Vous avez la réputation d’être vivant, mais vous êtes mort.
Saint Jean, Apocalypse, III, 1.
Charon se promenait entre les travées en jetant de furtifs coups d’œil vers les cadavres éventrés. L’équipe était au grand complet. Il faut dire que les suicides étaient nombreux ces temps-ci. L’un d’entre eux masquait peut-être un meurtre et c’était à lui, Charon, qu’incombait la jouissante tache de le découvrir. Lorsque ce surnom était apparu, il ne l’avait que moyennement apprécié. Charles Aron, le patron de la morgue de Granville, n’était pas vraiment un joyeux drille. Il cultivait le sérieux et la tristesse avec méthode et application. Mais finalement, il s’en était trouvé grandi. Il ne s’agissait ni d’un sobriquet, ni d’un diminutif, mais bien d’un titre de gloire qui le propulsait au rang d’empereur de la mort, de dieu vivant, de passeur éternel.
Il s’arrêta près d’Anjel en plissant les lèvres, lui toucha délicatement l’épaule. Anjel tourna lentement la tête. Elle était encore plus pâle que celle du cadavre qu’il s’employait à trépaner. Ruisselante et parcheminée comme si elle venait d’être ébouillantée.
« Tu ne m’as pas l’air dans ton assiette, Anjel, lança Charon sans vraiment se rendre compte de l’extrême justesse de ses propos. Si tu veux faire une pause, n’hésite pas. Nous ne sommes pas à l’abattoir. Ce n’est pas le rendement qui compte mais la précision et la justesse de nos investigations. »
Anjel acquiesça. L’insert de trépanation continuait à tourner au bout de son mandrin en vrombissant. Sa main tremblait, comme s’il voulait faire croire qu’il tenait un jouet, un avion miniature qui affrontait une violente tempête.
« Tu devrais envisager une cure de désintoxication, Anjel. » Charon indiqua le cadavre étendu sur la paillasse. « Lui ne risque plus rien… Mais toi… tu vas finir par te blesser. Tu fais correctement ton boulot et je n’ai pas grand-chose à te reprocher de ce côté-là. Même si tu es souvent un peu dans les vapes. Non, j’ai peur pour toi, petit, et si tu ne prends pas rapidement les dispositions nécessaires, je vais devoir le faire à ta place. »
Anjel acquiesça à nouveau. Quelques années plus tôt, le ton à la fois paternaliste et naïf de Charon l’aurait amusé. Il traitait ses collaborateurs tels de jeunes apprentis, alors qu’ils étaient tous des légistes confirmés et plutôt gagnés par les rides que par l’acné. Mais là, Charon avait raison. Il arrivait au bout du rouleau. Il aurait dû faire pâtissier ou pilote d’essai… N’importe quoi plutôt que ce boulot de merde ! Le tripatouillage de viscères n’était pas le remède idéal contre la dépression.
La morgue puait la maladie et la mort. Le bâtiment avait à peine une dizaine d’années, mais les murs étaient déjà écaillés, parsemés de vilaines taches de moisissure. Les hôpitaux se détériorent beaucoup trop vite, pensa-t-il. Même la pierre ne peut rien contre la pourriture. Le maudit contact de la mort ! Son palais était sec comme un carré de désert. Il s’était chargé à bloc avant d’entamer son autopsie, mais le manque prenait l’apparence d’une gigantesque araignée qui épousait étroitement l’intérieur de ses organes, étirait ses pattes à l’intérieur de ses bras, de ses jambes, de son sexe… Il déglutit et une salive pierreuse racla ses muqueuses ensablées.
Depuis quelque temps, la réalité glissait entre ses doigts – farine grise parasitée par des larves de charançons. Il en prenait plusieurs poignées et il ne restait sur sa paume que quelques vers minuscules et gigotants. Marbella ne lui avait plus donné signe de vie, ce qui signifiait que « l’enquête » stagnait. Alice pensait tout le contraire. La balade à Demons avait « perforé la dure-mère de sa conscience ». Alice s’exprimait toujours en feuilletant le petit Lacan illustré et elle commençait à le fatiguer. Lui pensait tout simplement qu’il devenait dingue et que ses neurones malades n’arrivaient plus à interpréter correctement la réalité.
