Je dois ressembler à une autruche, cet oiseau du désert qui sans cesse se cache la tête dans le sable relativiste pour éviter de faire face aux méchants quanta.
Albert EINSTEIN.
Le bourg de Demons était planté au fond de la vallée de l’Éridan comme un ixode au creux d’une aisselle. Il baignait dans une lumière vert foncé faite d’un mélange d’ombre et de filtrat solaire qui parvenait à se frayer péniblement un chemin entre les versants escarpés et sinueux des monts Tyko. La route longeait le versant nord de la rivière et plus l’Aston Martin de Marbella avançait vers le fond de la vallée, là où les gorges se resserraient tellement qu’elles paraissaient soudées, plus Anjel se disait que le surnom de Pas de l’Enfer n’était pas usurpé. Les falaises qui paraissaient se refermer au dessus de leur tête transformaient la vallée en étuve. L’air était suffocant et la langue d’Anjel ressemblait à un morceau de viande boucanée. L’Aston Martin s’engagea sur le pont qui enjambait l’Éridan en un crissement caoutchouteux.
« Sacrée bagnole, hein ! » lança-t-elle à Anjel en grinçant des dents. Depuis qu’elle avait pris le volant, au départ de Granville, Marbella était comme en transe. Anjel comprenait mieux pourquoi elle avait claqué une fortune pour s’acheter cette voiture… Ce qu’il comprenait moins, c’est ce qu’ils venaient faire ici. Henry avait fait du bon boulot. L’A.I. avait écumé les réseaux pendant plus de vingt-quatre heures et avait probablement déniché tous les organismes de la Terre et des environs ayant répertorié des séquençages humains ou plus précisément des marqueurs génétiques… « Il faut aller voir du côté de la poubelle à acides aminés ; c’est là que se trouvent les signatures les plus difficiles à contrefaire. » Henry parlait toujours comme ça. Par ellipse, métaphore ou analogie. C’était un peu agaçant… En tout cas, il avait trouvé. Une femme avec un nombre de marqueurs significatifs identiques aux siens. Âge indéterminé. Identité inconnue. Et pour cause… Elle était morte il y avait environ trois mille ans !
De part et d’autre de la route principale, les maisons étaient entassées les unes sur les autres au pied des monts Tyko, avant que la pente ne devienne trop raide et qu’elles adoptent le look troglodyte.
« J’ai du mal à croire qu’un tel endroit puisse exister », lança Marbella en faisant baisser la pression du moteur de son Aston Martin et par la même occasion son taux d’adrénaline.
« J’ai soif », répondit Anjel en observant d’un air inquiet les façades grises et vertes, baignées d’une lumière sous-marine.
« J’aimerais bien que tu tiennes encore un peu le coup… Que tu ne sois pas trop ivre pour la visite du Muséum. Sinon cette balade n’aura servi à rien.
— De toute façon, elle ne servira à rien, alors…
— Tu ne peux pas dire ça… Il n’y a qu’une chance infime pour que cette concordance soit due au hasard !
— Peut-être, mais il n’y en a qu’une sur deux pour que le laborantin se soit planté. Et puis, ça prouve quoi ? Qu’on vient de retrouver un de mes ancêtres… Ça me fait une belle jambe !
— Bon… Je ne te sens pas très coopératif et je sais que tu as soif… Mais cette histoire est suffisamment étrange pour qu’on y jette un coup d’œil, non ? »
Anjel soupira, se frotta le visage d’un geste nerveux. Le manque commençait à lui gratter la peau. « Si tu le dis… après tout, c’est toi la spécialiste. »
Marbella suivit les indications qu’elle avait scotchées à l’intérieur du pare-brise et ils débouchèrent rapidement sur une place hexagonale dont l’esthétique tirée au cordeau tranchait sur l’architecture aléatoire du reste des lieux. Elle se gara sur un petit parking désert et coupa le moteur. « Nous y voilà. »
Anjel jeta un œil à travers la vitre. « Je ne vois pas de bar… Tu es sûre que c’est la bonne place ? »
Marbella lui adressa un sourire désabusé et alla affronter l’air saturé d’insectes qui paraissait posé sur la place comme un bloc de gelée tremblotante.
