seul manque à l'appel. Il n'y a si pauvre hère qui ne saisisse fourche ou fléau ou massue ou pique, Jamais encore pour assaillir la limace il n'y eut en Lombardie un tel tohu-bohu. Il n'est si petit qui n'accoure, et aucun qui vienne les mains vides. »

Tout y est : le schéma de la révolte urbaine (et le rôle, déjà, des cloches par lesquelles les bourgeois opposent leur temps à celui de l'Église et des seigneurs), l'opposition des armes viles de la populace contre les armes nobles des guerriers, l'étonnement devant la solidarité populaire, et jusqu'à l'évocation de la Lombardie, terre pionnière de la nouvelle société urbaine qui, au milieu du siècle, tint en échec Frédéric Barberousse, et stupéfia et scandalisa à la fois son neveu et chroniqueur, l'évêque Othon de Freising.

La demoiselle lance au peuple soulevé :

« Hou ! hou ! canaille, chiens enragés, serfs de malheur20, quels diables vous ont mandés ? Que cherchez-vous ? Que voulez-vous ? » C'est l'écho à peine affaibli de la fameuse exclamation de Guibert de Nogent, une cinquantaine d'années plus tôt : « Commune ! Mot exécrable ! »

La demoiselle a beau leur lancer les pièces de son échiquier dessus et les menacer de les faire tous détruire avant de mourir, « les vilains s'entêtent et déclarent qu'ils abattront la tour sur eux, s'ils ne se rendent. Les assiégés ne s'en défendent que mieux et font pleuvoir pions et pièces d'ivoire sur les assaillants qui, incapables d'y tenir, reculent pour la plupart. Alors les gens de la commune décident de creuser la terre avec des pics d'acier pour faire crouler la tour ».

Cependant le chavalier qui a défié Gauvain vient à passer par là.

« Il est merveilleusement surpris de cet amas de vilains, des huées et des coups de marteau qu'il entend. » Inquiet à la pensée que son adversaire puisse être tué par ces vilains et échapper à sa propre vengeance, il menace en vain les assaillants et va appeler le roi du pays à la rescousse. « Sire, lui dit-il, votre maire et vos échevins vous ont fait grand'honte. Depuis le matin ils attaquent votre tour et tentent de l'abattre. S'ils ne paient bien cher leur audace, je vous en saurai mauvais gré. »

Le roi excuse la colère de ses gens, mais estime que son honneur lui impose de protéger son hôte : « Le roi commande au maire qu'il s'en aille et fasse retirer ses gens. Ils s'en vont : pas un n'y reste, dès qu'il plaît au maire. »

Ainsi l'image positive de la ville se trouve inversée, les beaux bourgeois et les belles bourgeoises qu'avait cru voir Gauvain à son premier contact avec la ville se sont changés en affreux vilains, les classes laborieuses se sont muées en classes dangereuses, le roi lui-même ne peut se faire obéir des gens de la commune que par l'intermédiaire du maire, seul chef, un des leurs, que reconnaissent les citadins ; une véritable lutte de classe oppose seigneurs et peuple de la ville. Le Diable a envoyé cette canaille, la ville c'est l'Enfer.

Avant de tenter une explication de ces images de la ville et de leur ambiguïté dans le milieu guerrier, il importe de situer et d'éclairer ces images dans la longue durée de l'histoire des cultures et des mentalités21, l'histoire de l'imaginaire imposant encore plus que d'autres cette recherche des permanences et des continuités qui y fonctionnent avec une force particulière.

Aussi loin que le regard de l'historien peut se porter, toute culture se nourrit d'héritages. Le poids de ces héritages dans une culture est un des éléments les plus importants pour définir la nature de cette culture. La plupart des médiévistes seront, je pense, d'accord pour estimer que ce poids est particulièrement lourd dans la culture de l'Occident médiéval. Cela n'a rien d'étonnant si l'on considère d'une part qu'il en est souvent ainsi dans les sociétés où règne une idéologie dominante (le christianisme romain en l'occurrence) et de l'autre que les bouleversements de l'Antiquité tardive et du haut Moyen Âge ont longtemps imposé à la société nouvelle la nécessité de vivre plutôt sur ses héritages que sur ses créations propres. Cela ne signifie pas à mes yeux que la société de l'Occident médiéval n'ait pas été créatrice, au contraire, mais que sa créativité a, pendant longtemps, surtout consisté en des choix, des déplacements d'accent, des assemblages inédits parmi les éléments légués par les cultures dont elle avait hérité.

Ces héritages sont au nombre de quatre : l'héritage judéo-chrétien importé à partir du Ier siècle de l'ère chrétienne et dominant depuis le IVe, l'héritage gréco-romain progressivement diffusé à partir de la Grèce et de l'Italie, l'héritage « barbare » infiltré puis promu dans l'Empire romain et les États successeurs, l'héritage « traditionnel » des vieilles cultures indigènes implantées et sous-jacentes depuis le néolithique.

De ces quatre héritages le dernier, le plus difficile en général à saisir, malgré l'apport de plus en plus riche des préhistoriens et protohistoriens, ne semble pas avoir contribué beaucoup à la formation de l'imaginaire urbain médiéval, à moins que l'archéologie ne nous apporte des révélations sur d'hypothétiques formes préurbaines très anciennes – et notamment celtiques –, et ne permette d'en formuler les traces dans la culture et la mentalité collectives.

 

L'héritage barbare peut également paraître négligeable, pour des raisons voisines, mais, je le dirai plus loin, il n'a sans doute été ni inexistant ni insignifiant.