Le manque d’alcool devenait intolérable. Il eut un haut-le-cœur et s’avisa brusquement que Charon n’était plus à ses côtés. Charly et Roxane étaient également partis. Il ne restait plus que Gros-Bœuf. Le vétéran de l’équipe replaçait soigneusement les organes analysés dans la cavité thoracique d’une jolie blonde qui aurait ravi tout nécrophile digne de ce nom.
La scie rotative vrombissait toujours au bout de ses doigts.
Le temps partait en lambeaux.
Comme la calotte crânienne de monsieur d’Alembert, retrouvé mort dans sa baignoire, et maintenant raide et livide, froid et crayeux. Il finit de le trépaner rageusement.
Gros-Bœuf avait quitté sa blouse et enfilé un blazer jaune qui lui donnait l’allure d’un poussin relooké par Tex Avery. Il fit un petit salut à Anjel et quitta les lieux.
Maintenant il était seul.
Et le vrombissement de la turbine résonnait atrocement sous son crâne. Ses neurones s’enroulaient tels de longs spaghetti blanchâtres autour des fouets d’un mixeur à cervelle.
Il tituba, s’agrippa de sa main libre au bras de monsieur d’Alembert. L’insert entailla le cou du cadavre. Un exsudat graisseux s’en échappa. Anjel eut un haut-le-cœur et se retrouva à genoux, le regard juste au niveau de la plaie suintante qu’il venait d’infliger à son patient. Le vrombissement cessa brusquement. Comme si le temps s’était vidé. Puis de petits grattements brisèrent le silence et une tête minuscule apparut à l’ourlet de la plaie. Deux yeux noirs et brillants qui se fixèrent sur Anjel. Un petit animal s’extirpa alors de la fente graisseuse. Anjel n’aurait su dire s’il s’agissait d’un scorpion ou d’une araignée. Sans trop savoir pourquoi, il décréta qu’il s’agissait d’un arpion. La bête était allongée et poilue. Elle s’avança jusqu’au bord de la paillasse et se redressa sur ses pattes arrière. Puis elle s’adressa à Anjel d’une voix de fausset.
« Et si on s’en jetait un p’tit ? »
Anjel n’eut même pas la présence d’esprit de manifester un semblant de surprise. La proposition était frappée du sceau de l’évidence. Il se redressa péniblement et alla chercher la bouteille de Jack qu’il avait planquée dans son casier. Il en avala aussitôt une rasade et revint vers la paillasse. Entre-temps, d’autres arpions étaient sortis du cou de monsieur d’Alembert et ils observaient tous Anjel, dressés sur leurs pattes arrière. Anjel versa un peu de Jack sur la paillasse et les arpions se précipitèrent aussitôt pour laper goulûment la mare ambrée qui s’étalait sur la faïence blanche. Anjel éclata de rire puis but une longue rasade. Il tituba à nouveau et écrasa de sa main libre un pauvre arpion qui rendit l’âme en une plainte atroce. Monsieur d’Alembert profita de cet instant de panique pour lui subtiliser la bouteille.
Il la vida d’un trait puis afficha une grimace de dépit en observant que l’alcool dégoulinait par la plaie béante qui déchirait son cou. En constatant qu’il avait vidé la bouteille, Anjel eut envie de le tuer. Mais il s’avisa qu’il était déjà mort et ne put satisfaire son élan.
Il écarta alors la plaie pour lécher les gouttes d’alcool qui sourdaient de cette étrange fontaine organique. Sa tête s’enfonça dans le cou de Monsieur d’Alembert, à la recherche des dernières traces de Jack.
Les organes internes du cadavre présentaient une consistance minérale, constituaient un paysage basaltique léché par de vertes humeurs. Deux masses en mouvement, aux couleurs criardes – rouge, vert, jaune, bleu – tranchaient sur les gris et les ocres du décor.
Les deux boules de couleurs explosèrent l’une contre l’autre.
La rivière noire, pupille déroulée sur une plaie d’argile, observait en silence les mouvements des combattants. Ceux-ci paraissaient freinés par l’immobilité de l’air. Les énormes épées se levaient lentement, comme tractées par des treuils invisibles, entraînant les bras à leur suite, et elles retombaient sous leur propre poids, percutant avec force boucliers, casques, et épées adverses.
