Publication commémorative, tome IV des publications de l'Institut de recherches iconographiques sur la civilisation et les arts du Moyen Âge de l'Autriche (Institut fiür Mittelalterliche Realienkunde Österreichs), 1980, pp. 1-7.
C'est une vieille habitude des médiévistes de confronter ce qu'on appelle les « réalités historiques » et les documents normatifs ou imaginaires des époques passées. Mais jadis et naguère la tendance était à la recherche d'informations sur la société « réelle » qu'on rencontrait dans ce type de documents1. Cette démarche est – dans certaines limites – légitime. Ainsi le type de texte – de document – qui nous occupe ici, l'exemplum, a été depuis assez longtemps exploité comme une source d'informations sur les réalités concrètes de la société médiévale et en particulier sur certains domaines oubliés ou occultés par la plupart des autres sources : ainsi le folklore ou simplement la vie quotidienne2. À travers eux s'exprime l'histoire ailleurs silencieuse. Mais les dangers de la méthode sont certains : prendre pour des réalités matérielles les réalités de l'imaginaire, détourner de sa fonction et de son sens un document qui n'a pas été fait pour témoigner pour ce genre de réalités. Récemment, d'éminents médiévistes ont redressé cette orientation en rendant au document normatif – idéologique ou imaginaire – sa spécificité tout en démontant ses rapports complexes avec les réalités sociales « objectives » dont il est à la fois le produit et l'instrument de manipulation3.
Les tournants de société sont de bons moments d'observation pour l'étude des rapports entre ces deux types de réalité. L'accouchement en Occident d'une société nouvelle entre le Xe et le XIVe siècle permet ainsi de scruter l'évolution des relations entre réalités socio-économiques d'une part, schémas idéologiques et imaginaires de l'autre, sans tomber dans la problématique grossière de l'infrastructure et de la superstructure et de la théorie du reflet. Au moment décisif de ce tournant qui, avec des décalages nationaux et régionaux, se situe dans la Chrétienté entre 1180 et 1240 environ, les mutations de deux des plus puissants instruments idéologiques dont dispose l'Église, fabricatrice et énonciatrice de l'idéologie dominante : la prédication et les sacrements, sont révélatrices.
La prédication s'oriente vers une parole nouvelle, plus horizontale que verticale, davantage ouverte à l'historicité, cherchant à s'adapter aux conditions socioprofessionnelles, puisant dans la vie quotidienne4. Elle recourt de plus en plus, à côté des autorités traditionnelles (la Bible et les Pères), à des raisonnements que lui fournit la nouvelle méthode scolastique, à des exempla, anecdotes récréatives et édifiantes qu'elle puise dans la littérature païenne antique (plus rarement dans la Bible) et dans la tradition orale5.
Les sacrements se constituent en un système, le septénaire sacramentel6 à l'intérieur duquel les différents sacrements évoluent se remodèlent, se hiérarchisent différemment. Le mariage subit une cléricalisation plus ou moins grande, l'eucharistie prend une importance nouvelle, la confession/pénitence surtout passe au premier plan. Elle manifeste les progrès de la morale de l'intention triomphante au XIIe siècle, elle passe définitivement de la pratique de la pénitence publique à celle de la confession privée, auriculaire, elle se socialise et se professionnalise elle aussi par la recherche de péchés propres à chaque catégorie socioprofessionnelle. Le canon 21 Omnis utriusque sexus du IVe concile du Latran (1215) en rendant obligatoire une fois l'an la confession pour tout chrétien officialise et généralise un grand mouvement vers l'examen de conscience. Les manuels de confesseurs, fondés sur la casuistique, remplacent les anciens pénitentiels, basés sur la pénitence tarifaire7.
Prédicateurs et confesseurs cherchent à capter la nouvelle société où émergent les villes, l'argent, le calcul, les princes et leurs officiers, des solidarités nouvelles nées dans la corporation, la confrérie, la famille remodelée dans des pratiques dévotionnelles et des schémas idéologiques propres à assurer leur salut dans leurs nouvelles conditions de vie, de mentalité et de sensibilité.
D'où une grande réforme dans les classifications8. D'un côté subsiste et même se renforce la classification « objective » des péchés selon un autre septénaire, celui des péchés capitaux9, avec des remaniements hiérarchiques10. De l'autre apparaît une classification « sociale », celle des « états du monde », des status11. Un jeu apparaît, qui n'est pas gratuit ni innocent, il consiste à mettre en rapport le schéma des vices avec un schéma social. Ce peut être par exemple le topos du mariage des neuf filles du Diable avec des catégories sociales12. Ce peut être, comme l'a fait Jacques de Vitry, au début du XIIIe siècle, dans son Historia Occidentalis, le topos des vices nationaux qui unit à une nationalité et à une langue un ou deux vices caractéristiques13. L'objectif du jeu est double. Il s'agit d'abord de connecter un schéma nouveau avec un schéma ancien afin d'ancrer le changement dans la tradition. Il s'agit ensuite d'utiliser le réseau de catégories pour affirmer la domination idéologique de l'Église sur la société.