On pourrait penser que l'héritage gréco-romain a été considérable, la civilisation gréco-romaine apparaissant comme essentiellement urbaine et s'étant en grande partie répandue sous cette forme dans son aire d'expansion. Il me semble pourtant, au XIIe siècle, et dans les œuvres considérées, très limité. Cela tient sans doute en partie à la relative pauvreté de recherches en ce domaine22 – les nombreux historiens de l'héritage de la culture antique au Moyen Âge s'étant surtout intéressés au domaine de la culture « supérieure » et non à celui des images et des représentations collectives. Mais cette relative carence du legs antique en matière d'imaginaire urbain avant le XIIIe siècle tient probablement à des causes plus profondes. Malgré la continuité matérielle et géographique de beaucoup d'implantations urbaines de l'Antiquité au Moyen Âge, la ville médiévale est un phénomène neuf, remplissant d'autres fonctions que la ville antique, suscitant une autre économie, une autre société, une autre symbolique. Sur le plan idéologique, l'opposition antique traditionnelle ville-campagne (urbs-rus avec ses développements sémantiques urbanité-rusticité) est peu pertinente dans le monde de l'Occident médiéval où le dualisme fondamental culture-nature s'exprime davantage à travers l'opposition entre ce qui est bâti, cultivé et habité (ville-château-village ensemble) et ce qui est proprement sauvage (mer, forêt, équivalents occidentaux du désert oriental), univers des hommes en groupes et univers de la solitude.

Reste donc, au premier plan, l'héritage judéo-chrétien dont l'importance ne doit pas étonner. L'Église a, durant le haut Moyen Âge, un quasi-monopole dans la formation de la culture et le modelage des mentalités. Les guerriers des couches dominantes lui sont liés par trop d'intérêts pour ne pas être particulièrement imprégnés de son enseignement23. La Bible (et, à un moindre degré, les œuvres des Pères de l'Église) est la source, la référence, l'autorité suprême. Une image culturelle ou mentale n'acquiert de force que lorsqu'elle s'appuie sur une référence biblique ou même s'incorpore, s'identifie à elle.

Or le thème urbain est un thème biblique fondamental. La ville débute très mal dans l'Ancien Testament. La Genèse offre une succession de villes maudites. C'est d'abord la première ville, fondation de Cain (Genèse, IV, 17). Patronage abominable dont les hommes du Moyen Âge se souviennent, précisant même que Caïn, lorsqu'il créa la première ville, inventa aussi les poids et mesures, préludant à une comptabilité qui va contre la liberté, la générosité, la profusion que la Création avait laissé espérer à l'homme. Puis vient l'épisode de Babel (Genèse, XI, 1-9), où la volonté communautaire et bâtisseuse des hommes se heurte au veto du Seigneur qui veut maintenir les hommes divisés pour mieux leur imposer sa volonté et les punir – malédiction de cette préfiguration de la solidarité urbaine. La troisième apparition urbaine est celle de Sodome et Gomorrhe (Genèse, XIII, 13 ; XVIII, 20 ; XIX, 1-25), image de la ville foyer de luxure, mère des vices. Il n'est pas étonnant que dans ces conditions le code du Lévitique recommandera au peuple juif de vivre dans des huttes, d'être ce peuple des tentes du temps des patriarches.

Pourtant une vision plus positive de la ville s'insinue peu à peu dans l'Ancien Testament. Certes, dans le Deutéronome (IX, 1), les villes sont la résidence des ennemis d'Israël, mais ces villes hostiles deviennent l'objectif du peuple hébreu, et le Deutéronome (XX, 10-20) inaugure les épisodes de conquête de villes qui culminent dans le livre de Josué (II-VII) avec la conquête de Jéricho et la destruction miraculeuse de ses murailles.

Alors se développe l'urbanisation des Hébreux. Les villes conquises sont réparties entre les tribus, et bientôt surgit un nouveau type de ville, un nouveau thème urbain, celui des villes de refuge, en même temps que celui de villes privilégiées (Josué, XIII-XIX, XX-XXII ; Nombres, XXXV, 9-34). Des épisodes urbains apparaissent ici et là, enrichissant les images de la ville, telle l'histoire de Samson et les portes de Gaza (Juges, XVI, 1-3).

Les Livres Historiques voient ensuite un renversement complet de l'image maudite de la ville, une promotion inouïe de la ville. Cette valorisation se fait évidemment autour du développement et de l'ascension de Jérusalem. Jérusalem, introduite après coup dans la Genèse (XIV, 18) avec son prêtre-roi Melchisédech, le premier allié urbain des Hébreux, connaît une irrésistible ascension dans le deuxième livre de Samuel et le premier livre des Rois. Deux grands rois sont les artisans de cette réussite : David, qui prend la ville et y transporte l'arche d'alliance (II Samuel, V, 6-12, et VI), et Salomon qui y construit le Temple (I Rois, V, 15-32) et le Palais (I Rois, VI, VII et VIII, 1-13). Ainsi s'accomplit l'image matérielle, institutionnelle et symbolique de la ville par excellence, belle et riche, parée de monuments dont le siège des deux pouvoirs, le religieux et le royal.

