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Narkose

Je me baigne. Mon cheval est attaché et me regarde quand je sors du bain. Sait-il que c’est moi, ce moi qui suis arrivé monté sur lui ?

Léon TOLSTOÏ, Carnets.

Alice Carol tirait Anjel par la main dans le dédale animalier de la rue Salieri. La mode des plasti-appendices avait pris telle une traînée de poudre. En quelques mois les carnets de rendez-vous des plastichirurgiens avaient fait le plein pour l’année. Et les officines louches, les blocs opératoires de cuisine s’étaient développés.

Mais on n’implante pas une interface biotique comme on perce une oreille et les nécroses purulentes étaient devenues monnaie courante. Ceux qui avaient eu la chance d’obtenir un rendez-vous chez un bioplasticien digne de ce nom pouvaient maintenant parader, ornés de plasti-tentacules qui rehaussaient les poitrines mamelues d’une avenante corolle ou de plasti-queues imposantes qui transformaient un vitellone en superbe étalon.

La Société Protectrice des Animaux et des Psychomachines n’avait pas encore bronché, mais il était clair qu’en dehors des boutons pressions qui constituaient l’interface, les plasti-organes n’avaient de synthétique que le nom. Et si les tentacules, les queues et tout ce qui ne se dévoilait pas en public étaient si fascinants, c’est que tous ces appendices étaient “vivants”. Truffés de microprocesseurs liés à la mémoire cellulaire de leur hôte, mais vivants. Et l’on parlait déjà de plasti-têtes et de plasti-sexes… Si la SPAP n’intervenait pas rapidement, la plupart des bioplasticiens allaient pouvoir se construire des cliniques en Espagne…

Alice avait insisté pour qu’ils rendent une petite visite à Marbella. Elle venait d’être nommée commissaire des RG et responsable de la confédération des 3N avec un code d’accès au serveur central d’Interpol. Ça pouvait rendre service. Anjel en était également convaincu, mais il se demandait pourquoi Marbella irait perdre son temps pour une simple affaire de généalogie existentielle. Ils s’étaient peut-être connus sous le signe de la luxure, mais depuis, ils ne s’étaient revus que deux fois, et finalement, se connaissaient à peine. C’était une amie d’Alice, certes, mais contrairement à ce que l’on croit, peu de gens sont prêts à se décarcasser pour les amis de leurs amis…

Il s’arrêta devant un écran-façade qui annonçait la ratification du rapport “Villes enterrées support/surface” par la commission urbanistique des Nouvelles Nations du Nord (les 3N), ce qui allait donner lieu d’ici une dizaine d’années à la naissance de la Confédération des villes-Sphères Narcose, Nitrose et Névose… « Trois en Un », vantait le slogan ministériel… Volume habitable accru, espace naturel préservé et possibilité d’éjection extra-planétaire en cas de risque majeur… La paranoïa collective est sans limites, se dit Anjel, qui sentait l’angoisse du manque grimper aux cordes à nœuds reliant ses neurones…

Il avait appelé la morgue en disant qu’il ne se sentait pas bien et qu’il n’arriverait qu’en début d’après-midi. « T’as eu le week-end encore plus chargé que d’habitude », avait grommelé Charon en soupirant, plus pour lui-même que pour Anjel. Charly avait ricané, à moins que ce ne soit Gros-Bœuf, et Roxane avait immédiatement pris sa défense en précisant qu’il ne fallait pas se moquer de quelqu’un d’aussi gentil que lui, même s’il avait tendance à boire un peu trop. Ce qui ne fit que multiplier les rires. Anjel coupa la communication. Il se dit que si Roxane le défendait de cette manière, c’est qu’elle devait en pincer pour lui, et il se demanda bien ce que l’on pouvait trouver d’attirant chez un alcoolo neurasthénique. Il posa la question à Alice. Elle lui répondit qu’il était tout simplement d’un naturel charismatique et que les hommes qui se moquaient de lui le faisaient essentiellement par jalousie.

« Mais si tu dragues un mec, il cédera à tes avances comme n’importe quelle femme, conclut-elle.

— Les hommes ne m’attirent pas trop, alors ce cas de figure à peu de chance de se produire.

— Il ne faut jamais dire jamais.

