« Ville et théologie au XIIIe siècle : Une métaphore urbaine de Guillaume d'Auvergne », Razo, Cahiers du Centre d'études médiévales de Nice, no 1, « L'image de la ville dans la littérature et l'histoire médiévales », Université de Nice, juin 1979, réédition 1984, pp. 22-37.
Avec sa science et sa perspicacité, Pierre Michaud-Quantin avait repéré en Guillaume d'Auvergne un témoin particulièrement intéressant des rapports entre mouvement théologique et essor urbain dans la première moitié du XIIIIe siècle1.
Un autre passage de la Summa, dans la partie qui traite des sacrements2, permet d'enrichir l'apport de l'évêque de Paris (maître régent en théologie de 1222 à 1228 et évêque de 1228 à sa mort en 1249)3. Guillaume y compare à une cité le septénaire sacramentaire.
Considérant les choses matérielles (materialia), Guillaume d'Auvergne souligne qu'elles ne doivent pas être prisées en elles-mêmes, mais uniquement dans la mesure où elles peuvent servir à atteindre la perfection. Et la métaphore se développe : « Imaginons une cité formée de la réunion d'hommes si parfaits (imaginabimur civitatem aggregatam ex hominibus sic perfectis...) que toute leur vie se résume à rendre honneur et service à Dieu, qu'elle soit tout entière accomplissement du devoir de noblesse d'âme (honestas), tout entière assistance à autrui. » Alors, ajoute-t-il, « il est évident qu'en comparaison de cette cité admirable (praeclara) le reste de l'humanité est comme une forêt sauvage (quasi silva) et tous les autres hommes comme du bois sauvage (quasi ligna silvatica)... ». Voici donc l'opposition fondamentale, dans le système de valeurs médiéval, entre la cité (civitas), lieu réel et symbolique de la culture, et la forêt, incarnation géographique et mentale de la sauvagerie4.
A l'opposition globale cité-forêt, Guillaume d'Auvergne en ajoute aussitôt une autre qui concerne un élément essentiel de la ville à la fois physique et morale, les pierres dont elle est partiellement mais essentiellement faite.
Contrairement aux pierres brutes, sauvages des carrières (lapidicina, lapides rudes) et au bois naturel, les pierres cimentées, clouées et assemblées et le bois travaillé (coementum, et clavi, caeteraeque ligaturae inter lapides, et ligna) sont les symboles de l'amour mutuel et des nécessités spirituelles entre les âmes des hommes ou entre les hommes eux-mêmes.
Et Guillaume d'Auvergne reprend l'opposition métaphorique : cette cité admirable et magnifique ce sont ces « sociétés, rassemblements d'hommes, ou encore cités » (societates, aggregationes hominum, seu civitates) face à ces fausses cités qui ne sont que forêts ou carrières de pierres (ad quam caeterae veluti silvae et lapidicinae sunt).
Est ensuite convoqué, après la pierre et le bois, le troisième matériau des cités, le métal. Ici encore aux minerais bruts sont préférés les métaux travaillés par les hommes à qui Dieu a donné forces, habileté technique et sens artistique (vires, et artem et artificium) pour les extraire et les transformer.
Car les cités ce sont des hommes. Et les citoyens de cette cité ce sont les vrais hommes face aux autres humains qui ne sont pas à proprement parler des hommes mais des animaux5. A l'opposition fondamentale cité-forêt s'ajoute ici l'autre antagonisme obsessionnel du système de valeurs médiéval : homme/animal. On ne peut s'empêcher de songer à l'homme sauvage, homme des bois, homo selvaticus qui hante l'imagination des hommes du Moyen Âge et à qui on demande, dans le trouble, quand on le rencontre dans la forêt ou dans la littérature et dans l'art : « Es-tu homme ou bête6 ? »
Cette cité obéit à des fins religieuses. Ce sont la paix et le bonheur, sous la loi du plus parfait monarque, du seul vrai roi, Dieu7. Notions capitales si l'on songe à l'idéologie urbaine de la première moitié du XIIIe siècle. La paix, vieux thème, slogan d'un mouvement séculaire depuis les alentours de l'an Mil8, qui prend maintenant de nouvelles formes et un nouveau contenu que les ordres mendiants plus que tous autres essaient alors de transformer en réalité politique9. Le bonheur, idée neuve dans la Chrétienté, qui, au tournant du XIIe au XIIIe siècle, mieux que dans les aspirations féodales de l'amour courtois, tente de s'épanouir dans les villes et dans la sensibilité gothique, sensibilité urbaine10.
Guillaume d'Auvergne continue d'approfondir sa comparaison. Qu'est-ce donc, sous ses yeux, que le phénomène urbain ? D'abord celui d'une immigration d'hommes qui entrent dans un espace à la fois physique, juridique et éthique et qui deviennent autres qu'ils n'étaient avant d'entrer, des citoyens. Cités dont on voit d'abord les portes qui sont l'accès à un nouveau statut. La ville, c'est une civilisation11.