Les Livres Sapientiaux, Poétiques et Prophétiques confirment et enrichissent l'importance des images urbaines, et font apparaître deux thèmes nouveaux d'une très grande portée. Les Psaumes magnifient l'image de Jérusalem à travers celle de Sion, la colline urbaine sacrée (Psaumes, XLVIII, LXIX fin, CXXII). Isaïe introduit d'abord la grande opposition Jérusalem-Babylone, qui cristallise en quelque sorte dans une extrême tension le contraste et la lutte entre la mauvaise et la bonne ville, la ville de perdition et la ville de salut, qui s'achèvera par la destruction de Babylone (Isaïe, XIII). Mais c'est aussi le grand avenir eschatologique urbain qui s'ouvre avec la prophétie de la résurrection de Jérusalem (Isaïe, II). La Jérusalem nouvelle ouvrira son sein et donnera le salut éternel non seulement à Israël mais à toutes les nations. Jérusalem, devenue sous David la capitale politique et religieuse d'Israël, la demeure de Yahvé (Psaume, LXXIII, 2), sera à la fin des temps le rendez-vous des nations (Isaïe, LIV, 11 et LX).

Le thème urbain se retrouve dans le Nouveau Testament, comme en un écho conforme au symbolisme typologique que le Moyen Âge se plaira à établir entre les deux parties du Livre.

Jérusalem, telle qu'elle est liée à la vie et à la mort de Jésus, résume en elle les côtés positifs, attractifs de la ville, et ses côtés répulsifs, maudits. Les scènes d'entrée à Jérusalem (Matthieu, XXI, 1-17 ; Marc, XI, 1-11 ; Luc, XIX, 28-38 ; Jean, II, 13 ; XII, 12-13) expriment cet appel de la ville, tandis que les apostrophes et les malédictions (Matthieu, XI, 20-24, et XXIII, 37 ; Luc, XIX, 41-44, et XXI, 5-7) indiquent le côté en quelque sorte babylonien de Jérusalem, ville aux deux visages.

Une étude plus poussée du thème urbain dans la Bible et particulièrement le Nouveau Testament ne devrait pas négliger les épisodes ou même les expressions isolées qui ont parfois connu une fortune singulière dans le cadre de l'imaginaire urbain, au Moyen Âge notamment. C'est le cas par exemple de Matthieu, V, 14, « non potest civitas abscondi super montent posita », qui renforce le stéréotype de la ville sur la hauteur24.

Les épîtres de saint Paul, liées à sa prédication dans l'aire géographique et culturelle grecque, fondamentalement urbaine, consolident les perspectives liées à la ville du Nouveau Testament.

Enfin et surtout l'Apocalypse mise sous le nom de Jean, orchestre, amplifie et intensifie le cadre urbain de la fin des temps, la grande lutte entre la cité du mal et la cité du bien, Babylone (Apocalypse, XVIII) et Jérusalem, et place la Jérusalem céleste (Apocalypse XXI) dans une position eschatologique hors pair – dont la fortune historique sera étonnante.

Je ne sais pas si l'on a assez remarqué que la tradition judéo-chrétienne, partie d'un Paradis originel tout naturel, proposant à l'humanité comme perspective du bonheur paradisiaque conçu comme retour aux sources, à l'âge d'or chrétien, un jardin, lui a peu à peu substitué (non sans que des réactions d'eschatologie écologique ne s'efforcent de temps à autre de revenir à l'image du jardin) une ville. L'avenir éternel de l'humanité, le cadre de son bonheur des derniers temps, c'est une cité. C'est sur la vision de la ville éternelle apparue dans Isaïe, LIV, 11, que s'achève toute la Bible (Apocalypse, 21 et suivantes)25.

De l'apport des Pères de l'Église – beaucoup furent des évêques dont l'œuvre fut étroitement liée au cadre de leur cité – je ne citerai que celui qui a le plus renforcé l'idéologie et l'imagerie urbaines au Moyen Âge : Augustin, dont La Cité de Dieu donne à presque toute la politique chrétienne du Moyen Âge une base et des représentations définitivement urbaines.

On voit tout ce qui dans la Bible donne sa caution aux images urbaines du Moyen Âge, telles que nous les avons notamment rencontrées dans les œuvres du XIIe siècle évoquées plus haut.

Ce sont d'une part les images matérielles de la ville, matérielles mais tout imprégnées de valorisations et incarnant des systèmes idéologiques fondamentaux.

Ce sont les éléments qui définissent les stéréotypes urbains : les murs, les portes, les tours, les matériaux qui expriment la solidité, la richesse et la beauté : pierre, marbre, argent et or. C'est la prééminence de deux monuments – ou types de monuments – qui matérialisent le jeu des pouvoirs dominants : le Temple et le Palais, l'église et le château26. C'est la prédominance de deux mouvements essentiels, celui qui dresse vers le ciel murailles, tours et monuments, celui qui instaure à travers la porte ce va-et-vient entre la culture intériorisée et la nature extérieure, entre le monde de la production rurale et celui de la consommation, de la fabrication des objets et de l'échange des biens, entre le refuge et le départ vers l'aventure et la solitude. Demeure idéale d'une société où l'organisation de l'espace et des valeurs, plus qu'entre la droite et la gauche de l'Antiquité, se fait entre le haut et le bas, l'intérieur et l'extérieur, privilégiant la verticalité et l'intériorisation.

Mais aussi c'est le désir ambivalent de la ville à conquérir, de la ville-proie, et plus encore l'ambiguïté fondamentale de la ville elle-même, Babylone ou Jérusalem, Babylone et Jérusalem, évoluant entre l'unité harmonieuse et le désordre, le désir et la crainte, la ruine et le salut.