— Ni fontaine je ne boirai pas de ton eau… Pour les poncifs, je n’ai pas besoin d’une psy. »

Il l’arrêta dans son élan et lui demanda de l’attendre un petit moment. Il revint avec deux barbes à papa. Il lui en tendit une. « Et ne me dis pas que je suis en pleine régression mais qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter, vu qu’à ce stade de l’analyse, c’est plutôt normal !

— Il n’y a plus d’analyste, alors tu n’as rien à craindre », lança Alice avant de mordre le rucher branlant, mou et rose, à pleines dents.

Anjel fit de même. Autour de lui craquaient des sons et fusaient des formes. Il eut brutalement l’impression de se mouvoir dans un rêve. Une phrase que Pietro Citati mettait dans la bouche d’un schizophrène lui revint en mémoire.

« Qui m’assure, s’exclama-t-il, que cette couverture sur mes jambes est une couverture, et que je suis moi ? Rien ne me prouve que je ne suis pas la couverture ! »

Alice avala la boule de sucre qui s’était condensée dans sa bouche. Des filaments cotonneux maculaient ses lèvres et Anjel ne put s’empêcher d’y voir là une forte connotation érotique.

« Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je suis toujours dans ton cabinet, allongé sur le divan, en transe hypnotique. Et tout ce qui vient de se passer ces derniers temps n’est que le fruit de mon imagination. Dans un instant, tu vas claquer des doigts et je vais m’extraire de cet incroyable scénario. »

Alice se planta devant lui et claqua des doigts. Les paupières d’Anjel papillotèrent. Il fit claquer sa langue contre le palais mais rien ne se passa.

« La vie n’est faite que de hasards, sinon…

— Il ne se passerait jamais rien. C’est bien ça ?

— Exact. Ce qui serait vraiment incroyable, c’est que seules les personnes qui n’ont rien à se dire réussissent à se rencontrer… »

Anjel acquiesça, tout en suçant les restes de barbe à papa collés sur son bâtonnet.

« En fait, tout cela est orchestré, lança Alice.

— Je suis assez d’accord avec toi, mais par qui ?

— Par ton inconscient », conclut Alice en tendant devant elle son reste de barbe à papa qu’elle avait délicatement déroulé de son axe et qui ressemblait étrangement à une délicate toile d’araignée.

Une pause dans un bar avait été indispensable. Anjel en avait marre de toute cette symbolique psychanalytique qui l’emmaillotait dans une camisole de force mentale. « Comme une araignée momifiant sa proie en vue des ripailles hivernales », avait eu le malheur d’enchaîner Alice. Anjel l’avait fusillée du regard puis avait avalé d’un trait son verre de Jack. Et il s’était tout de suite senti mieux.

« Je crois que je vais faire psypute…

— Qu’est-ce que tu dis ? lança Anjel qui savourait le plaisir de l’alcool glissant dans ses viscères en papillotant des paupières.

— J’aime le sexe. C’est probablement pour cela que j’ai choisi la psychanalyse. Quelqu’un d’étendu sur un divan et qui dévoile ses chairs intérieures, ça a un petit côté délicieusement porno, non ? »

Anjel plissa le museau en commandant un deuxième Jack.

« Et tu as été ma révélation, conclut Alice.

— Je ne sais pas si je dois prendre ça comme un compliment… Tu vas faire quoi, exactement ?

— C’est simple, je vais racoler mes clients sur le trottoir… ensuite ils auront tout le loisir de me raconter leur vie. Mais sur le divan, ils ne feront pas que parler. Je serai la première péripatéticienne digne d’Aristote !

— Bon… Je crois que j’en ai assez entendu sur le sujet… T’es dingue… » Il approcha son visage du sien et l’embrassa, puis se leva.

« Il est temps d’y aller, non ? »

Il eut un léger étourdissement. Alice lui prit le bras. « Tu picoles trop… Tu vas y laisser la peau… »

Son regard s’était fait sévère. Le cynisme qui caractérisait jusque-là le moindre de ses mots avait disparu.

« Je sais, ricana Anjel. Mais je n’y peux rien… Tu ne peux pas résister à l’appel du sexe, eh bien, moi, je peux pas résister à celui de l’alcool.

— Les conséquences ne sont pas tout à fait les mêmes… »

Anjel fit la moue et se dégagea des mains d’Alice. « Disons que tout cela relève de la pornographie et le débat sera clos.

