Il n’y a pas de nature parce que nous avons tout simplement créé l’univers. Il n’existe pas une seule molécule qui ne soit affectée par l’intellect humain.
David CRONENBERG, Un organisme et deux virus.
La nuit était un puits de cendres. Des veines de braise, néons rougeoyants, pulsaient tels de gros insectes phosphorescents sur les façades calcinées des immeubles. Anjel avait soif. Il avait l’impression de déambuler entre les vestiges d’un gigantesque incendie. Il avait soif, mais s’il cédait à l’appel de ses papilles pour éteindre les quelques bribes de conscience qui circulaient encore entre ses neurones, il ne pourrait plus parler.
Et il était là pour ça.
Au milieu des prostituées, Alice ressemblait à un artefact holographique projeté par un crap-artist. Elle était revêtue de pied en cap d’une combilatex noire au col évasé. Plantée tel un bâton de réglisse dans ses bottes rouges, elle appelait à être sucée par les badauds de passage, s’amincissant au fil des jours pour finir par ressembler à une sculpture de Giacometti. Sa délicieuse nonchalance la projetait dans un univers parallèle fait de silence et de flexions, de soupirs et de résignation, alors que les prostituées exhibaient tristement leurs chairs sanglées, leurs balconnets farcis, subissaient le poids de leur corps, comme collées au trottoir par l’aimant dévastateur de la fatalité.
Anjel réprima un frisson de manque et s’avança vers Alice.
La jeune femme esquissa un sourire. « Tu es venu pour ta séance ou pour tirer un coup ? »
Anjel se massa négligemment l’arrête du nez. « Ça ne va pas fort, Alice. J’ai besoin de toi… »
Alice soupira. « Bon, j’ai compris… Allons-y. »
Une nettoyeuse municipale verte et blanche s’engagea à l’extrémité de la rue. Elle ressemblait à une grosse coccinelle qui essayait désespérément de s’envoler. Renâclant, crachant de violents jets chuintants par tous ses respirateurs thoraciques.
« Ils viennent nous faire chier de plus en plus tôt », lâcha une des prostituées en montrant ses fesses farcies de plasti-tentacules au conducteur de la nettoyeuse.
« Ils pourraient attendre que tous ces branleurs aient lâché leur purée », grommela une vieille pute à la mâchoire plombée par un dentier branlant.
Ricanant et vitupérant, elles se mirent toutes à l’abri de portes cochères ou dans l’ourlet grisâtre des bouches de pierre réservées aux passes rapides.
Seule Alice ne broncha pas. Les giclures du coléoptère de métal fouettèrent délicatement ses jambes, puis l’eau glissa suavement sur sa combilatex, en fins ruisselets sinueux, irisés par les verts, les roses, les mauves et les bleu ciel des néons clignotants, ralentis un court instant là où les bottes rouges gainaient les chevilles, puis absorbés par le goudron tiède du trottoir.
La chambre était plongée dans la pénombre. Les rideaux rouges étaient de gigantesques grumeaux de sang collés sur la tapisserie croûteuse, verte et brune. Anjel était en nage. En quittant son corps, l’eau déshydratait ses nerfs, qui se durcissaient. Ses mains se mirent à trembler. Il les contempla fixement, d’un air hébété, comme s’il s’agissait de bêtes étranges en train de muer. Il pencha lentement la tête en arrière en gémissant et se laissa choir mollement sur le divan. L’épais revêtement en duvet recouvert de soie blanche se gonfla brusquement autour de lui.
Il ne bougeait plus et il paraissait mort. Allongé, enfin calme et reposé, libre pour l’éternité dans un cercueil capitonné.
Alice retira ses bottes. Puis fit glisser la fermeture de sa combilatex et s’en extirpa lentement. Anjel l’observait du coin de l’œil. Elle est en train de muer elle aussi, se dit-il. Qu’allons-nous devenir ? Qu’allons-nous tous devenir ?
La peau d’Anjel était aussi blanche que la soie qui l’entourait. Blanche et crayeuse, tout emperlée de sueur.
Alice alluma une cigarette et s’approcha de lui. « Ça ne va pas fort, on dirait. »
Anjel redressa légèrement la tête. « J’ai arrêté de boire.
— Je vois. Depuis quand ?
— Depuis ce matin. J’aimerais voir si ça change quelque chose.