Il y a plus. Cette civilisation doit avoir ses insignes symboliques, manifester sa dignité de façon visible. La dignité militaire, chevaleresque, se marque en ceignant l'épée, la dignité ministérielle par la tradition des clés, la dignité royale par l'imposition de la couronne ou l'installation sur le trône. De même, ceux qui entrent dans la cité doivent se débarrasser de façon visible de tout signe d'inégalité, tout comme pour former l'édifice commun les pierres doivent perdre toute inégalité et les bois leurs feuilles, leurs nœuds et leurs tortuosités12. Il faut que les membres de la nouvelle société montrent ainsi manifestement leur volonté d'être liés entre eux par une association « gratuite », par une entraide volontaire13. La ville, société d'égalité et d'entraide.
Dernière opposition enfin. Pour les clercs du Moyen Âge, l'opposition essentielle est entre la cité, société ordonnée, et la forêt (désert), monde sauvage. Mais, surtout chez ceux qui, comme Guillaume d'Auvergne, sont, directement ou à travers les Pères, marqués par la culture antique (l'évêque de Paris dans ce même passage évoque la civilitas romana), l'antique opposition ville-campagne resurgit. Ceux qui quittent la campagne et la vie rustique pour passer à la ville et devenir des citoyens/citadins (cives), doivent abandonner les mœurs rustiques, et leur habitation à la campagne pour venir habiter en ville et assumer les mœurs civiles, l'urbanité civile et entièrement sociable14.
Mais cette cité, dont les citoyens sont « non seulement les serviteurs de Dieu mais ses fils par sa grâce et par droit d'adoption les héritiers en attente du royaume céleste » (p. 414), est tellement semblable à une cité matérielle (materiali, seu literali civitati in suis visibilibus corporalibus ac temporalibus adeo similis est) qu'elle doit avoir ses administrateurs. Comme les rois et gouverneurs de cités ont des ministres et des intendants qui s'occupent de tous leurs biens et rendent compte aux rois de tout comme tous les intendants inférieurs leur rendent compte à eux-mêmes, de même cette cité doit avoir un grand intendant ou plusieurs à qui les dons et les richesses spirituelles seront confiés. Ils en rendront compte au roi universel et des intendants inférieurs leur rendront compte. La cité doit donc avoir des portiers, des hérauts, des ducs, des juges et des magistrats (p. 411).
Rêve clérical, rêve épiscopal d'une ville de laïcs égaux où seule une hiérarchie ecclésiastique, distributrice des sacrements, servirait d'intermédiaire entre Dieu et les hommes...
Si le caractère urbain de cette longue métaphore est indéniable, et s'il est raisonnable de penser que le Paris à qui Philippe Auguste vient de donner un espace unifié à l'intérieur de ses murailles a inspiré Guillaume d'Auvergne, il serait imprudent d'aller trop loin dans la comparaison. Certes, dans ces pages l'évêque de Paris dit bien que la cité idéale qu'il décrit doit être l'exemple, l'image, le livre dont doit s'inspirer la ville matérielle, mais jusqu'où faut-il pousser l'inspiration inverse ? Jusqu'à quel point le Paris de Philippe Auguste est-il le modèle de la cité des sacrements ?
P. Michaud-Quantin a bien montré l'ambiguïté du terme médiéval de civitas, le seul employé ici par Guillaume d'Auvergne : « Avec le mot civitas, les médiévaux accueillaient un double héritage de l'Antiquité, un concept de philosophie politique et un terme administratif. Le premier remonte essentiellement à Cicéron pour qui la cité est le groupe d'hommes que réunit la participation à un même droit, juris societas civium. Toutefois, la principale source dont s'inspireront les auteurs du Moyen Âge est l'œuvre de saint Augustin. Celui-ci reprend la formule de l'homme politique romain, mais il insiste sur l'aspect moral, affectif, qui unit entre eux les membres de la cité, le vinculum societatis, vinculum concordiae, grâce auquel se réalise une concors hominum multitudo, une foule d'hommes dont le cœur bat ensemble pour expliquer cette formule dans le sens des étymologies médiévales15.
D'évidence la cité de Guillaume d'Auvergne c'est beaucoup plus la cité augustinienne que la ville parisienne. De la civitas, antique, augustinienne, épiscopale (dans le haut Moyen Âge), qui désigne surtout une réunion d'hommes, des structures juridicomentales et peut déborder la forme d'une ville, à la cité médiévale aux noms divers il y a la distance d'une culture, celle des clercs.
On voit ici combien il est difficile de mettre en rapport de façon précise les « réalités » du Moyen Âge, les réalités urbaines en l'occurrence, et l'outillage mental des clercs hérité d'une société et d'une culture différentes.
Plus tard, dans une série de sermons prêchés à Augsbourg en 1257 ou en 1263 sur le thème de Matthieu, V, 14 : Non potest civitas abscondi supra montent posita, Albert le Grand, développant une véritable théologie de la ville, a singulièrement enrichi aussi bien les allusions concrètes au phénomène urbain contemporain que les références scripturaires et antiques (Platon et Aristote plus encore que Cicéron). Mais l'ambiguïté demeure dans son discours « urbain »16.