— Alors là, tu me sèches…

— Je te signale que ton langage est en train de se relâcher… C’est péripathétique ! »

Alice haussa les épaules puis sourit et lui tendit son index devant le nez. « La jeune intellectuelle à lunettes et chignon n’était qu’un avatar de salon, p’tit gars… Et si mon nouveau look ne te convient pas, fuck you ! »

Anjel soupira. « Excuse-moi, mais je commence un peu à fatiguer. Alors, on se fait gentiment mettre à la porte par ta copine, ce qui me laissera le temps d’aller faire une petite sieste – seul – avant de reprendre le boulot.

— No problemo, baby ! » lança Alice en lui faisant un clin d’œil.

Et ils se fondirent dans la masse de plus en plus compacte qui bouchonnait les artères du cœur de Granville.

 

Anjel n’aimait pas trop se soumettre à la palpation de la Membrane, mais pour pénétrer dans n’importe quel bâtiment public sécurisé, il n’y avait plus moyen d’y échapper. Ça avait au moins le mérite d’éviter les fouilles au corps, voire les prises de sang faites à votre insu par les serreurs de pognes professionnels. Les nouvelles membranes type gataca accomplissaient en moins d’une seconde, une analyse génétique fiable à 99 %, un dépistage viral, microbien, infoviral, biotique, et débusquaient tout ce qu’un sac de viande peut planquer pour transformer un commissariat en léproserie ou l’hôtel des Impôts en une immense terrine de pâté aux staphylocoques dorés. Y compris les nanopulvérisateurs peauciers, aussitôt neutralisés par le baiser de la Membrane qui n’avait rien à envier à celui de Judas.

Anjel en était là de ses pensées, lorsqu’une sonnerie suraiguë lui vrilla les tympans. Il n’eut même pas le temps de se demander s’il y avait un problème. La membrane lui comprima la poitrine et lui pulvérisa un narcospray dans les narines. Il se laissa aussitôt choir dans les bras de Morphée.

 

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il eut l’impression que du verre pilé avait été glissé sous ses paupières. La lumière glacée de néons bleus reflétée sur le carrelage blanc de la pièce lui cisailla la cornée. Il voulut se protéger les yeux mais ses mains n’étaient pas au rendez-vous. Il hurla et entendit sous son crâne le beuglement d’une grenouille qui avait enfin réussi à avoir la taille d’un bœuf. Une aiguille s’approcha de son épaule, trouva le point de pénétration sous-clavière. Une tiède rayonnance lui voila toute forme de conscience.

 

Lorsqu’il reprit connaissance, il était allongé au centre d’un canapé moelleux et une douce musique, qui lui rappelait une symphonie d’Albéric Magnard, voletait autour de lui. Papillon aux sonorités fruitées qui caressaient délicatement son oreille.

Il se redressa brusquement et se rallongea aussitôt. Il n’avait plus mal nulle part mais ne s’était jamais senti aussi faible.

Alice se pencha sur lui. Elle tenait une seringue à percussion d’une main, lui caressa le front de l’autre.

« Tout va bien, Anjel… Le plus dur est passé… »

Elle posa l’embout de la seringue dans la dépression sous-clavière et appuya sur la détente.

« Le plus dur ? » grommela Anjel en faisant la grimace. L’injection hypodermique eut un effet instantané.

Il se redressa à nouveau, cette fois sans peine, et son regard accrocha celui de Marbella. Il reconnut en même temps les lieux. Il détailla un court instant les portraits de Freud, de Nietzsche, de Jung, de Lacan, et le nouveau, celui de Woody Allen, qui lui paraissait maintenant moins incongru que la première fois qu’il l’avait aperçu. Il se trouvait dans la salle d’analyse d’Alice. Il se demanda ce qu’y faisait le commissaire Marbella, et surtout, ce qu’il y faisait lui-même.

« Alors, mon chou, on s’est fait une petite frayeur ? ironisa Marbella.

— Tu crois que c’est le moment de plaisanter ?! s’insurgea Alice. Il aurait pu y rester… »

Marbella haussa les épaules. « Quand on a un frère jumeau psychotique interné pour meurtre, on prend quelques petites précautions, non ? »

Alice fit vibrer ses lèvres en un vibrato moqueur. « Ouais… votre logiciel d’identification est un peu merdique ! »

Marbella s’insurgea en affichant une attitude encore plus maniérée. Paupières papillotantes, petit mouvement de la tête vers l’arrière, narines frétillantes et langue vipérine.