Avant de revenir au XIIe siècle et à nos textes, notons que le troisième des héritages culturels évoqués plus haut, le barbare, semble, aux quelques indices que nous en avons, aller dans le sens des images bibliques. Un passage significatif de Tacite (Germania, chap. XVI), tout en soulignant que les barbares ignorent les villes, suggère que les villes les attirent par leur solidité (univers de la pierre et de la brique face à leur monde du bois), leur richesse, leur beauté, leurs fonctions de foyers de civilisation et centres de pouvoir.

Il importe aussi de dissiper maintenant des équivoques possibles sur le sens de la recherche proposée ici. Je ne considère pas la Bible (et les autres héritages historiques) comme la source, au sens traditionnel du mot, des images culturelles et mentales de la société médiévale. Celle-ci – comme toutes les sociétés – a choisi dans le legs du passé. Mais ses choix ne sont pas libres. Ils dépendent, d'une façon complexe, de la structure sociale, de l'idéologie dominante, et de la part que celle-ci fait à la tradition. L'originalité de l'œuvre littéraire me semble liée à la personnalité de l'auteur (ou des auteurs), qui n'est que partiellement déterminée par ces conditions de création. Dans l'Occident du XIIe siècle le poids de la tradition judéo-chrétienne est très fort, les images de la ville y occupent une place de premier plan et elles sont particulièrement propres à exprimer les sentiments des couches militaires dominantes. La position de guerriers par rapport aux réalités urbaines contemporaines trouve en effet dans les images bibliques de la ville une expression très pertinente. Le succès d'un thème dans l'imaginaire d'une société est lié à l'accord entre sa situation dans les héritages culturels et mentaux et sa pertinence dans le contexte contemporain27.

Ici apparaît le délicat problème de l'historicisme. En suivant, de la Genèse à l'Apocalypse, le thème urbain dans la Bible (et sans ignorer que la chronologie de la composition de ses livres n'a pas eu la belle évolution linéaire dont on peut avoir l'illusion), je crois qu'il faut supposer un certain rapport et un rapport certain entre la sédentarisation historique du peuple hébreu et le développement du thème urbain à travers l'Ancien et le Nouveau Testament. Mais je ne crois pas à une antériorité de cette histoire par rapport à cette idéologie, ni à une sécrétion de ces images par cette histoire.

Quand et comment s'est constitué le stock primitif d'images et d'idées des sociétés humaines très anciennes, nous l'ignorons, mais ce que nous observons le plus souvent, c'est l'antériorité de l'idéologie par rapport à l'histoire. L'histoire rejoint plus souvent l'idéologie que l'inverse28. Ce qui ne veut pas dire que l'idéologie soit le moteur de l'histoire, mais elle n'en est pas non plus le produit.

On peut aussi, à propos des œuvres littéraires sur lesquelles je m'appuie, se poser deux problèmes d'historicité, d'ailleurs liés l'un à l'autre.

Le premier est celui de la chronologie des œuvres. Le Charroi de Nîmes est daté « au plus tôt de 1135 et au plus tard de 1165 » (Fabienne Gégou, p. IX de sa traduction). La Prise d'Orange est définie comme une « chanson de geste de la fin du XIIe siècle » (sous-titre de la traduction de Claude Lachet et Jean-Pierre Tusseau). Les Lais de Marie de France ont sans doute été composés entre 1160 et 1178. Le Perceval de Chrétien de Troyes doit avoir été écrit vers 1185. Même si on retient la relative importance d'un certain échelonnement chronologique entre ces œuvres, dont l'ordre serait Le Charroi de Nîmes, La Prise d'Orange (en tenant compte pour la dater du fait que la version « renouvelée » que nous possédons a utilisé une version nettement plus ancienne), les Lais et le Perceval, chronologie qui servirait de base à l'établissement d'une évolution de la thématique de ces œuvres en fonction d'une part du contexte historique (les guerriers et les villes auraient évolué du Charroi au Perceval), de l'autre de l'évolution interne des genres littéraires (passage de la poésie épique à la poésie courtoise), il ne faut pas exagérer cette évolution. Non seulement ces quatre œuvres sont presque contemporaines, mais il ne faut pas s'imaginer l'histoire de la littérature française des XIIe et XIIIe siècles comme celle d'une succession de genres. Chansons de geste et roman courtois ont été produits et consommés le plus souvent ensemble et en même temps. Les mêmes thèmes s'y retrouvent souvent. C'est le cas des images de la ville.

De même il ne faudrait pas exagérer l'évolution du contexte sociologique auquel ces œuvres seraient liées. La mise en rapport des œuvres médiévales avec tel ou tel milieu social n'est pas aisée, et a donné lieu à des théories diamétralement opposées (par exemple à propos des fabliaux et du Roman de Renart). Je ne méconnais pas l'importance de déterminer, comme on a tenté de le faire, si les chansons de geste du cycle de Guillaume d'Orange expriment plutôt les idées de la petite noblesse que de l'aristocratie et si, des chansons de geste aux romans, on ne passe pas du milieu aristocratique des barons au milieu chevaleresque de la moyenne et petite noblesse luttant sur deux fronts, celui des vilains (bourgeois compris) et celui des barons. Il est clair aussi que l'audience de ces œuvres a souvent dépassé les milieux qui les avaient commanditées et à qui elles étaient en priorité destinées et que, par exemple, les chansons de geste ont, dès le XIIe siècle, atteint un public et connu un succès « populaire ».

