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Asylum

Vous qui entrez ici, perdez toute espérance.

Dante ALIGHIERI

« Cochons de toubibs ! »

L’hôpital est une véritable porcherie. Et je n’aime pas cette charcutaille sur pattes. C’est surtout leur petit côté humain qui me chiffonne. Ils ingurgitent n’importe quoi et aiment bien se rouler dans la fange. On les a bouffés pendant des siècles et maintenant ils servent de mère porteuse et de réservoir à organes. Mais on continue quand même à les bouffer.

« Cochons de toubibs ! »

C’est ce que dit toujours Vernaclès. Lui, il est comme son nom : tiré à quatre épingles, rasé de frais, gominé, les pompes cirées. Je ne sais vraiment pas comment il peut faire au milieu de toute cette merde. La plupart des autres s’y sentent plus à l’aise. Et ça vomit, et ça pisse, la gueule ruisselante de bave, les lèvres et les joues maculées de bouffe séchée. Sans parler de la Fouine et de Jo Scat qui chient dans tous les coins. Et puis ça bouge tout le temps. Comme dans une ruche ou une termitière. La salle commune est immense et vide. Les objets sont dangereux, disent les cochons de toubibs, et les pourceaux de matons les écoutent. Remarquez, ils n’ont pas tort. Un jour, Franz Parlier, dit l’Autruche, a trouvé une boîte d’épingles et il les a toutes bouffées. Après, il pissait le sang par les deux bouts et il a dû faire un petit séjour sur le billard. Alors c’est normal qu’ils fassent gaffe. Et maintenant, l’Autruche, elle a une vilaine cicatrice purulente sur le bide. Y a bien Jo scat qui la lui lèche de temps en temps mais ça ne veut pas guérir. Faut dire que le billard, ici, il ne trône pas dans une sale d’hop New-Tech. C’est plutôt rouille, champignons et compagnie. Certains disent que l’excès d’hygiène, c’est pas bon, parce que les bactéries en profitent aussi. Peut-être, mais il y a sûrement un juste milieu à trouver ! S’en foutent. Ils veulent juste nous garder en vie parce qu’on leur sert de cobaye. Les familles ont signé une décharge et ils peuvent faire ce qu’ils veulent de nous. Personne ne viendra les emmerder, ni même réclamer les restes. Faut dire qu’un type qui bouffe les bibelots ou qui chie dans tous les coins, ça fait plutôt désordre en société…

Anjel a signé cette putain de décharge ! Je n’arrive toujours pas à y croire. Mon frère m’a trahi. Il a fait alliance avec ces bouffeurs de porcs, ces cannibales qui boulottent leurs frères d’organes, leurs mères porteuses. Il n’a pas compris qu’on était différents. Qu’on était d’une autre nature. Moi, je le sais, je le sens dans toutes mes fibres. J’espère ne jamais plus le rencontrer, sinon je serai obligé de le tuer. Mais qu’il se rassure, ils ne sont pas près de me laisser sortir. L’asile de Sainte-Marie est un territoire neutre, une zone de non-droit, comme tous les Établissements de niveau quatre. Seules les expérimentations qui pourraient porter atteinte à notre intégrité physique y sont interdites, mais aucun responsable ne viendra jamais fourrer son groin dans un endroit pareil. Comme pour les camps de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale. Ceux qui sont au courant dirigent le monde et ont d’autres chats à fouetter, et ceux qui ont des doutes préfèrent prendre exemple sur les trois petits singes pour avoir la paix. Moi, j’ai de la chance. Je suis là depuis bientôt trois ans et je ne suis passé que deux fois sur le billard. La première parce que l’un des matons y avait été un peu fort et m’avait brisé la mâchoire, et la deuxième pour une injection de culture cellulaire dans la paroi abdominale. Quelque temps après, ce qui ressemblait à un énorme foie s’est mis à pousser sur mon ventre. Ces pourceaux de toubibs étaient ravis. Ils ont coupé la barbaque ectopique et tout est rentré dans l’ordre. Je n’ai eu aucune explication, mais faut pas rêver, n’est-ce pas ? Les dingues n’ont pas besoin d’être mis au courant de tout ce qu’on fait avec leur corps ! C’était l’année dernière. Depuis, je n’ai plus eu de problèmes. Le billard, connais plus. Le docteur Lambert est tombé amoureux de moi. Ou plutôt de mon moi secret. Mon cas le passionne… Et je le comprends. Je suis différent des autres… De tous les autres.

Il s’avance vers moi de sa démarche claudicante. Le docteur Lambert est affublé d’un pied bot et l’extrémité de sa jambe gauche se termine par un énorme bottillon en cuir noir qui fait penser à un gros bloc de réglisse.

Le bureau du docteur Lambert n’est pas plus accueillant que le reste de l’hôpital. Des murs écaillés et suintants, un énorme bureau noir au vernis passé et persillé de trous de vers, deux fauteuils au cuir élimé et aux ressorts distendus et une vieille armoire métallique rouillée contenant probablement des dossiers qui n’ont plus été mis à jour depuis des lustres. De toute façon, le docteur Lambert ne note jamais rien. Pourtant, il se souvient de tout. Et s’il lui arrive de poser plusieurs fois la même question, c’est uniquement pour comparer les réponses. Cochon de toubib qui croit jongler avec la cervelle de ses malades. Mais je ne me laisse pas abuser par ses ruses primaires. Et il aime ça !

J’essaye de trouver une position confortable pour éviter que les ressorts ne me bouffent les fesses. Le docteur Lambert traîne son bout de réglisse d’un coin à l’autre de la pièce.