« La Membrane effectue en tout premier lieu un test génétique. Un dixième de seconde environ. Il ne lui faut ensuite que quelques millisecondes pour comparer l’échantillon à sa base de données, parallèlement les contrôles complémentaires continuent : sang, cheveux, rétine, empreintes digitales et présence éventuelle d’armes nanovirales. Mais entre-temps, Henry, notre charmant Agent Intelligent, a déjà repéré que le type qui se trémousse dans la Membrane est un dangereux criminel, Daren Ebner, interné en quartier de sécurité de niveau quatre pour une période incompressible de vingt-cinq ans. Dans ce cas-là, les ordres sont stricts : Élimination immédiate… » Elle laissa un moment la phrase en suspens, pour qu’elle puisse diffuser toutes ses implications, puis poursuivit en haussant le ton : « Alors, sache que si Henry n’avait pas repéré à la dernière milliseconde une différence significative au niveau des empreintes digitales, il n’aurait pas stoppé à temps la procédure de destruction ! »

Anjel s’était avancé vers elles, l’air navré. « J’ai failli mourir et tout ce que vous trouvez à faire, c’est de vous disputer comme un vieux couple ! »

Alice et Marbella regardèrent Anjel d’un air hébété puis se regardèrent comme si elles se découvraient pour la première fois et finirent par éclater de rire en tombant dans les bras l’une de l’autre. En se séparant, une fois calmées, leurs bouches se frôlèrent et Marbella mordilla fugacement les lèvres d’Alice.

Ce fut au tour d’Anjel d’afficher un rictus digne de la Hammer Films…

Il venait brusquement de s’aviser que Marbella était en petite culotte. Elle avait apparemment enfilé un tee-shirt à la hâte car l’un de ses bras sortait par le col distendu du vêtement. En lettres bleu métal découpées dans la carlingue d’un zinc aérographié par Monory sur un rectangle bleu clair dérobé à William Klein, s’étalait le sigle PALO ALTO entre la Silicon Valley de ses seins. Un tee-shirt d’Alice à n’en pas douter, qui était elle-même en petite tenue puisqu’elle ne portait en tout et pour tout qu’un cale-seins en latex et un collier-astragale.

Anjel jeta un œil à l’enfilade des portes entrouvertes qui aboutissaient à la chambre d’Alice… au lit défait, aux vêtements épars…

« Un vieux couple, tu exagères un peu, non ? s’indigna Alice.

— Disons qu’on partage notre couche depuis un certain temps… »

Marbella se rendit compte que son tee-shirt était passé n’importe comment et corrigea le tir. Alice pouffa.

« Alors toi aussi tu préfères les femmes… mais les hommes ne te laissent pas indifférente, bien sûr ?! railla Anjel en s’adressant à Alice.

— Tu l’as sauté ? » s’exclama Marbella.

Anjel retourna s’allonger sur le canapé. « Je comprends mieux pourquoi tu étais persuadée que le commissaire Marbella n’allait pas nous mettre gentiment à la porte », lança-t-il à Alice.

Mais elle ne l’écoutait plus. « Toi aussi, tu l’as sauté… Où est le problème ?

— Tu es son analyste…

— Je t’ai déjà dit qu’il avait maintenant plus besoin de toi que de moi…

— À quel niveau ? »

Alice haussa les épaules et lui répondit une brouillade de mots qu’Anjel ne chercha même pas à comprendre. Il se dit que si Marbella enlevait son tee-shirt et mettait à la place son holster, elle ressemblerait à Charlotte Rampling dans Portier de nuit. Alice avait déjà un petit air de Diana Rigg dans Le club de l’Enfer, et il était prêt à tout… Mais il avait surtout soif, immensément soif… Une irrépressible envie de boire un verre de Jack. Il prit la bouteille posée sur la table basse et en but une longue rasade. Lorsqu’il la reposa, sa tête partit en arrière et c’est finalement le sommeil qui eut le dernier mot.

Il rêva alors de Daren.

Et pour la première fois, il essaya de le tuer.