L'essentiel me semble qu'on ne peut nier les liens étroits entre l'idéologie de ces œuvres – en particulier en ce qui concerne les attitudes à l'égard de la ville – et les individus qui, de haute ou de petite noblesse, courtois ou non, se définissaient d'abord par rapport au comportement militaire et se présentaient avant tout comme des guerriers. Violence et courtoisie faisaient, au XIIe siècle au moins, bon ménage ensemble et les héros de nos œuvres le manifestent bien, qui traitent les villes comme des femmes, qu'ils admirent, qu'ils désirent, mais qu'ils prennent de gré ou de force.

Comment dès lors interpréter, à travers ces œuvres, l'idéologie des guerriers face à la ville et à ses nouveaux maîtres en pleine ascension : les bourgeois ?

Je distinguerai essentiellement trois types de comportement, souvent mêlés d'ailleurs.

Le premier est celui de la convoitise. Loin de dédaigner les villes, les guerriers sont attirés par leurs beautés et leurs richesses. Mais c'est pour les exploiter sans changer leur genre de vie. Les villes sont pour eux des lieux de prélèvements et d'exactions économiques, de jouissance, et des bases d'activité guerrière : lieux de défense efficace dans un système militaire où la défensive l'emporte sur l'offensive, centres d'organisation de tournois29, bases d'expéditions guerrières. C'est la ville-proie.

Le deuxième est celui de l'idéalisation. La ville est non seulement belle, bonne et riche, elle est le lieu de cohabitation harmonieuse entre les classes, notamment entre chevaliers et bourgeois, sous l'égide du roi. C'est l'utopie sociale urbaine. Si nous cherchons en effet à voir comment se combinent dans les images de la ville que nous offrent ces textes les réminiscences culturelles, les réalités contemporaines et l'imaginaire utopique, nous pouvons dire que, si les images bibliques servent à exprimer, en les embellissant plus ou moins, des réalités contemporaines précises, elles sont complétées par des éléments relevant en grande partie de la fiction. Je songe en particulier au thème de la présence de chevaliers parmi la population des villes, thème sur lequel insiste spécialement Marie de France. Or, à l'exception de l'Italie où, au grand scandale d'un Othon de Freising, les nobles côtoient artisans et marchands, les guerriers se tiennent, au XIIe siècle, à l'écart des villes30. En de nombreux autres passages nos textes suggèrent bien une opposition fondamentale quant à la résidence : aux marchands, aux bourgeois les villes, aux barons et aux chevaliers les châteaux et la forêt.

Comme cet irréalisme a certainement une signification par rapport aux réalités de l'époque, j'aurai tendance à voir dans cette image utopique de la ville, dans ce rêve d'harmonie urbaine, une attitude d'exorcisme, d'idéalisation magique de la ville par les guerriers qui, sourdement, la redoutent. Conjurer la décadence relative des catégories militaires – en particulier celle des pauvres chevaliers évoqués dans les Lais et dans Perceval – par un rêve de bonne entente avec les bourgeois, d'acculturation par laquelle la société urbaine s'ouvre aux valeurs de largesse et de courtoisie diffusées par les chevaliers, telle me paraît être la motivation profonde et sans doute inconsciente du thème de la ville harmonieuse.

De même le déguisement de Guillaume et de ses compagnons dans les deux chansons de geste (surtout dans le Charroi) ne traduit-il pas le malaise des guerriers vis-à-vis de la ville et des bourgeois ? Dans ce mélange d'identification et de dérision, dans ce travesti, n'y a-t-il pas le désarroi inquiet des chevaliers menacés par l'ascension des marchands et des citadins ?

Enfin dans Perceval apparaît la troisième image de la ville aux yeux des guerriers, en violent contraste avec les deux premières. Certes, dans toutes les œuvres analysées, l'opposition entre le système de valeurs guerrier et le système de valeurs bourgeois est, de façon sous-jacente, fondamental. Il s'exprime notamment, au niveau anthropologique, par l'opposition des pratiques alimentaires, des usages vestimentaires, des types d'armement, des conduites professionnelles et, tout particulièrement, des coutumes d'habitat. Au monde de la ville s'oppose celui du château et de la forêt, des jongleurs et de la chasse. Mais l'attrait de la ville, le rêve d'harmonie urbaine oblitérait cet antagonisme latent.

Avec l'épisode de Gauvain et de la demoiselle assiégés par la commune, l'illusion se dissipe. Les guerriers voient la ville telle qu'elle est : un système d'organisation économique, sociale, politique, culturelle, qui n'est pas seulement différent du système de la noblesse guerrière, mais qui lui est profondément hostile, qui veut sa perte et qui paraît en mesure de l'emporter. Les seuls remparts des guerriers contre les bourgeois conquérants sont la monarchie louvoyante, déjà urbanisée, et le rêve conjurateur.

 

La seconde moitié du XIIe siècle est le moment où le déchirement des guerriers face aux villes qui les attirent et les inquiètent à la fois est bien exprimé par l'ambiguïté biblique de la ville, Babylone ou Jérusalem ? Cet au-delà urbain qui hante le Moyen Âge, et qui peut être cité paradisiaque ou ville infernale, nos textes en expriment bien le dilemme :

 
 

(Dieu, c'est ici le Paradis !) dit d'Orange Guillaume dans La Prise d'Orange (vers 688), tandis que dans Perceval la demoiselle assiégée par la commune demande aux hommes de la ville :

 
 

(Quels diables vous ont envoyés ?, vers 5958 de l'édition Hilka.)

