Il faut les aimer pour les présenter…
Les aimer pour les exhiber…
Être fou de leurs énormités…
Être fier de leurs difformités…
Pour faire d’eux des artistes…
Des divas, des monstres…
Des stars assolutas…
Nous devons les aimer…
Eric NONN, Joseph Merrick, dit Elephant Man.
Je ne suis pas fou mais je suis dément, et j’en suis fier. La folie essaye d’organiser le chaos ; moi, je me contenterai de peupler le néant. Je serai un de ces prophètes issus des crevasses noires et humides du genre humain. Mais pour l’instant je me dois d’être patient. Je sais que l’instant approche. Jour après jour, une étrange tiédeur glisse sur ma peau. Je sens l’avenir comme s’il s’agissait d’une énorme bête gesticulante, un dragon rouge et or dont les ailes noires claquent dans l’air bouillant du temps. Et le vent brûlant qu’elles soulèvent vient, après plusieurs années d’un voyage à rebours, caresser la peau du prophète.
Araignée, ma douce araignée qui tisse sa toile sous mon oreiller, je ne t’écraserai pas du poids de ma tête mais dans tous mes orifices tu pourras venir nicher…
J’ai d’abord trouvé un spécimen très rare : une Veuve bleue. Elle avait élu domicile dans les toilettes du bloc quatre. Derrière la cuvette des chiottes, dans une mince crevasse, juste sous le coude du siphon d’évacuation. Impossible de la voir, mais je l’ai sentie. Les arachnides, contrairement aux humains qui dégagent une odeur aigre-douce, agressive et insistante, exhalent un parfum délicat et sucré plutôt apaisant. J’ai voulu immédiatement la prendre. Je n’ai pas eu besoin de parler. Elle est sortie de sa tanière, a trottiné le long du tuyau en plastique du siphon, sauté sur la lunette en bois brisée et ébréchée, tout juste bonne à cisailler les fesses des dingues qui réussissent à s’asseoir en face du trou, puis s’est arc-boutée sur ses pattes arrière et sur l’extrémité en forme de poire de son abdomen et a frétillé des pattes antérieures, l’air de dire : « Maintenant c’est à toi de faire un petit effort pour venir me récupérer. » Sitôt ma main avancée, elle a sauté au creux de ma paume. Elle était belle. Elle était bleue. C’était la première. L’idée du cirque m’est aussitôt venue à l’esprit. Une équipe d’araignées savantes, ça a quand même plus de gueule qu’un troupeau de puces.
Elles avancent maintenant l’une derrière l’autre pour venir se placer au centre de l’estrade miniature. En tête vient Mélissa, la plus petite, une Rasculine zébrée rouge et noire qui saute plus qu’elle ne marche, puis vient Rafy, une de ces araignées poilues, longiformes, aux pattes courtes et trapues, la hantise par excellence de tous les poltrons phobiques. Certes, mieux vaut éviter sa morsure… Sinon, c’est la paralysie assurée et la mort pour les plus délabrés. Viennent ensuite Pim, Pam et Poum, trois fouisseuses grises aux longues pattes aériennes, et enfin Graelzia, ma superbe veuve bleue qui dirige la petite troupe de patte de maître. Elles ne font pas toutes preuve d’un talent emphatique exacerbé, mais Graelzia fait office de relais et elles suivent toutes mes instructions au segment et à l’œil.
Le public est trié sur le volet. Rien que des amateurs. Je ne voudrais pas qu’il arrive malheur à l’une de mes petites protégées. Jo Scat, Mari Loup, Berni la Trogne, Sofia et Matt le Désossé. Vernaclès s’occupe du service d’ordre. Et ce n’est pas Franz qui va l’emmerder. J’avais trouvé un petit scorpion doré, superbe. Il sentait le cerfeuil et la goyave. J’ai même pas eu le temps de le baptiser. L’Autruche s’est pointé et l’a bouffé. Alors je lui ai un peu refait le portrait. Depuis il se tient à carreau et par là même, à distance.
Et le spectacle commence…
Le désossé assure l’accompagnement musical. Il torture ses os mais il fait aussi un tas de trucs avec la bouche. Et de temps en temps, il pète. C’est un véritable génie du bruitage…
Roule tambour, roule…
Pim, Pam et Poum grimpent l’une sur l’autre. Architecture fragile aux arceaux filiformes. Rafy passe délicatement ses pattes antérieures sous le thorax de Mélissa. Puis le levier se déclenche et Mélissa vole dans les airs pour retomber sur le dos de Poum. La colonne vivante oscille légèrement puis de plus en plus fortement. Au moment où elle va pour s’écrouler, Mélissa saute et atterrit sur le dos de Graelzia.
Le public est en délire. Et ça hurle et ça pisse, et les gueules ruissellent de bave. Les araignées se mettent en rang et, têtes dressées, elles agitent leurs pattes antérieures, cisaillent l’air de leurs chélicères. Elles sont ivres de joie et ma petite veuve bleue me transmet leur fierté collective.
Mais il ne faut pas s’endormir sur ses lauriers. Le public n’est pas d’une patience à toute épreuve… Graelzia lance les ordres… Et le spectacle continue.
Roule tambour… roule…