« Que pensez-vous des hommes, Daren ?

— Je ne les aime pas.

— Est-ce que vous les détestez ?

— Non… ils ne représentent tout simplement rien pour moi.

— Est-ce qu’un animal a plus d’importance à vos yeux ?

— L’importance n’a rien à voir là-dedans. Un animal est un être vivant. Je suis un être vivant, mais je ne suis pas un homme comme vous, ou Jo Scat, ou le président d’Europa, ou…

— … vos parents ?

— Si vous voulez. Les hommes n’ont donc pas plus d’importance à mes yeux que le reste du règne animal. Si un fauve vous agresse ou agresse votre famille, vous n’aurez aucun scrupule à le tuer, n’est-ce pas ?

— Vos parents ne vous ont pas agressé, Daren.

— C’est exact. Mais ils ont exterminé mes araignées.

— Les araignées sont des animaux comme les autres, non ?

— Pas à mes yeux.

— Et pourquoi ça ?

— Je vous l’ai déjà dit plusieurs fois. Je ne sais pas…

— Et vous ne désirez pas le savoir ?

— Je le saurai en temps utile.

— Vous comptez sur une illumination ?

— Je dirais plutôt une révélation.

— De Dieu ?

— Dieu est une invention des hommes. Je peux avoir une certaine image de Dieu mais elle n’a rien à voir avec la vôtre. De toute façon, je n’ai besoin de personne. La révélation est en marche et j’en suis le catalyseur.

— Le meurtre de vos parents est-il le point de départ de cette révélation ?

— Non, mais un événement clef, certainement !

— Que voulez-vous dire par là ?

— Pour la première fois, j’ai refusé de jouer le jeu.

— Quel jeu ?

— Celui des hommes, de mon adoption. De cette gigantesque mascarade.

— Vous vouliez en quelque sorte prendre votre destin en main ?

— Exactement.

— Savez-vous comment le destin est représenté dans l’iconographie armoriale ?

— Je n’en ai aucune idée.

— Par une araignée. La toile, quant à elle, représente le tissu de la vie et le voile des illusions. Qu’en pensez-vous ?

— Que vous essayez de me piéger.

— Je ne suis pas là pour vous piéger mais pour essayer de vous sauver, Daren.

— Vous savez bien que, quoi qu’il arrive, je ne sortirai jamais d’ici. Je suis incapable de mentir mais par contre, je suis encore capable de tuer.

— Vous n’avez toujours pas répondu à ma question, Daren.

— Vous essayez de m’emmener sur une piste symbolique ou psychanalytique alors que les raisons qui guident mes actes sont d’une tout autre nature.

— Vous savez ce qu’est un schème, Daren ?

— Non, mais vous allez certainement me l’expliquer.

— Pour Kant, il s’agit d’une représentation qui assure un rôle d’intermédiaire entre les catégories de l’entendement et les phénomènes sensibles. Par exemple, le schème pur de la quantité est le nombre. Et selon Deleuze, le schème de l’araignée c’est sa toile, et sa toile, c’est la manière dont elle occupe l’espace et le temps. La manière dont vous occupez l’espace et le temps ne vous convient pas, Daren. C’est exact ?

— C’est une façon de voir les choses qui peut en effet correspondre à ce que je ressens.

— Il y a des cas d’araignées très extraordinaires. Lorsque vous les mutilez d’une patte qui ne sert pourtant pas à la confection, elles font des toiles ­aberrantes par rapport à leur propre espèce, elles font une toile pathologique. Comme si un trouble d’espace et de temps correspondait à la mutilation. Est-ce que vous ressentez une mutilation de cette nature ?

— C’est bien pire que cela. Mes filières ont été sectionnées et je ne peux plus faire de toile. Pour l’instant en tout cas.

— Est-ce que cela à un rapport avec vos parents ?

— Évidemment. Avec mes vrais parents, je veux dire. Ils sont d’ailleurs. Et c’est cet ailleurs que je finirai par retrouver.

— Cet ailleurs, que signifie-t-il pour vous ? Une autre planète ?

— Vous avez parlé vous-même d’une certaine manière d’occuper l’espace et le temps. Je crois que cela définit parfaitement cet ailleurs.

— Je vois…

— Non, vous ne voyez rien du tout. Sinon vous ne seriez pas là à me poser toutes ces questions stupides.

— Je ne crois pas qu’elles soient si stupides. Sinon, vous n’essayerez même pas d’y répondre.

— Un jour, je vous tuerai. »

Le docteur Lambert s’immobilise, ridiculement penché sur son pied bot. « Vous ne tuerez personne, Daren. Sinon vous serez immédiatement envoyé dans un établissement de niveau cinq. Et vous en appréhendez très bien les conséquences. »

Je me lève brusquement, saisis un coupe-papier qui traîne sur le bureau de Lambert et lui plaque la lame sur la gorge. « Je sais très bien ce que cela signifie, mais c’est peut-être la seule voie capable de me conduire à la révélation. »

Une infime goutte de sang perle sur le cou du docteur Lambert. J’écarte la lame puis la plante sur le bois vermoulu du bureau. Elle s’y enfonce comme dans du beurre.

« Votre monde est ainsi fait, docteur, vermoulu et friable. Et bientôt, je le réduirai en miettes. »

Puis je le laisse là, à la fois transi et survolté. Tout ce qu’il ne peut saisir en moi le fascine et il continuera à me protéger.

Les hommes sont si faibles. Autant en profiter…