 

Ces images n'épuisent sans doute pas l'imaginaire urbain qu'élaborent les œuvres littéraires du XIIe siècle, notamment celles en langue vulgaire. Un thème d'avenir est celui de la ville merveilleuse, pleine de lieux, de monuments, de beautés magiques. Né sans doute de la littérature pour pèlerins-touristes, dont les Mirabilia urbis Romae ont été le prototype et le modèle, s'exprimant par exemple dans les romans antiques (à preuve la description du tombeau de Camille dans le roman d'Énéas où l'on retrouve l'idée utopique de la ville harmonieuse, où vont côte à côte « petits et grands », « chevaliers et bourgeois, barons et vassaux »), ce thème préfigure la mythologie urbaine qui se développera aux XIIIe et XIVe siècles, et répond au désir des nouvelles communautés urbaines d'opposer aux généalogies imaginaires et aux mirabilia de la noblesse des mythes étiologiques et des mirabilia urbains31. Mais, à la fin du XIIe siècle, l'essentiel de l'imaginaire urbain, c'est cette hésitation entre une ville-paradis et une ville-enfer, entre Jérusalem et Babylone.

On trouvera sans doute ces analyses et ces interprétations bien sommaires. Mais, sur un chemin à peine frayé, il faut se résigner à n'utiliser d'abord que des instruments un peu grossiers. Le pionnier qu'a toujours été et que demeure Charles Morazé comprendra, j'espère, cette démarche. Puissent ces pages qui lui sont dédiées poser un jalon utile sur la voie d'une lecture des œuvres qui fera un jour du texte littéraire, en respectant sa spécificité, un document d'histoire à part entière.


1 Je me suis servi des éditions et traductions suivantes. Pour Le Charroi de Nîmes, l'édition de J. L. PERRIER (Paris, Honoré Champion, 1963, 1re éd. 1931 – mais depuis a paru l'édition de D. MCMILLAN, Paris, Klincksieck, 1972), et la traduction de F. GÉGOU (Paris, Honoré Champion, 1977), faite sur l'édition de J.L. Perrier. Pour La Prise d'Orange, l'édition de C. RÉGNIER (4e éd., Paris, Klincksieck, 1972), et la traduction de C. LACHET et J.-P- TUSSEAU (Paris, Klincksieck, 1974). Pour Les Lais de Marie de France, l'édition de J. RYCHNER (Paris, Honoré Champion, 1966), et la traduction de P. JONIN (Paris, Honoré Champion, 1972). Pour le Conte du Graal (Perceval), l'édition de F. LECOY (Paris, Honoré Champion, 1975, 2 vol.), et la traduction de L. FOULET (Paris, Stock, 1947, réimpression A.G. Nizet, Paris, s.d., 1972), qui a surtout suivi l'édition de A. Hilka (Halle, 1932). Je dois dire ici tout ce que m'ont apporté les travaux des historiens de la littérature sur ces œuvres, même si je ne les cite pas. On me permettra de dire l'intérêt particulier que j'ai pris aux études de M. MANCINI sur Le Charroi de Nîmes, et d'E. KÖHLER et P. LE RIDER sur Chrétien de Troyes et Perceval.

2 Vers 11, trad. G. Gégou, le texte original est :

El desoz Rome ocist Corsolt es prez.

Je ne renverrai qu'exceptionnellement au texte original, lorsque l'expression littéraire sera particulièrement intéressante, ou mal rendue par la traduction. Il est question des murailles de Rome non dans ce vers, mais au vers 243, où F. Gégou suit, avec raison me semble-t-il, la version mur des manuscrits BCD, au lieu de la version marbre du manuscrit servant de base à l'édition de Perrier.

3 Dans ma paraphrase des textes je m'efforcerai de ne rien introduire qui puisse altérer tout ce que l'original dit à propos des villes. D'autre part, je serai forcé de laisser de côté des épisodes où il n'est pas question de villes. Une juste appréciation de la « présence urbaine » dans ces œuvres doit tenir compte du caractère concentré que je ne puis empêcher de donner à ma paraphrase-résumé.

4 Vers 450-453 :

Demandez li Espaigne le regné,

Et Tortolouse et Porpaillart sor mer,

Et apres Nymes, cele bone cité,

Et puis Orenge, qui tant fet a loer.

À côté de Nîmes et d'Orange, Tortolouse est en général identifiée comme Tortosa, Portpaillart reste mystérieux (l'Index de J.L. Perrier parle du pagus Pallariensis aux environs d'Urgel). De même Valsure. Cette recherche des identifications me paraît relativement secondaire, sinon vaine. C'est le propre des chansons de geste de mêler, dans une réalité différente de nos conceptions, des lieux réels et des lieux imaginaires, des noms exacts et des noms déformés. Ainsi fonctionne la mémoire que les chansons de geste exploitent et modèlent à la fois. De même, comme on l'a bien vu, l'Espagne de la chanson comprend Nîmes et Orange, parce qu'elle est conçue comme la terre des Sarrasins. Ici encore apparaît une géographie imaginaire et historique à la fois.

5 Les formules énumératives dont font partie les villes que je cite ici sont répétées une ou plusieurs fois (Nîmes et Orange aux vers 452-453, 502-503, Nîmes, objectif de la chanson, aux vers 452, 495, 502, Valsure (dédoublée au vers 501 : Valsore et Valsure) aux vers 494 et 501, Chartres et Orléans aux vers 529 et 541). Ces répétitions, dont on voit bien le lien avec les procédés épiques et la fonction dans la mémorisation des œuvres littéraires, ont une importance spéciale pour l'historien de l'imaginaire, des mentalités et des sensibilités, et mériteraient d'être étudiées de près. Elles représentent un mécanisme essentiel dans la formation de la mémoire collective. Les linguistes, sémiologues et structuralistes nous ont appris l'importance de l'itération et de la redondance. Il appartient aux historiens d'approfondir leur leçon en les nourrissant du contenu et du sens de l'histoire.