Les hommes chancelaient sans cesse, à la limite de l’équilibre, entraînés par leur pesant accoutrement.
Sur un immense rocher plat et circulaire, Anjel et trois autres guerriers accomplissaient un étrange ballet.
La pointe d’une épée percuta violemment le centre de son bouclier et Anjel, déséquilibré, recula à petits pas d’automate. Battant désespérément l’air de ses bras métalliques, se servant de son épée comme d’un balancier, il se rétablit de justesse au bord du disque de pierre.
Son adversaire était maintenant devant lui, les bras levés, brandissant son arme. Anjel lâcha prestement son épée et s’empara de sa dague. Le casque, surmonté d’une araignée dressée sur d’interminables pattes filiformes, roula sur la surface lisse du rocher. Le corps, brandissant toujours l’épée au-dessus d’un geyser de sang, bascula dans le vide et s’écrasa en un bruit sourd sur le sable.
Anjel oscilla sur lui-même en haletant et en gémissant, puis s’écrasa à son tour sur un matelas de cendres.
« Je suis l’Homme Originel ! » hurla-t-il.
Et les forces de la lumière répondirent de leur bouche de nuage.
« Oui, tu es l’Homme Originel… et en toi repose le Salut de l’Humanité. Au long des siècles, tu anéantiras les divinités des Ténèbres, en détruisant toutes les forces matérielles vaincues par les esprits malins. TU ES LE SAUVEUR ! »
Et les forces de la Lumière le soulèvent. Le propulsèrent dans les airs, verticalement puis horizontalement. Il fusa vers l’horizon, là où une simple meurtrière luminescente séparait les imposantes falaises d’argile.
Il était maintenant un gigantesque oiseau blanc, survolant les landes intérieures. D’immenses tapis jaunes, envahis de ronciers carmins et mordorés, qui crevaient la délicatesse du tissu minéral. Il s’éleva, descendit en piqué, rasa le sol, puis reprit sa course vers l’intérieur des terres. Une force immense bouillonnait en lui. Je suis le Sauveur, pensa-t-il.
LE SAUVEUR.
Les landes avaient fait place à des champs en damiers, camaïeu de vert, couverture végétale aux pièces cousues par le hasard.
Puis ce fut le centre de vie, l’îlot d’animation. Un petit monastère gris, dévoré par le lierre. Un hameau minuscule, au toit de chaume, flottant comme un nénuphar de pierre sur le lac des rues ensoleillées, blanches de poussière… Un moulin blanc près d’un ruisseau bleu… Et puis les cris, les rires, les clameurs, un grouillement d’enfants sales, jouant sur les tas de fumier et les réserves de bois, concert de chiens maigres et de porcs livides, déambulation de poules errantes et de canards fous.
L’oiseau blanc plongea vers le centre du village.
« Je suis votre sauveur… Sauveur… SAUVEUR ! »
Et les enfants levèrent la tête, les chiens s’arrêtèrent d’aboyer, les paysans de travailler, et tous le regardèrent.
Je suis le Sauveur, pensa-t-il alors humblement, silencieusement. Et il vola vers le château, planté comme une verrue à la lisière de la forêt de conifères.
Elle l’attendait… Seule et triste… Aimante comme depuis le premier jour… Le visage changeant sans cesse à la recherche d’un nom dont il se souviendrait…
Il s’approcha d’elle et retroussa sa jupe, dévoilant un ventre rond sur lequel s’écrasait une poitrine gorgée de lait. Il se pencha et posa son oreille contre la peau lisse et tendue, au niveau du nombril. Il sourit en écoutant, l’air transfiguré, le doux babil de son fils.
Et les paquets de couleurs explosèrent à nouveau.
Anjel entaillait les membres de sable, déchirait les manteaux bouffants qui dévoilaient par endroits les plaies saignantes du ciel. Les cornes qui s’entrechoquaient comme celles de cerfs en rut, le contact brutal bouclier à bouclier, cottes de mailles à cottes de mailles, casque à casque, les membres qui sautaient, viscères éclatés sur les corps enlisés, les épées rouges et brillantes qui s’extirpaient de mystérieux craquements osseux…
Anjel plongea sa lance dans le poitrail menaçant d’une vigoureuse jument à la robe alezane, à l’endroit précis où éclataient de minuscules pommelures blanches. Il s’était souvenu de cette marque, ces pommelures inoubliables… sa jambe brisée par un coup de sabot. Au même instant, la lame effilée d’une dague traversa sa colonne vertébrale, le clouant sur le mur de la mort.