— Je ne comprends pas. »
Anjel redressa péniblement son buste et s’appuya sur ses coudes. « Moi non plus. Et c’est pour ça que je venu te voir. »
Alice avait placé une chaise en face du lit et s’était assise à califourchon face à Anjel. Elle ne portait qu’une petite culotte rouge et noire dont la minceur du tissu se confondait avec la touffe noire de son sexe. La mode était à la peau glabre, rasée de près jusqu’aux muqueuses ; mais Alice n’en avait cure. Elle était hors du temps et la mode n’avait qu’un temps. Celui de l’illusion et de l’angoisse. L’enfer des masques. Ses aisselles étaient recouvertes d’un fin duvet brun. Comme une mousse duveteuse qui aurait poussé dans une zone fraîche, dans un creux de chair humide et accueillant.
Anjel esquissa un curieux sourire. « J’ai des… visions. »
Alice haussa les sourcils. « Tu as arrêté l’alcool pour plonger dans l’acide ? »
Anjel soupira. « J’ai des visions… mystiques. Depuis que je suis revenu de cette virée ridicule à Demons. Et je n’ai rien pris d’autre que du Jack depuis des années.
— Alors on appelle ça du delirium tremens.
— Je n’en suis certainement pas loin, je te l’accorde, mais ça n’a rien à voir… Je revois tous ces fragments d’os, de pierre et de métal exposés dans cet étrange Muséum… et je reconstitue les squelettes, les habille de chair, les glisse dans des armures en cuivre et en bronze, jambières, plastrons, gantelets, casques, recouvre le tout de tissu bariolé et je plonge.
— Où ça ?
— Je ne sais pas. Dans un ailleurs uchronique peut-être… Une sorte de vision fantasmée du moyen-âge. »
Alice se leva brusquement et s’approcha d’Anjel. « Mais c’est génial !
— Non… Pas pour moi. Dans cet… univers, je partage mon temps entre la guerre et une femme que j’honore quand bon me semble et avec violence.
— De plus en plus intéressant. »
Alice s’était allongée à côté de lui et promenait le bout de son index le long de sa joue. « Je vais encore t’agacer avec mes extrapolations psychanalytiques, mais cette femme est probablement en partie l’image de ta mère. Tu lui en veux de t’avoir abandonné et tu te venges en “accouchant” d’un univers où elle est à ta merci… »
Alice s’agenouilla sur le lit et arracha brusquement la chemise d’Anjel. L’un des boutons roula sur le parquet avant de finir sa course contre le pied métallique d’un tabouret. Clink !
« J’aimerais être cette femme », dit Alice.
Puis elle fit glisser sa culotte et enjamba la poitrine d’Anjel.
Il eut un début d’érection. Et la mygale embrassa le serpent… Et les cuirasses de bronze s’entrechoquèrent. Elle le suça un instant puis se laissa tomber sur le sexe raidi. Le plaisir envahit son visage. Anjel se redressa alors brutalement, et l’empoigna par les épaules. Il se retira d’elle et la poussa avec rage. Elle tomba sur le sol en gémissant.
« Tu veux donc rouvrir ma blessure ?! » rugit-il en traversant la chambre. Des lames de lumière jaillissaient des meurtrières et une forte odeur de vase montait des douves. Il plissa les narines et franchit les lames solaires qui jouaient sur son corps un stroboscope manichéen. La porte se referma brutalement derrière lui.
Le château était un monstre de pierre, engendré par la nuit.
Respirant lentement de toutes ses fissures, il dormait d’un sommeil minéral ponctué par les gémissements passionnels des plantes grimpantes et des oiseaux nocturnes. Du haut du chemin de ronde Anjel observait les brèches quantiques qui luisaient dans la nuit et vibraient d’une douce musique cérébrale.
Il caressa sa poitrine. La cicatrice n’avait pas bougé.
Il pouvait de nouveau guerroyer.
Demain…
Sur les berges opposées de la rivière, longues plages de sable gris, les chevaliers s’observaient. Ils cherchaient à reconnaître sur le manteau de leurs adversaires les armoiries de leurs familles. Mais celles-ci, finement brodées de fils d’or et d’argent, étaient effacées. Les manteaux rouges, jaunes et verts, effilés et usés, déchirés par le fer, le sable, la roche et le feu, dévoilaient leur seconde peau aux rondeurs cuivrées, fragile protection contre la mort souveraine, arborant les emblèmes des familles régnantes.
Aujourd’hui les serpents vont bouffer de l’araignée !