L'auteur de notre exemplum, qui utilise dans un contexte sociologique le septénaire des péchés capitaux, réussissant l'opération nec plus ultra en attachant à une seule manifestation d'un groupe social : les tournois des chevaliers, l'ensemble des péchés mortels, est un ecclésiastique bien connu, Jacques de Vitry. Ancien élève de la naissante université de Paris dans les premières années du XIIIe siècle, ce fut un prédicateur de grande réputation qui, après avoir été évêque d'Acre en Palestine, finit comme cardinal-évêque de Tusculum et mourut vers 1240. Il est le premier rédacteur de modèles de sermons à avoir employé systématiquement et abondamment l'exemplum. Celui que nous étudions a été édité par Crane14 mais sorti, isolé de son contexte15.
Il s'agit d'un exemplum du sermon 52, le second de trois sermons à l'adresse des puissants et des chevaliers (Ad potentes et milites). Cette catégorie est la première des catégories proprement laïques du recueil de sermone ad status de Jacques de Vitry. Après les clercs et les religieux, Jacques de Vitry a en effet classé des laïcs qui, en raison de leurs épreuves – volontaires ou involontaires –, semblent former un ensemble intermédiaire entre les clercs et les laïcs : les lépreux et les malades, les pauvres et affligés, les gens en deuil de leurs parents ou de leurs amis, les croisés, les pèlerins. La catégorie regroupe les potentes, les puissants, terme qui désignait traditionnellement les nobles, les aristocrates, dans le haut Moyen Âge où il était opposé à pauperes, les pauvres16.
Les trois sermons sont riches en exempla animaliers, fables moralisées qui constituent un instrument très efficace non seulement de rhétorique homilétique mais aussi d'arme idéologique, l'assimilation à un animal présentant une grande efficacité. Dans le premier sermon apparaissent la licorne, le loup et l'agneau, le loup et la grue, dans le deuxième le singe et l'ours, l'aigle et le renard, le lion et le rat, dans le troisième sermon la rose et le serpent.
Le thème du sermon est un verset de l'Évangile de Luc, III, 14 dans lequel Jean-Baptiste répond à des soldats qu'ils ne doivent molester personne, rien extorquer et se contenter de leur solde (interrogabant milites Johannem dicentes : « Quid faciemus ? » et ait illis : « Neminem concuciatis neque callumpniam faciatis et contenti estote stipendiis vestris »). Le prothème invite d'une façon traditionnelle à la conversion et à l'écoute respectueuse de la parole de Dieu. Deux exempla présentent ensuite un chevalier qui écoutait volontiers les sermons mais faisait le contraire de ce qui était prêché, et un autre qui ne voulait pas entendre la messe. Vient ensuite notre texte sur les tournois, une justification de l'ordo militaris voulu par Dieu pour la défense des opprimés et des églises, pour la promotion de la paix, de la justice et de la sécurité, un exposé sur les divers ordres qui constituent l'Église selon le modèle organiciste de la société (le Christ en est la tête, les clercs et les prélats les yeux, les princes et les chevaliers en sont les mains17, etc.), une attaque de la corruption des chevaliers qui oppriment les églises et les pauvres, un développement sur le caractère éphémère du pouvoir séculier, une condamnation de ceux qui dépouillent les églises et les pauvres. Viennent ensuite les comparaisons animalières : l'aigle à propos de ceux qui acceptent la mainmorte et oppriment les veuves, les orphelins et les pauvres, le singe et l'ours, l'aigle et le renard, le lion et le rat. Il s'y intercale la condamnation des « mauvaises coutumes » (tailles et exactions injustes) et des mauvais prévôts et officiers seigneuriaux, et l'invitation aux grands (majores) de ne pas pousser les petits (minores) au désespoir.
Notre texte n'est pas présenté comme un exemplum mais c'en est bien un. Il est introduit par memini qui, comme le plus fréquent audivi, indique un exemplum personnel et il aboutit à la conversion et au salut du héros de l'exemplum, un chevalier (quidam miles) qui, persuadé par Jacques de Vitry, abandonne les tournois et se met à les haïr.