Le Muséum d’Histoire Naturelle de Demons se signalait par une énorme porte en bois massif sur laquelle était rivetée une plaque en cuivre tellement usée qu’elle ne révélait plus aucune inscription. Marbella pressa la sonnette.
« C’est un club ou un musée ? ironisa Anjel.
— C’est le jour de fermeture. Le conservateur préférait nous recevoir en toute tranquillité. »
La porte s’ouvrit et le cœur d’Anjel sauta une pulsation. Il n’avait pas vraiment réfléchi à la chose, mais pour lui, un conservateur de Musée devait ressemblait peu ou prou à Pacôme de Champignac.
La jeune femme qui venait de faire son apparition paraissait issue d’un film des années cinquante. Elle portait un chemisier blanc, un tailleur rouge, une jupe moulante noire et des mocassins vernis à talons hauts. Elle n’était pas particulièrement belle, mais elle était… fascinante.
L’intérêt d’Anjel fut instantanément éveillé. Et s’il n’avait eu honte de présenter à cette femme à la silhouette numérisée sa trogne d’alcoolo en manque, aux traits tirés, ruisselante de sueur, il lui aurait adressé son plus beau sourire.
Mais il ne réussit qu’à grimacer.
Le Hall d’entrée du Muséum débouchait sur une première pièce de petites dimensions, dans laquelle était exposée toute une série de reptiles et de batraciens plastinifiés que l’on ne trouvait que dans la région : Lambert à collerette, Couleuvre ocellée, Iguanocaméléon, Moloch à queue plate, Dragon fouette-queue, Rainette abricot, Salamandre bleue, Tortue de verre… Ainsi que plusieurs boîtes d’insectes et d’arachnides aux dimensions et aux couleurs impressionnantes. Carabes cornus gros comme le poing, fourmis géantes aux mandibules hérissées d’énormes denticules, scorpions parachute qui pouvaient se déplacer dans les courants ascendants et une mygale privée de toute pilosité, lisse et rose comme celui d’un nouveau-né… Un hybride au corps d’araignée emmailloté dans une peau humaine qui avait littéralement paralysé Anjel. Il le regardait d’un air subjugué en se disant que s’il en voyait un de vivant, il serait absolument terrifié.
« Le fond de la vallée représente un véritable micro-climat équatorial. L’effet d’étuve lié à la configuration des monts jumeaux ne suffit pas à expliquer une telle particularité climatique », expliquait la conservatrice.
Mais Anjel l’écoutait à peine. Il pissait fontaine et Marbella ruisselait de sueur. La conservatrice était sèche comme un parchemin et Anjel supposa qu’elle avait bénéficié d’une ablation des glandes sudoripares. Il se dit aussi qu’il commençait sérieusement à délirer et qu’il devait absolument boire un coup. Il se racla la gorge et envoya paître ses promesses de sobriété.
« Excusez-moi, mais… avant de poursuivre la visite… j’aimerais bien pouvoir me rafraîchir un peu… »
La conservatrice parut soudain gênée. « C’est à moi de m’excuser… Vous devez être totalement déshydratés… J’oublie toujours que ceux qui viennent de l’extérieur ont du mal à supporter notre climat. Suivez-moi. »
Le bureau de la conservatrice était sobrement meublé mais possédait un mini-bar réfrigéré. Anjel eut brusquement une montée d’angoisse. Si près du but, il estima soudain que la conservatrice n’avait pas une tête à boire de l’alcool. Il se vit en train de grimacer, la bouche pleine d’un liquide pâteux au goût de poire ou d’abricot. Lorsque la porte du bar s’ouvrit et qu’il aperçut la bouteille de scotch-benzédrine coincée entre les canettes de Pupa-Lemon, de Frambo-Cola et autres siruposités vomitives et nullement titrées, il poussa un profond soupir de soulagement. Marbella lui lança immédiatement un regard noir.