Les pensées d’Anjel se condensèrent dans l’air surchauffé.
Et les chevaux bondirent dans les eaux noires de la rivière en une gerbe d’écume blanche.
Il regardait, hypnotisé, le bloc de couleurs grossir devant lui. D’abord les manteaux, puis les casques. Ils se détachaient peu à peu de cette masse en mouvement. Ils étaient le visage de l’ennemi. Arrondis ou aux angles saillants, surmontés de cornes, de croix ou de lames effilées. Visages monstrueux et massifs, à la mesure, ou plutôt la démesure, des désirs des forces supérieures.
Il venait de distinguer sa première victime. L’image, figée par les pièges-trous du temps-mémoire, imprégna lentement le ralenti de sa vision. Le casque était ovale, hérissé d’une corolle de lames recourbées vers l’avant, sept queues effilées à la pointe meurtrière. Le manteau était formé de losanges jaunes et rouges. Les armoiries n’étaient pas visibles. Mais sur le lourd bouclier triangulaire qu’il portait autour du cou, l’emblème était intact. L’ARAIGNÉE. Et sa morsure encore fraîche sur la poitrine d’Anjel. Il voyait la main droite de son ennemi, aux gantelets noirs recouverts de lames de fer, se refermer sur le pommeau de sa longue et large épée à double tranchant. Anjel empoigna la sienne.
Les deux boules de couleurs se détachaient avec force et brillance sur l’écume blanche. Anjel remarqua les longues traînées rouges sur les flancs du cheval blanc de Kalkin. Les mêmes marques de souffrance sur son cheval noir.
Sous son casque, surmonté d’une tête de serpent, il arbora un sourire invisible et jeta son épée en rugissant. Il s’empara aussitôt de sa longue lance, dont l’extrémité reposait sur l’étrier. Et la pointe de métal percuta le bouclier de Kalkin.
Anjel imagina la stupeur gagnant les traits de son adversaire.
Il arrêta son cheval et, péniblement, sous le poids de son énorme armure, mit pied à terre.
Froissements, râles, cliquetis, hennissements, battements, soupirs, hurlements.
Silence.
Il surplombait le corps de Kalkin, immobile mais vivant, à demi enfoui dans le sable gris. Ses mains se portèrent un instant vers le casque de l’ennemi vaincu, puis se retirèrent et se glissèrent sous sa propre cotte de mailles. Ses doigts caressèrent la longue cicatrice.
« Non, ce casque est ton visage… C’est cette tête d’araignée qui m’a infligé cette blessure, pas une autre ! »
Et il empoigna la dague effilée qui pendait à sa large ceinture de cuir noir.
Sous le casque, là où s’arrêtait le col de maille, les os craquèrent et les chairs se déchirèrent. Anjel tenait la tête de métal de Kalkin dans ses mains tremblantes. Ses bras se levèrent, et la boule argentée décrivit une large courbe argentée sur le gris, puis sur le noir. Elle disparut dans le ventre de la rivière, en un renvoi d’écume coruscante.
Anjel sentit alors la froideur d’une épée pénétrer son flanc droit. Un grincement, un craquement, une houle de nausée, puis ce fut le choc contre le sable.
Les battements, les frôlements, les soupirs.
Des lambeaux jaunes, rouges et verts qui déchiraient l’espace.
Le temps s’arrêta. NOIR. Les forces de la Lumière et des Ténèbres soupirèrent. Puis tout devint mouvement, absence de soi, déplacement de l’Univers Extérieur. La plongée mystérieuse vers le centre.
Une violente gifle le fit revenir à lui. Alice était assise à califourchon sur sa poitrine. Les traits de son visage exprimaient une profonde inquiétude. Elle le prit par les épaules et le redressa violemment.
« Tu m’as foutu une de ces frousses, Anjel… J’ai bien cru que tu allais y passer. » Elle le relâcha et se laissa rouler sur le côté. « Je croyais que tu dormais… Et puis… tu t’es mis à râler, de plus en plus fort… Comme si tu étais en transe. Et tout d’un coup, plus rien. » Elle approcha son visage du sien. « Tu ne respirais plus. Ton visage avait une couleur de boue. Tu as failli mourir ! Qu’est-ce qui t’arrive, bordel ?! »
Anjel soupira profondément puis se redressa et l’embrassa du bout des lèvres. « Je ne sais pas », murmura-t-il.
Puis il fondit en larmes.