Le discours de Jacques de Vitry démontre que l'escorte obligatoire des tournois, ce sont les sept péchés capitaux. Le premier c'est l'orgueil, la superbia, car ces impies (mot venu de l'Ancien Testament) et ces vains agissent pour la louange des hommes et la vaine gloire. Mais c'est aussi l'envie (invidia) dans cette compétition pour la suprématie dans la force militaire et la gloire. C'est encore la colère (ira) et même la haine (odium), car le but c'est de frapper autrui, de le maltraiter, et même de le blesser à mort et de le tuer. C'est même le dégoût triste (acedia vel tristitia) car, sous l'empire des vanités, les tournoyeurs trouvent insipides les biens spirituels et quand ils sont vaincus et s'enfuient honteusement, pour cela aussi ils sont tristes. Ils n'échappent pas non plus à la cupidité (avaritia vel rapina) car ils font prisonnier leur adversaire vaincu, lui extorquent un prix de rachat abusif, lui enlèvent son cheval convoité et ses armes. De plus, à l'occasion des tournois, en route pour les lieux d'affrontement ou pour financer leur combat, ils lèvent sur leurs hommes des exactions lourdes et intolérables, les volent sans pitié, foulent les moissons dans les champs et font subir des dommages matériels et physiques aux pauvres paysans. Mais ils sacrifient aussi à la gourmandise (castrimargia) car ils s'invitent mutuellement à des festins et dépensent les biens des pauvres dans des excès de table. Enfin ils satisfont à la luxure (luxuria) car ils veulent se faire valoir au combat pour plaire aux femmes impudiques et ont même pris l'habitude de porter leurs armoiries (insignia) comme bannière (pro vexillo). Aussi, c'est à juste titre qu'à cause de ces maux et de cette cruauté, à cause des homicides et des effusions de sang, l'Église a décidé de refuser la sépulture chrétienne à ceux qui périssent dans les tournois. La destination de ces méchants ce sont les « profondeurs de la mer », les « profondeurs de l'amertume et de la peine », comme disent les Écritures, c'est-à-dire l'Enfer.
On voit ici Jacques de Vitry charger les chevaliers tournoyeurs de tous les péchés du monde, de tous les péchés de tous les « états » de la société. Certes sont montés en épingle les péchés propres aux guerriers, l'orgueil (ou vaine gloire), la colère, cette forme de cupidité qui leur est propre, la rapine. Mais non seulement ils tombent dans le péché commun à toutes les catégories d'hommes, la luxure, mais ils exhibent les vices propres aux autres catégories de la société, l'envie, péché des paysans et des pauvres, la tristesse, péché des moines, la cupidité, péché des bourgeois et des marchands, la gourmandise, péché des clercs. Car le septénaire peccamineux (Jacques de Vitry insiste sur le fait qu'il s'agit d'une série, il souligne : le quatrième, le cinquième, le sixième, le septième péché mortel), fragmenté par le nouveau schéma des « états » du monde, peut, à l'occasion de chacun d'eux, en certaines circonstances, se recomposer. Ce sont les pires situations de la vie mondaine, les occasions globales de pécher. Tels sont les tournois18.
Le thème est fréquent dans la littérature du XIIIe siècle, surtout de la première moitié du siècle, littérature de clercs, dominée par les clercs – mais où perce souvent la passion des guerriers pour un jeu qui satisfait leur système de valeurs.
L'Histoire de Guillaume le Maréchal (vers 1226) offre le meilleur tableau de ses héros ambigus qui dépensent en fole largece le prix des rançons, se lancent à la poursuite de la gloire, de la vaine gloire comme disent les clercs, en quête du los et du pris, assoiffés non de tueries, mais de bains de sang, transportés à la vue du sang vermeil qui rougit l'herbe et les chemises19.
De même un tournoi constitue un épisode important du roman de Jean Renart, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole20. Ce qui y apparaît surtout c'est le « fantasme de gloire des chevaliers tournoyeurs »21. Ils n'ont qu'une idée : « se distinguer les armes à la main ». La joute n'est qu'un interminable échange de coups qui font vibrer combattants et spectateurs, fendent les boucliers et les heaumes, brisent les lances, coupent et lacèrent les pourpoints, meurtrissent et rompent les chevaliers mais ne font pas de morts ni même, semble-t-il, de blessés. Mais, avec la gloire, le profit hante les désirs des jouteurs : « Ah ! si vous aviez vu conduire de toutes parts des prisonniers vers le camp de chaque nation ! Que de gains pour les uns, que de pertes pour les autres ! » Ce n'est pas le cas de Guillaume car, quoique vainqueur, il a montré sa largesse : « Guillaume, vêtu d'un pauvre pourpoint, ne rapportait que sa gloire : s'étant désarmé sans attendre, il avait tout donné aux hérauts, armes et chevaux. » Avec la gloire (Guillaume a jouté huit fois de suite, vaincu tous ses adversaires, gagné sept destriers, mais n'a rien pris au huitième, pour honorer sa vaillance), il a acquis l'amour, plus d'ailleurs par sa beauté que par sa vaillance (« à lui seul un visage franc lui a procuré l'amour de mainte et mainte dame »), et banquette joyeusement (« ils trouvèrent les nappes mises, de bons vins, des plats préparés au goût de chacun »). Si cette description correspond – en bien – au tableau que fait – en mal – Jacques de Vitry des chevaliers tournoyeurs, il y a au moins un péché qui ne touche pas Guillaume de Dole et ses compagnons, la tristesse (« Quant à notre héros, il n'avait pas l'air triste... », « Guillaume s'assit au milieu de ses compagnons qui rayonnaient de gaieté »).