Le mur s’enflamma aussitôt. Des flammes mauves léchèrent son corps, envahirent l’espace. Il n’avait plus d’identité. Il n’existait plus que par un désir – besoin ? – inextinguible. Il avait soif. Très soif.
Un embout en plastique s’insinua entre ses lèvres tuméfiées. Un filet d’eau sucrée apaisa instantanément ses muqueuses enflammées. Il ouvrit lentement les yeux, mais ses paupières frottaient ses orbites comme si elles étaient faites de papier de verre. Avant de les refermer, grimaçant de douleur, il eut juste le temps d’apercevoir une Blanche Neige obèse qui tendait vers lui un visage lunaire encadré d’une imposante chevelure noire.
« N’essayez pas de bouger, lui dit-elle d’une voix de petite fille. Ce n’est pas encore le moment. Reposez-vous… »
Il ne se le fit pas dire deux fois et sombra immédiatement dans un sommeil géométrique, tout en angles et équations, d’une angoissante abstraction.
Il refit surface en sueur et le cœur battant. Malgré son sommeil agité, il se sentait étrangement reposé et put ouvrir les yeux sans trop de difficulté. Blanche Neige était toujours là. Elle épongea délicatement son front et lui inséra à nouveau une canule dans la bouche. Il aspira goulûment le liquide sucré, puis recracha l’embout plastifié et essaya de parler.
Blanche Neige lui mit la main sur les lèvres. « Inutile de vous fatiguer. Le docteur Ravon va tout vous expliquer. »
Un homme pénétra dans le champ de vision d’Anjel.
Tout comme Blanche Neige, il portait une blouse immaculée mais n’avait rien d’un Prince Charmant. Il ressemblait plutôt à un ponte de la mafia. La peau mate et grêlée, les cheveux argentés, impeccablement coiffés.
Il s’exprimait avec un léger accent italien et son profil de voyou s’en trouva accentué.
« Vous êtes tiré d’affaire, monsieur Ebner, mais vous l’avez échappé belle. Vous avez une petite idée de ce qui vous est arrivé ? »
Anjel émit un ridicule coassement qui devait signifier : « Je crois. »
Le docteur Ravon sourit. « Vous faites partie du corps médical. Je ne vais donc pas essayer de minimiser les faits. Vous buvez beaucoup, n’est-ce pas ? »
Anjel acquiesça.
« Vous ne m’en voudrez pas si je vous dis que vous souffrez d’alcoolisme chronique ? »
Anjel se contenta de sourire. Comme s’il pouvait en douter un seul instant !
« Bien, je vois que vous acceptez l’idée d’être alcoolo-dépendant. C’est déjà une bonne chose. Ces derniers temps vous avez brusquement cessé de boire, n’est-ce pas ? »
Anjel acquiesça à nouveau.
« Un sevrage brutal débouche la plupart du temps sur un delirium tremens et vous n’avez pas dérogé à la règle. Lorsqu’on vous a conduit dans nos services vous étiez en phase de confusion onirique et nous avons été obligés de vous mettre sous neuroleptique. Vous vous en souvenez ? »
Anjel secoua la tête.
« Ce n’est pas grave. N’essayez surtout pas de forcer votre mémoire. Les phases de confusion mentale sont souvent suivies d’amnésies lacunaires. Cela n’a en général rien à voir avec d’éventuelles lésions cérébrales. Il faudra, bien sûr, faire un scanner pour s’en assurer, mais votre état général est satisfaisant et vous ne souffrez d’aucune lésion viscérale, pancréatique ou hépatique. Le pronostic est donc plutôt favorable. »
Le docteur Ravon contourna le lit et se pencha vers Anjel en se massant l’arête du nez.
« Nous allons vous sevrer, monsieur Ebner, mais nous n’allons pas vous guérir.
— Je ne replongerai pas, si c’est ce que vous voulez dire, bredouilla Anjel.