6 Cors, c'est-à-dire corps, mais avec plutôt le sens de personne, bien que la dimension physique soit affirmée et implique ainsi l'ambiguïté du terme.

7 On retrouve ici la difficulté du sens du mot cors. À quand une bonne étude sémantique sur ce mot fondamental ?

8 Beauté est bien ici le terme de l'original (v. 258).

9 Se ge nen ai la dame et la cité (v. 266).

10 Cl. LACHET et J.-P. TUSSEAU rendent assez bien riche par magnifique. On aura noté que les notions de beau, bon et riche, que nous distinguons soigneusement, sont partiellement confondues par les hommes du Moyen Age.

11 Nymes, la fort cité vaillant (v. 482).

12 Voir ci-après, p. 241.

13 Dans les deux cent trente-quatre vers qui terminent la chanson, il sera encore question – en dehors d'Orange – de Nîmes (cinq fois), Paris, Alger et la sarrasine Royaumont-sur-Mer (?).

14 Le vers 361 dit que Guillaume fut troublé, bouleversé par Orange, que sa pensée le tracassait :

Or fu Guillelmes por Orenge esmaiez.

15 J'évoquerai plus loin le problème de la chronologie des œuvres que j'analyse.

16 Je me suis demandé depuis quelque temps pourquoi, aux XIIe et XIIIe siècles, de grandes familles, dont la plus illustre était celle des Plantagenêts et la plus heureuse dans cette entreprise celle des Lusignan, avaient, dans cette société chrétienne, revendiqué orgueilleusement une Mélusine, une femme diabolique, comme ancêtre. Ne serait-ce pas, face au monde embourgeoisé de la ville, pour manifester avec éclat leur enracinement dans le monde sauvage de la solitude qui, d'une certaine façon, est le monde naturel des guerriers comme il est le monde élu des moines ? Il est vrai que Mélusine à son tour s'urbanisera et, au XIVe siècle, construira avec allégresse villes et châteaux.

17 Le texte original dit un chastel. Mais la traduction de P. Jonin est justifiée par la suite, puisqu'il y est question de la diffusion de la nouvelle de la mort de la dame et de la décapitation du parâtre par Yonec dans la cité :

Puis ke si fu dunc avenu E par la cité fu sceü (v. 547-548).

18 Les aventures de Perceval ont par ailleurs pour théâtre soit la forêt, soit de simples châteaux. Mais, comme le rappelle L. Foulet dans les notes de sa traduction (p. 220), si château a en général le sens de « château fort », il s'applique aussi souvent « à une petite ville fortifiée, comprenant, en dehors du château proprement dit, des maisons, des rues, des places ». Aux vers 6421-6422 du conte il est fait allusion à Pavie, « la ville d'Italie, citée ici comme un modèle de richesse », dit F. Lecoy dans son édition, t. II, p. 128 : il est question d'un château (chastiax), qui n'a guère moins de valeur que Pavie.

19 L'épisode qui va suivre et comprend cent quarante vers, est résumé en quatre vers (5821-5824) dans le manuscrit A, écrit par le copiste Guiot dans le deuxième quart du XIIIe siècle (manuscrit français 794 de la Bibliothèque nationale de Paris), qu'ont suivi la plupart des éditeurs, alors que les quatorze autres manuscrits du Perceval le donnent in extenso. Il y a là un problème qui, me semble-t-il, mériterait d'être étudié. F. Lecoy qui, dans son édition, suit le manuscrit A, donne en appendice (t. II, pp. 114-117) l'épisode intégral tel qu'il a été édité par A. Hilka aux vers 5887-6026 de son édition.

20 Si L. Foulet rend assez bien l'original vilenaille par « canaille », il édulcore l'expression pute servaille par la traduction « serfs de malheur ». L'expression de GUIBERT DE NOGENT : « communio autem novum ac pessimum nomen » se trouve au livre III, chap. VII, du De vita sua.

21 Ce n'est pas le lieu de tenter ici de situer l'un par rapport à l'autre les concepts de culture et de mentalité. La culture, évidemment, se situe surtout au niveau des œuvres, la mentalité au niveau des discours, et la part de la présence cohérente des héritages savants est plus grande dans la première que dans la seconde, mais le caractère collectif, transsocial, spontané les rapproche et les associe dans une relation que les historiens doivent élucider, préciser, mais respecter.

22 Il y a, bien entendu, une exception éclatante, Rome. Mais la polysémie et l'ambiguïté de l'image romaine : ville ou Empire ? païenne ou chrétienne ? glorieuse ou ruinée ? etc., en font un cas à part. Sur le mythe médiéval de Rome, cf. le grand livre, malgré son âge, d'A. GRAF, Roma nella memoriae imaginazioni del Medio Evo, Turin, 1915, et les nombreux travaux cités par J. LE GOFF in Storia d'Itatia, Turin, Einaudi, t. II, 1975.