Aucassin, dans le chantefable d'Aucassin et Nicolette, n'hésite pas, lui, à préférer l'Enfer promis aux chevaliers tournoyeurs par les clercs comme Jacques de Vitry au Paradis des « vieux prêtres éclopés et manchots... qui meurent de faim, de soif, de froid, de misère ». Il déclare en effet : « C'est en Enfer que je veux aller, car c'est en Enfer que vont les beaux clercs, les beaux chevaliers morts dans les tournois ou les guerres éclatantes, les valeureux hommes d'armes et les nobles22... » En revanche Rutebeuf, dans la Nouvelle Complainte d'Outremer qui passe en revue les états du monde pour les fustiger, entre les barons et les « jeunes écuyers au poil follet », fait une large place aux tournoyeurs : « Habitués des tournois, vous qui l'hiver allez vous geler en quête d'occasions de jouter, vous ne pouvez commettre plus grande folie ! vous dépensez, vous gaspillez votre temps et votre vie, les vôtres comme ceux d'autrui, sans distinction. Vous laissez l'amande pour la coquille, le Paradis pour la vaine gloire23. »
Qu'en est-il si l'on passe maintenant des tournois littéraires aux tournois « réels » ? À vrai dire les textes littéraires fournissant les documents les plus précis, l'appréciation de la réalité historique des tournois est fondée en grande partie sur eux. Georges Duby, à qui l'on doit la meilleure description et explication du « système » des tournois, se fonde surtout sur l'Histoire des comptes de Guines de Lambert d'Ardres24 et l'Histoire de Guillaume le Maréchal, mais il les éclaire par la connaissance directe du monde dans lequel ont vécu et tournoyé les chevaliers.
Le tournoi est affaire de jeunes chevaliers célibataires. Jacques de Vitry ne fait pas allusion à cette situation mais on peut penser qu'elle aggrave encore le cas des tournoyeurs. Dans un monde où le devoir du laïc est de se marier et de procréer alors que le célibat est, au moins depuis la réforme grégorienne, le propre du clerc, le jeune tournoyeur est déjà en faute avec son état. D'autant plus que, dans un monde où le célibat doit aller de pair avec la virginité, il recherche aussi le commerce des femmes dans les tournois : « Les tournois devinrent des écoles de courtoisie... chacun savait que l'on pouvait y gagner aussi l'amour des dames » (G. Duby). Ce pouvait être, à vrai dire, mais dans des conditions suspectes à l'Église, l'occasion de se marier, une « foire aux maris » a-t-on dit. On retrouve dans un fabliau d'esprit fort peu religieux, le Dit des Cons, ce lien entre tournoi et mariage25.
Le tournoi est pour ces jeunes guerriers entraînement et « exutoire nécessaire », « soupape de sûreté », « champ de défoulement ». Or, au début du XIIIe siècle, l'Église désigne aux chevaliers désœuvrés un théâtre approprié et béni d'exercice militaire : la Croisade. Jacques de Vitry, qui place si haut les croisés dans sa liste des « états » du monde et qui fut évêque d'Acre, en est encore plus imbu que d'autres. Saint Bernard qui a, dans son De laude novae militae, fait de la propagande pour cette chevalerie sacrée, est aussi de ceux qui déplorent, à une époque où la vogue des tournois n'est pas encore née, l'appétit des chevaliers pour une vaine gloire. Il est effrayé par la vue de « mesnies », de « bandes » de jeunes guerriers en quête de violence, comme il en passe à Clairvaux. Le tournoi sera, en effet, un « sport d'équipe ». L'Église, qui favorise les confréries pieuses mais combat les associations mues par d'autres solidarités que religieuses, attirées par la violence ou le gain (corporation), combat ces compagnons du Diable. Recherche de l'amour, de la violence, le tournoi l'est aussi de l'argent. Nul n'a montré mieux que Georges Duby la signification économique de ces manifestations qui s'appelaient d'ailleurs nundinae, du même nom que les foires. C'est la capture des hommes, des chevaux et des armes qui est l'objectif de la joute. Le tournoi devient lieu d'enrichissement et d'appauvrissement, de transferts de richesse comparables à ceux qui ont lieu dans le monde des marchands et des foires.