1 « Guillaume d'Auvergne donne une définition à base locale : “ceux qui habitent une cité et les citoyens d'une cité sont dits être un seul peuple à cause de l'unité du lieu dans lequel ils résident”, en dépit de leurs différences, sexe, condition, profession (De universo, I, 12, p. 606 a H). On retrouve là l'esprit observateur et le caractère pratique de l'évêque de Paris : la cité se définit par son implantation, mais l'insistance avec laquelle il répète ensuite una civitas, unus populus, montre qu'il ne perd pas de vue les conditions d'unité morale et juridique que doivent remplir les hommes qui composent ce groupe » (P. MICHAUD-QUANTIN, Universitas. Expressions du mouvement communautaire dans le Moyen Age latin, Paris, 1970, p. 115, n. 26).
2 GUILLAUME D'AUVERGNE, Opera Omnia, Orléans-Paris, 1674, pp. 407-416 : De sacramento in generali. Je dois à l'amabilité du P.P.-M. Gy la connaissance de ce texte.
3 Guillaume d'Auvergne n'est pas cité par J. COMBLIN dans son intéressante Théologie de la Ville, Paris, 1968.
4 Cf. J. LE GOFF et P. VIDAL-NAQUET, « Lévi-Strauss en Brocéliande », ci-dessus, pp. 151-187, et J. LE GOFF, « Guerriers et bourgeois conquérants. L'image de la ville dans la littérature française du XIIe siècle », in Culture, science et développement. Mélanges en l'honneur de Charles Morazé, Toulouse, 1979, pp. 113-136 et supra pp. 208-241. En attendant la publication qu'il faut souhaiter prochaine de la belle thèse de Roberto RUIZ CAPELLIAN, on pourra lire le résumé Bosque e Individuo. Negación y destierro de la sociedad en la epopeya y novela francesas de los siglos XII y XIII, Universidad de Salamanca, Facultad de filosofía y letras, Departamento de filología francesa, 1978.
5 « Cives civitatis procul dubio sunt veri nominis homines », tandis que les autres hommes ne sont pas de vrais hommes, « sed potius animalia sint habendi » (GUILLAUME D'AUVERGNE, p. 409).
6 Cf. R. BERNHEIMER, Wild Men in the Middle Ages. A study in Art, Sentiment and Demonology, 2e éd., New York, 1970.
7 « Hic coetus, vel civitas et templum dicitur propter Dei cultum, seu honorificentiam cui principaliter se impendit, atque finaliter, et civitas propter saluberrimam pacem ; et jucundissimam societatem, quibus sub Deo rege secundum sacratissimam legem ejusdem vivant... » (GUILLAUME D'AUVERGNE, ibid., p. 409).
8 Voir en dernier lieu les pages éclairantes de G. DUBY dans Les Trois Ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Paris, 1979.
9 Cf. notamment A. VAUCHEZ, « Une campagne de pacification en Lombardie autour de 1233. L'action politique des ordres mendiants d'après la réforme des statuts communaux et les accords de paix », in Mélanges d'archéologie et d'histoire, 1966, pp. 503-549.
10 J. Ch. PAYEN (mort en 1984) préparait une étude sur le bonheur au Moyen Âge.
11 « ... qui civitatem istam ingrediuntur ita, ut cives ejus efficiantur, necesse habent civilitatem ejus suscipere, hoc est leges et statuta, moresque subire » (GUILLAUME D'AUVERGNE, ibid., p. 409).
12 « Et omnis inaequatitas lapidum deponitur, alioquin in illam non admittuntur. Quemadmodum frondositas lignorum ac fortitudo ac tortuositas, aliaque omnia, quae ligna aedificiis inepta faciunt, nisi omnino essent amota, in ipso ingressu in aedificium necessario deponentur » (GUILLAUME D'AUVERGNE, ibid., p. 410).
13 « ... et civitatem istam, velut membra gratuita societate sibi invicem colligata esse, sive compacta, voluntariaque subservitione sibi invicem submistrantia, manifestum est intueri volentibus » (GUILLAUME D'AUVERGNE, ibid., p. 410).
14 « De rure et vita rusticana ad civitatem transeuntibus, et cives effici volentibus, necesse est, mores agrestes, et habitationem deserere, civitatemque inhabitare, civilesque mores, et urbanitem civilem, atque socialissimam assumere » (GUILLAUME D'AUVERGNE, ibid., p. 410).
15 P. MICHAUD-QUANTIN, op. cit., p. 111.
16 Ces sermons ont été édités par J. B. SCHNEYER, « Albert des Grossen Augsburger Predigtzyklus über den Augustinusin », Recherches de théologie ancienne et médiévale, XXXVI, 1969, pp. 100-147. Je dois au P.J.-L. Bataillon la connaissance de cet autre texte capital pour les « images » de la ville dans la pensée médiévale. Albert le Grand s'est-il inspiré de Guillaume d'Auvergne ? Il ne le semble pas à première vue. Une comparaison précise des deux textes serait intéressante.