— Bien… Mais il vaudrait tout de même mieux qu’en sortant d’ici vous suiviez une psychothérapie.
— J’en ai déjà commencé une.
— Parfait. Alors il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bonne chance. »
Une fois le docteur et l’infirmière partis, Anjel s’endormit instantanément.
Un sommeil calme et apaisé. Pour la première fois depuis une éternité.
Le parc était paisible et ensoleillé. Le gazon rasé de près, les haies taillées au cordeau. Les arbres en fleurs, boules blanches et roses, ressemblaient à de gros ballons qui venaient d’éclater. Le temps s’était figé et les débris colorés stagnaient dans l’espace telle une expansion coulée dans un bloc de résine.
Anjel était assis sur un banc depuis un temps infini. Il bougeait imperceptiblement les pieds et le gravier crissait sous les semelles de ses pantoufles. Il avait ôté la veste de son pyjama et le soleil lui caressait tendrement les épaules de ses doigts de lumière, tiédis par une brise légère. De temps en temps, la tête d’un autre malade apparaissait derrière une haie pour disparaître aussitôt. Il était bien. Ses jours étaient peut-être comptés, mais il n’en avait cure. Il avait enfin quitté le monde extérieur et n’avait nulle envie d’y retourner.
Il était parfaitement calé au fond du banc. Son corps faisait un angle droit, épousait à la perfection les lignes verticales et horizontales des travées de chêne et des armatures en fer forgé. Il regardait droit devant lui. Immobile. Inutile d’en faire plus, d’en voir plus. Le monde était fractal et un simple fragment était bien suffisant pour connaître l’ensemble. Le gravier, les haies, les silhouettes des malades, les arbres en fleurs ne masquaient aucunement les molécules, les atomes et les quarks qui les constituaient, ni les paysages et les routes, les planètes et les galaxies, les étoiles lointaines, les trous noirs et les univers enchevêtrés qui rayonnaient de cette unique portion d’espace-temps offerte à son regard.
Une main se posa sur sa cuisse. Il tourna lentement la tête et vit qu’une jeune femme était assise à ses côtés. Il mit un certain temps pour sonder sa mémoire, perdue quelque part dans un coin de sa tête, mais finalement il la reconnut.
Alice souriait, mais ses lèvres tremblaient, et Anjel chercha immédiatement à rompre la glace.
« C’est gentil d’être venue.
— Tu as l’air… bizarre, Anjel. Tu me fais même un peu peur.
— Je suis bien. J’ai l’impression que je pourrais passer le restant de mes jours assis sur ce banc. Le monde m’appartient. Je n’ai plus besoin d’aller chercher quoi que ce soit. Tout est là, à portée de main… »
Alice soupira. « Tu fais une crise mystique, Anjel. Le cocktail de neuroleptiques et de tranquillisants qu’ils te font bouffer est un peu trop corsé…
— Je ne bois plus et je me sens bien. Ce n’est pas mon psy qui va me le reprocher, quand même ?
— Je ne suis plus ton psy, Anjel. Je suis une psypute avec qui tu préfères parler que baiser.
— Disons alors que tu es mon amie et le cas de figure est semblable… »
Anjel débitait toutes ses phrases sur le même ton monocorde et Alice avait du mal à se relâcher.
« Tu sais, je pense souvent aux brillantes carrières qui nous tendaient les bras. Et au bout du compte on a quoi ? Un légiste alcoolo et une psy qui suce des bites au lieu de pomper les cervelles. C’est drôle la vie, non ? Mais je m’en fous, aujourd’hui tout ça n’a plus d’importance puisque mes jours sont comptés. La gloire et la reconnaissance n’y changeraient rien. »
Alice passa brutalement de la retenue à la stupeur. « Qu’est-ce que tu racontes ? »
Anjel la regarda en souriant. « Ils m’ont fait un scanner, par acquit de conscience. Juste pour voir si je n’avais aucune séquelle. »
Le regard d’Alice s’était voilé et un léger tremblement agita ses lèvres. Elle avait le visage d’un accusé qui s’attend à la pire des sentences.
Et le couperet tomba.
« Pas de séquelle, juste une tache. Une petite araignée noire amoureusement plaquée sur ma cervelle. Demain, on verra sa gueule. Tout va se jouer sur le billard. »