Il s'ensuit un trafic de monnaie considérable ou plutôt, comme le numéraire est encore rare, un jeu complexe de prêts, de gages, de contrats, de dettes, de promesses « comme à la fin des foires » (G. Duby). Ainsi l'Église ne voit pas seulement l'argent, avec le sang, envahir l'aire des tournois, mais le tournoi devient une activité financière concurrente de la quête ecclésiastique, « le rôle des tournois dans l'économie du XIIe siècle équivaut à celui que remplissait naguère encore la donation pieuse, dans une population que les prêtres tenaient plus étroitement en laisse. Raison de plus pour l'Église de condamner ces jeux, car ils font concurrence à l'aumône et parce qu'ils ouvrent la seule faille par où l'esprit de profit peut alors s'infiltrer dans la mentalité aristocratique » (G. Duby).
On comprend pourquoi l'Église condamne si âprement les tournois qui la blessent dans ses intérêts spirituels et matériels. Dès 1130, les conciles de Reims et de Clermont auxquels assiste le pape Innocent VI condamne « ces déplorables réunions ou foires » que le IIIe concile du Latran en 1179 appelle par leur nom : tournois. Pourtant, les oratores ne condamnent pas totalement les bellatores morts sur le champ du tournoi. L'Église leur refuse bien, comme le rappelle Jacques de Vitry, la sépulture chrétienne. Mais elle leur accorde « la pénitence et le viatique ».
L'exemplum de Jacques de Vitry est une pièce du dossier de la lutte des oratores contre les bellatores. Elle ne prend pas seulement sa place dans la longue rivalité médiévale des deux premiers « ordres » de la société, l'Église reprochant au chevalier tournoyeur non seulement de commettre les péchés propres à son état mais encore de sortir, si l'on peut dire, de son ordre de péchés, par la poursuite du gain, l'ostentation d'un célibat licencieux.
Mais aussi elle dresse, sans le dire, un constat d'hostilité particulier au moment historique, au tournant du XIIe au XIIIe siècle. Le tournoi remplace la Croisade, l'argent déborde du champ de foire, se détourne des donations pieuses vers les dépenses de divertissement.
À exprimer cette lutte des ordres, à servir le magistère idéologique de l'Église, les schémas classificatoires sont d'autant plus propres qu'ils combinent la tradition des croyances avec les changements dus aux circonstances. La rencontre du septénaire des péchés capitaux et de la classification de la société en « status » permet aux oratores du début du XIIIe siècle de lutter de façon particulièrement efficace, au plan théorique, contre le nouveau jeu des bellatores : le tournoi.
Extrait du sermon 52 Ad potentes et milites de Jacques de Vitry, sur l'Évangile de Luc, III, 14, Interrogabant milites Johannem dicentes, etc.
Transcription : Marie-Claire GASNAULT, d'après les manuscrits BN Lat. 17509 et 3284, et Cambrai BM 534.
Voir aussi : T. F. CRANE, The Exempla or illustrative stories from the sermones vulgares of Jacques de Vitry, 1890, réimpr. anastatique 1967, no CXLI, pp. 62-64 et 193.
Contra torneamenta et de malis que de torneamentis proveniant. Memini quod quadam die loquebar cum quodam milite qui valde libenter torneamenta frequentabat et alios invitabat, precones mittens et hystriones qui torneamenta proclamarent, nec credebat, ut asserebat, hujusmodi ludum vel exercicium esse peccatum. Alias autem satis devotus erat. Ego autem cepi illi ostendere quod VII criminalia peccata coritantur torneamenta. Non enim carent superbia, cum propter laudem hominum et gloriam inanem in circuitu illo impii ambulant et vani. Non carent invidia, cum unus alii invideat, eo quod magis strenuus in armis reputetur et majorem laudem assequatur. Non carent odio et ira, cum unus alium percutit et male tractat et plerumque letaliter vulnerat et occidit. Sed et inde quartum mortale peccatum incurrunt, quod est accidia vel tristicia : adeo enim vanitate occupantur quod omnia bona spiritualia eis insipida redduntur ; et quia non prevalent contra partem aliam, sed cum vituperio sepe fugiunt, valde contristantur. Non carent quinto criminali peccato, idest avaricia vel rapina, dum unus alium capit et redimit26, et equum quem cupiebat cum armis aufert illi contra quem pugnando prevaluit. Sed occasione torneamentorum graves et intollerabiles exactiones faciunt et hominum suorum bona sine misericordia rapiunt, nec segetes in agris conculcare et dissipare non formidant et pauperes agricolas valde dampnificant et molestant. Non carent torneamenta sexto mortali peccato, quod est castrimargia, dum mutuo propter mundi pompam invitant ad prandia et invitantur : non solum bona sua, sed et bona pauperum in super-fluis commessationibus expendunt et de alieno corio largas faciunt corrigias. « Quicquid delirant reges, plectuntur Achivi27. » Non carent septimo mortali peccato, quod dicitur