La pièce principale du Muséum était peuplée d’os et de pierres. Demons était un important site archéologique. En Amont de la rivière, là où les gorges se réduisaient à une simple fente semblable à une gigantesque meurtrière, avait dû se dérouler dans un lointain passé un incroyable combat. Le sol était jonché d’os humains, mais l’on avait également exhumé un grand nombre de squelettes de chevaux ainsi que des pointes de lances, des poignards et des épées en fer, des casques et des cuirasses en bronze et des sortes de cnémides en cuivre. Sur toutes ces poitrines et ces crânes de métal, deux styles d’armoiries avaient été martelés : un serpent lové autour d’une lance, semblable au caducée d’Esculape et une araignée tératosique pourvue de dix yeux répartis sur tout le corps et de sept pattes, dont une, célibataire, en forme de faucille…
Anjel avait eu droit à un petit verre de scotch-benzédrine et la conservatrice avait même poussé le vice jusqu’à l’accompagner. En la regardant déguster son breuvage avec un plaisir non feint, Anjel avait imaginé que Demons n’était un gros bourg indolent qu’en apparence… En coulisses, d’étranges cérémonies vouées au culte du plaisir se déroulaient dans une ambiance de démentielle moiteur.
Le verre de scotch-benzédrine n’était déjà plus qu’un souvenir et Anjel se trouvait de nouveau assailli par l’angoisse. Le Muséum et toute la ville alentour, la rivière que l’on entendait couler dans le lointain, le bruit des insectes qui essayaient de traverser la place en forant l’air pâteux et les versants escarpés des gorges qui se refermaient au dessus de leur tête comme une planète piège qui les avait gobés pour les transporter ailleurs n’arrêtaient pas de déclencher en lui une étrange impression de déjà vu… Mais à chaque fois qu’il croyait tenir un semblant de souvenir, il se rendait compte que seul le délire jouait avec sa mémoire.
« Tout cela est assez étonnant, commenta Marbella en sirotant sa poche latex de Pupa-Lemon. Mais comment se fait-il que vous n’ayez pas… » Elle regarda autour d’elle en cherchant ses mots.
« … un lieu beaucoup plus grand et plus moderne pour exposer nos pièces ? C’est bien ça que vous voulez dire, commissaire ? »
Marbella acquiesça.
« Parce que nous ne voulons pas faire de publicité. Si nous acceptons les subventions de la région ou du ministère nous serons obligés d’élargir notre vitrine. Nous n’aurons plus le choix. Et les touristes vont affluer dans le coin comme des mouches. Il va falloir surveiller le site, baliser les sentiers, organiser des visites guidées… Bref s’emmerder la vie !
— Oh ! » s’exclama Anjel, qui feignit d’être choqué alors qu’il trouvait la conservatrice, emmailloté dans son petit tailleur et sa petite jupe, de plus en plus affriolante.
« Excusez-moi… Mais ne croyez pas que nous gardons toutes ces richesses pour nous seuls. Toute la communauté scientifique est conviée à partager nos découvertes. Des spécimens sont envoyés dans de nombreux laboratoires pour y être analysés, disséqués, étudiés… Et nous avons quand même accepté quelques subsides privés pour moderniser notre propre laboratoire », dit-elle en affichant un sourire d’une perversité absolue.
Anjel frémit de la tête aux pieds. Il ne savait plus si c’était le manque ou cette femme à la rigidité dépravée qui le remuait de la sorte. Alice avait dit qu’il voulait coucher avec toutes les femmes parce qu’il ne connaissait pas le visage de celle qui l’avait accouché… Vu la situation, il n’était pas près de faire vœu de chasteté.
Le laboratoire était impressionnant. Il faisait l’effet d’une reconstitution 3D habilement incrustée dans le bâtiment. Il sentait le neuf et paraissait inaltérable. Un peu comme les décors de ces vieux films de science-fiction à l’architecture lisse et hygiénique, toute de métal poli, de vitrage miroitant et de marbre blanc, où se déplacent des travailleurs habillés par Courège et où les machines défient les lois de la robotique mais ne connaissent plus la rouille et les lubrifiants.
Paradoxalement, le laboratoire était plus « animé » que les salles d’exposition. Cinq ou six personnes, essentiellement des femmes, s’activaient devant d’étranges machines aux formes évocatrices, même si Anjel n’aurait su dire exactement à quoi elles servaient. Une sarabande de mots tournoyait sous son crâne : balayage électronique, effet-tunnel, tomographie, électrophorèse, séquençage alterné, reconnaissance de forme, nanosonde biotique, dériveur synaptique… Une douce litanie technologique qui surfait sur les vagues blanches du laboratoire. Il avait toujours soif, mais maintenant qu’il était ivre, il supportait un peu mieux cette sale impression de déjà vu qui ne le quittait pas d’une semelle.