23 Bien entendu cela n'exclut pas des résistances de leur part là où leurs traditions et leurs intérêts peuvent être différents, sinon opposés ; par exemple les pratiques sexuelles et matrimoniales, l'attitude à l'égard de la violence, la place donnée aux valeurs corporelles, etc. Le XIIe siècle est aussi l'époque où, tout en adoptant une christianisation de certains idéaux militaires, la classe chevaleresque favorise la constitution à son usage d'une culture plus laïque, sinon d'une contre-culture : courtoisie où les influences chrétiennes sont limitées, culture ouverte aux apports de la culture populaire pré- et para-chrétienne.

24 Ce texte a en particulier fourni le thème d'une série de sept sermons prononcés au cours d'une semaine à Augsbourg en 1257 ou 1263 par le dominicain Albert le Grand – où s'expriment une théologie, une idéologie et une imagerie de la ville où convergent les réalités contemporaines, les thèmes bibliques et augustiniens et – acquisition de la scolastique urbaine – la philosophie politique gréco-latine, venue surtout de Platon, Aristote et Cicéron. Texte capital pour l'idéologie urbaine médiévale, publié par J. B. SCHNEYER, « Alberts des Groszen Augsburger Predigtzyklus über den hl. Augustinus », in Recherches de théologie ancienne et médiévale, XXXV, 1969.

25 On connaît l'importance de la littérature néo-testamentaire dite « apocryphe » dans la culture et la religion médiévales. Je cite ici une version médiévale d'un de ces textes qui a connu une fortune particulièrement importante dans l'imagerie médiévale de l'au-delà. Il s'agit de la Vision de saint Paul ou Apocatypse de Paul, où Paul visite l'Enfer puis le Paradis sous la conduite d'un ange : « Post hec [angelus] duxit eum [Paulum] in civitatem pulcram nimis, ubi terra erat aurea et lux clarior luce priori ; habitatores quoque eius splendidiores auro. Et in circuitu eius duodecim muri et duodecim turres in ea, et quatuor flumina intus currencia. Et sciscitatus est Paulus nomina ipsorum fluminum. Et angelus ait : unum dicitur Phison de melle, alterum Eufrates, quod et lacteum est, tercium Geon de oleo, quartum Tigris de vino. Qui in mundo recti sunt, ad hos rivos perveniunt post mortem. Hic remunerantur a domino » (Visio Pauli, éd. Silverstein, The Vienna Fragment, Vienna Codex 302, p. 150). Texte significatif où l'urbanisation du Paradis est poussée à son comble puisque le Paradis-Ville absorbe dans ses murailles le Paradis-Jardin et ses quatre fleuves.

26 On reconnaît ici les deux premières fonctions de l'idéologie trifonctionnelle indo-européenne mise en lumière par G. Dumézil. La troisième fonction, fonction économique, fonction de fécondité, n'apparaît pas dans la Bible à propos du thème urbain. L'épisode néo-testamentaire de Jésus chassant les marchands du Temple a une tout autre signification. Ceci n'est pas étonnant, puisque G. Dumézil a démontré que l'idéologie trifonctionnelle était restée étrangère à la Bible et à la culture juive ancienne. En revanche, l'Occident médiéval a réutilisé le thème trifonctionnel. L'insistance dans nos textes sur le marché, les métiers, la prospérité urbaine l'illustre à merveille. Voici une nouveauté médiévale, un exemple de la créativité de la pensée médiévale.

27 Le succès est d'autant plus grand lorsque les images littéraires ou mentales se doublent de représentations figurées. L'importance des images urbaines dans la peinture (notamment la miniature) et la sculpture médiévales illustre bien cette constatation. Cf. P. LAVEDAN, La Représentation des villes dans l'art du Moyen Âge, Paris, 1954 ; C. HEITZ, Recherches sur les rapports entre architecture et liturgie à l'époque carolingienne, Paris, 1963 ; W. MÜLLER, Die heilige Stadt, Roma quadrata, himmliches Jerusalem und Mythe von Weltnabel, Stuttgart, 1961.

28 C'est ce qu'ont admirablement montré G. DUMÉZIL à propos des origines de Rome et, à propos de l'Atlandide, P. VIDAL-NAQUET.

29 N'oublions pas, comme G. DUBY l'a magistralement exposé dans Le Dimanche de Bouvines, que foires et tournois s'expriment, au XIIe siècle, par le même mot latin nundinae, sont souvent liés, et que le tournoi est entreprise économique autant que chevaleresque.

30 La grande spécialiste des villes médiévales, E. ENNEN, écrit par exemple : « Un phénomène typiquement italien et sud-européen est l'immigration de la noblesse dans les villes. Tandis qu'au nord des Alpes la noblesse construit des châteaux en dehors des villes, les nobles d'Italie vont de gré ou de force habiter les villes » (Die europäische Stadt des Mittelatters, Göttingen, 1972, p. 129). Le cas des villes « bretonnes » de Marie de France habitées par des chevaliers est particulièrement étonnant.

31 Cette littérature des mirabilia urbains est, au XIIe siècle, proprement imaginaire. Au début du XIIIe siècle se produit pour les chrétiens latins un choc extraordinaire dans le domaine de l'imagerie urbaine. La ville idéale qu'ils n'avaient trouvée ni dans les modestes cités naissantes, ni dans la Rome antique et la Jérusalem juive ruinées s'offre soudain à leurs yeux éblouis : c'est Constantinople, conquise en 1204 par les croisés de la quatrième Croisade. La réalité rejoint la fiction. Geoffroy de Villehardouin et Robert de Clari, décrivant la Constantinople réelle, retrouvent la cité imaginaire, la ville merveilleuse imaginée un demi-siècle auparavant par l'Occident en proie à la fièvre urbaine.