luxuria, cum placere volunt mulieribus impudicis, si probi habeantur in armis, et etiam quedam earum insignia quasi pro vexillo portare consueverunt. Unde propter mala et crudelitatesque ibi fiunt, atque homicidia et sanguinis effusiones, instituit ecclesia, ut, qui in torneamentis occiduntur, sepultura christiana eis denegetur. « In circuitu quidem impii ambulant » (cf. Psaumes, XI, 9). « Unde cum mola asinaria », id est cum in circuitu vite laboriose, « demerguntur in profundum maris », id est in profunditatem amaritudinis et laboris (cf. Matthieu, XVIII, 6). Cum autem dictus miles hec verba audiret et aperte veritatem, quam nunquam audierat, agnosceret, sicut prius torneamenta dilexit, ita postea semper odio qui habere cepit. Multi quidem propter ignorantiam peccant, qui, si audirent veritatem et diligenter inquirerent, non peccarent, sicut memorati milites diligenter interrogabant Johannem Baptistam : « Quid faciemus et nos », quibus ipse respondit ut neminem concuterent violentiam faciendo nec calumpniam facerent falso aut fraudulenter accusando, sed contenti essent stipendiis, que ideo, teste Augustino, constituta sunt militantibus, ne dum sumptum queritur, predo grassetur.
Je me souviens qu'un jour je parlais avec un chevalier qui fréquentait très volontiers les tournois et y invitait d'autres chevaliers, en leur envoyant des hérauts et des histrions pour annoncer les tournois et il ne croyait pas, assurait-il, que cette sorte de jeu ou d'exercice soit un péché. Par ailleurs en effet il était assez dévot. Mais moi j'entrepris de lui montrer que les sept péchés capitaux accompagnent les tournois. Ils ne manquent pas d'orgueil (superbia) puisque pour la louange des hommes et la vaine gloire les impies et les vaniteux hantent ce circuit. Ils ne manquent pas d'envie (invidia), puisque chacun envie l'autre d'être tenu pour un plus fort combattant et de s'attirer plus de louanges. Ils ne manquent pas de haine et de colère (odium et ira) car chacun frappe l'autre, le met à mal et le plus souvent le blesse à mort et le tue. Mais par là ils encourent le quatrième péché mortel, qui est le dégoût ou tristesse (acedia vel tristitia) : ils sont en effet tellement obsédés par la vanité que tous les biens spirituels leur paraissent insipides ; et quand ils n'ont pas surclassé leur adversaire, mais qu'ils ont fui sous les reproches, ils s'attristent fort. Ils ne manquent pas du cinquième péché mortel, c'est-à-dire la cupidité ou le vol (avaritia vel rapina), car chacun, quand il a fui son adversaire prisonnier, le rançonne, et il enlève le cheval qu'il convoitait avec ses armes à celui qu'il a défait au combat. À l'occasion des tournois ils exercent de lourdes et insupportables exactions, ils volent sans pitié les biens de leurs hommes, ils ne craignent pas de fouler aux pieds et de disperser les moissons dans les champs et ils lèsent grandement et molestent les pauvres paysans. Ces tournois ne manquent pas du sixième péché mortel, la gourmandise (castrimargia), en invitant aux festins et en s'y faisant inviter pour sacrifier aux pompes de ce monde : ils dépensent dans des mangeailles superflues non seulement leurs biens mais aussi ceux des pauvres et de la peau d'autrui ils font de larges ceintures : « Quand les rois sont fous, les Grecs sont battus » (Horace, Épîtres, I, 2, 14). Ils ne manquent pas du septième péché mortel, qu'on appelle luxure (luxuria), car ils veulent plaire aux femmes impudiques en se faisant valoir au combat et même en portant pour enseigne certains de leurs objets féminins comme insignes. Aussi, à cause des crimes et des cruautés qu'on y commet, des homicides et des effusions de sang, l'Église a refusé la sépulture chrétienne aux morts dans les tournois. « Les impies hantent le circuit » (Psaumes, XI, 9). « Avec une meule d'âme », c'est-à-dire dans le circuit d'une vie pénible, « ils sont noyés dans les profondeurs de la mer », c'est-à-dire dans les profondeurs de l'amertume et de la peine (Matthieu, XVIII, 6). Quand le susdit chevalier eut entendu ces paroles et ouvertement reconnu la vérité, qu'il avait jusqu'alors ignorée, tout comme il avait aimé auparavant les tournois, désormais il se mit à toujours les haïr. Beaucoup en effet pèchent par ignorance, qui, s'ils entendaient et cherchaient soigneusement la vérité, ne pécheraient plus, à l'image de ces soldats qui demandaient soigneusement à Jean-Baptiste : « Et nous, que devons-nous faire ? » Il leur répondit qu'ils ne devaient frapper personne par violence et ne calomnier personne par une accusation fausse ou frauduleuse, mais qu'ils devaient se contenter de leurs salaires qui, selon les témoignages d'Augustin, ont été institués pour les soldats afin d'éviter qu'en cherchant de quoi vivre ils n'acquièrent du butin par la violence.