Lorsque la conservatrice les conduisit dans une petite salle attenante au laboratoire, l’angoisse revint instantanément. Comme si le futur cognait brutalement contre ses tempes. Il chancela. Marbella lui prit la main pour éviter qu’il tombe. La conservatrice enregistra toute la scène d’un coup d’œil subreptice mais n’en laissa rien paraître.
Il devait s’agir d’une sorte d’entrepôt car plusieurs animaux en attente de plastinification flottaient dans des bacs cryostasiques de différentes tailles. Dans le plus grand d’entre eux flottait un corps humain aux trois-quarts décharné.
« Voilà le cadavre qui vous intéresse. Il a été retrouvé en l’état il y a exactement trente ans sur la berge de l’Éridan, tout près de la meurtrière du diable, là où la rivière se jette dans la vallée. Il s’agit d’une femme d’environ quarante ans, apparemment morte de mort naturelle. Nous avons affiné les analyses génétiques, comme vous nous l’aviez demandé, et les avons comparées à l’échantillon que vous nous avez fourni. »
Anjel était immobile devant le caisson cryostasique, la bouche entrouverte, l’air halluciné, comme s’il venait d’être frappé du syndrome de Stendhal et qu’il allait tomber dans les pommes d’un instant à l’autre. Marbella lui tenait toujours la main. Elle se força à sourire. Encore une fois la conservatrice fit comme si de rien n’était.
« Nous avons effectué les tests sur plus de trente séquences non codantes de l’ADN mitochondrial. Pas une seule ne diffère de l’échantillon que vous nous avez fourni. La parenté est évidente et la filiation probable. »
Marbella ferma les yeux puis soupira un grand coup. « À quelle époque est morte cette femme ?
— Il y a trois mille ans environ. La datation au carbone 14 a été confirmée par deux autres isotopes. La marge d’erreur est donc minime.
— Tout comme les squelettes des soldats exposés à l’étage, n’est-ce pas ? »
La conservatrice acquiesça en se fendant d’un sourire radieux. « Pour ce cas précis, il vaudrait cependant mieux parler de cadavre. Comme vous pouvez le constater, il reste encore quelques fragments de chair putréfiée autour de certains os. Ce qui est rigoureusement impossible au bout de trois mille ans.
— Sauf si le corps a été momifié…
— Exact. Sauf si le corps a été momifié. Mais il faut pour cela certaines raisons et… » Son sourire s’agrandit. « Sans vouloir paraître indiscrète… vous avez peut-être les moyens d’éclairer notre lanterne sur le sujet.
— Je ne vois pas trop comment, répondit Marbella en toute sincérité.
— Je ne sais pas, moi… En me disant par exemple d’où vient l’échantillon de tissu que vous nous avez fourni. Il a apparemment un lien direct avec notre cadavre et…
— Vous comprendrez aisément que l’enquête que m’a confiée Interpol est classée secret-défense. »
La conservatrice fit la grimace en hochant timidement la tête.
« Par ailleurs, combien y a-t-il de chances pour que les similitudes entre les trente séquences soient le fruit du hasard ?
— Environ une sur six milliards, autant dire que les chances que vous évoquez sont quasiment nulles.
— Eh bien, dans le cas qui nous concerne, je crois que cette chance est vérifiée. »
Le visage de la conservatrice subit alors un étrange morphing, comme si un tic la faisait passer en boucle du sourire à la grimace.
Pendant tout ce temps, Anjel était resté de marbre, figé par le regard de Méduse.
Il ne saisit pas très bien l’enchaînement des événements qui suivirent la visite du laboratoire. Il n’engramma que quelques flashes. Une jambière en or martelée de l’emblème du serpent… une mygale nue… la place hexagonale bruissante d’insectes… la portière de l’Aston Martin qui se referme en un claquement sourd… la dérive hypnagogique… Et pour la première fois…
Le rêve.