1 Cf. par exemple Ch. V. LANGLOIS, La Vie en France au Moyen Âge, de la fin du XIIe au milieu du XIVe siècle. T.I., D'après des romans mondains, Paris, 1924 ; t. II, D'après quelques moralistes du temps, 1925.
2 C'est ce qu'en font par exemple T. F. CRANE, « The exempla or illustrative stories from the sermones vulgares of Jacques de Vitry » (Publications of the Folklore Society, XXVI), Londres, 1890, reproduction anastatique Kraus Reprint, Nehdeln, 1967, et A. LECOY DE LA MARCHE, Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés du Recueil inédit d'Étienne de Bourbon, dominicain du XIIIe siècle, Paris, 1877, extrayant des sermons de Jacques de Vitry ce qui peut servir à l'étude du folklore ou du Traité sur les sept dons du Saint-Esprit à l'usage des prédicateurs d'Étienne de Bourbon les récits à caractère « anecdotique ». Salvatore BATTAGLIA (« L'esempio nella retorica antica », Filologia Romanza, VI, 1959, pp. 45-82, et « Dall'esempio alla novella », ibid., VII, 1960, pp. 21-82 – repris dans La coscienza litteraria medievale) a qualifié les exempta de « Bibbia della vita cottidiana », Bible de la vie quotidienne.
3 Par exemple E. KÖHLER, Ideal und Wirklichkeit in der höfischen Epik (1re éd. 1956, 2e éd. révisée 1970). Georges DUBY, « Histoire sociale et idéologie des sociétés », Faire de l'histoire, t. I, J. LE GOFF et P. NORA, édit., Paris 1974, pp. 147-168, du point de vue de la théorie, et comme illustrations exemplaires : Le Dimanche de Bouvines, Paris, 1973, Les Trois Ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Paris, 1978.
4 Cf. J. LE GOFF et J.-Cl. SCHMITT, « Au XIIIe siècle : une parole nouvelle », Histoire vécue du peuple chrétien, 1.1, sous la direction de J. DELUMEAU, Toulouse, 1979, pp. 257-279.
5 Sur les exempta : J. Th. WELTER, L'Exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Age, Toulouse, 1927. – R. SCHENDA, « Stand und Aufgaben der Exemplaforschung », Fabula, 10, 1969, pp. 69-85. – H. PÉTRI, R. CANTEL et R. RICARD, art. Exemplum, in Dictionnaire de Spiritualité, t. IV/2, Paris, 1961, col. 1885-1902. – Cl. BRÉMOND, J. LE GOFF et J.-Cl. SCHMITT, L'« Exemplum », Typologie des sources du Moyen Âge occidental, fasc. 40, Turnhout, Brepols, 1982.
6 Les trois principaux théologiens du XIIe siècle dont les conceptions sur le septénaire sacramentel sont les plus influentes dans la première moitié du XIIIe siècle sont HUGUES DE SAINT-VICTOR, De sacramentis (PL, 176, 173-618), PIERRE LOMBARD, Libri IV sententiarum (éd. Collegium S. Bonaventurae ad Claras Aquas, 2 vol., 1916), et PIERRE LE CHANTRE, Summa de sacramentis et animae consiliis (éd. J.A. Dugauquier, 5 vol., 1954-1967).
7 Sur les manuels de confesseurs, cf. C. VOGEL, Les Pénitentiels (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, fasc. 27), Turnhout, 1978. – A TEETAERT, La Confession aux laïques dans l'Église latine depuis le VIIe jusqu'au XIVe siècle, Webern-Bruges-Paris, 1926. – P. MICHAUD-QUANTIN, « A propos des primières Summae confessorum », Recherches de théologie ancienne et médiévale, t. XXVI, 1959, pp. 264-306. – J. LE GOFF, « Métier et profession d'après les manuels de confesseurs du Moyen Âge », Miscellanea Mediaevalia, vol. III : Beiträge zum Berufsbewufitsem des mittelaterlichen Menschen, Berlin, 1964, pp. 44-60, repris dans Pour un autre Moyen Âge, Paris, 1977, pp. 162-180.
8 Sur l'importance et le sens des classifications, cf. J. GOODY, The Domestication of the savage mind, Cambridge, 1977. – P. BOURDIEU, La Distinction, critique sociate du jugement, Paris, 1979.
9 Cf. M. W. BLOOMFIELD, The Seven Deadly Sins. An introduction to the History of Religious concept with special reference to Medieval English Litterature, East Lansing, 1952. – S. WENZEL, « The seven deadly sind : some problems of Research », Speculum, XLIII, 1968, pp. 1-22. – M. CORTI, Il viaggio gestuale. Le ideologie e le strutture semiotiche, Turin, 1978, pp. 248-249.
10 L. K. LITTLE, « Pride goes before avarice-social change and the vices in latin christendom », American Historical Review, LXXV, 1971.
11 Sur l'abondante littérature des états du monde, cf. la thèse soutenue en 1979 devant l'université de Paris, Panthéon-Sorbonne (Paris IV), par Jean BATANY.
12 J. LE GOFF, La Civilisation de l'Occident médiéval, Paris, 1965, p. 347.
13 Il s'agit du chapitre VII, De statu parisiensis civitatis, de l'Historia Occidentatis (éd. J.F. Hinnebusch, Fribourg, 1972). Cf. Maria CORTI, op. cit., pp. 248-249.
14 Th. F. CRANE, The Exempta..., no CLXI, pp. 62-64.
15 Je dois à l'amabilité de Mme Marie-Claire GASNAULT la communication de la transcription intégrale de ce sermon no 52, Ad potentes et milites, d'après le ms. Paris BN Ms Lat 17509, utilisé par CRANE, et le ms. Cambrai BM 534, précieux notamment par ses rubriques.
16 Cf. L'étude classique de Karl BOSL, « Potens » und « Pauper ». « Begriffsgeschichtliche Studien zur gesellschaftlichen Differenzierung im frühen Mittelalter und zum “Pauperismus” des Hochmittelalters », Festschrift für O. Brunner, Göttingen, 1963, pp. 60-87.
17 On retrouve ici l'image du « bras séculier ».
18 Sur les tournois, outre les pages essentielles de G. DUBY, Le Dimanche de Bouvines, Paris, 1973, pp. 110-137, on peut encore consulter O. MÜLLER, Turnier und Kampf in den attfranzösischen Artusromanen, Erfurt, 1907, et J. J. JUSSERAND, Les Sports et les jeux d'exercice dans l'ancienne France, Paris, 1901, pp. 41-98. – F. H. CRIPPS-DAY, History of the Tournament in England and in France, Londres, 1918. Le texte capital est l'Histoire de Guillaume le Maréchal, éd. P. MEYER, Paris, 1891-1901 (surtout t. I, v. 1471-5094 et t. III, pp. XXXV-XLIV). C'est surtout sur ce texte que se fonde l'intéressant article de Marie-Luce CHÊNERIE, « Ces curieux chevaliers tournoyeurs... ». Des fabliaux aux romans, Romania, 97, 1976, pp. 327-368. Cf. aussi M. PASTOUREAU, Traité d'Héraldique, Paris, 1979, pp. 39-41 et surtout G. DUBY, Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde, Paris, 1984.
19 Cf. Sidney PAINTER (French Chivalry. Chivalric Ideas and Practices in Mediaeval France, Baltimore, 1940, p. 36) qui rapproche le désir de gloire de Guillaume le Maréchal de ce qu'écrit du chevalier Philippe de Novare dans son traité Les quatre âges de l'homme : « Il travaille à acquérir de l'honneur comme à être renommé pour sa valeur et gagner des biens temporels, des richesses et des héritages. »
20 Jean RENART, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, éd. F. LECOY, Paris, 1962, trad. en français moderne de J. DUFOURNET, J. KOOIJMAN, R. MÉNAGE et C. FRONC, Paris, 1979.
21 M. ZINK, Roman Rose et Rose rouge. Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, Paris, 1979.
22 Aucassin et Nicolette, éd. critique et trad. de J. DUFOURNET, Paris, 1973.
23 RUTEBEUF, Poésies, trad. J. DUFOURNET, Paris, s.d., 1978, 54.
24 LAMBERT D'ARDRES, Historia comitum Ghisnensium et Ardensium dominorum. Monumenta Germaniae Historica Scriplores, t. XXIV, 1879.
25 Cf. M. L. CHÊNERIE, loc. cit., Romania, 97, 1976, 349.
26 Redimere : peccuniam nomine redemptionis extorquere, injuste exigere (Du CANGE). Seul Lat. 17509 donne non redimit.
27 HORACE, Ép., I, 2, 14.