Tu Dante, Virgilio, Petrarca
Sopporta sto peso con pazienza
che metto il timone a sta barca
che c’e tanto che naviga senza !
Scarcelli (dit « Greppia ») d’après Lorenzo STECCHETTI.
Bientôt un mois qu’il avait quitté l’hôpital et il s’imaginait toujours vivre à quelques centimètres au-dessus de la surface des choses. La peau électrisée et le corps libéré. Cette impression étrange et agréable qui d’ordinaire ne dure qu’un instant. Celle de l’abcès que l’on perce, sur une fesse ou à l’aine, celle du bourrage alimentaire que l’on parvient à extirper de la zone interdentaire, celle de l’écharde que l’on extrait de son petit nid peaucier tout enflammé, celle de la rétention urinaire enfin dynamitée à grands jets libérateurs, celle du bouchon de cérumen décollé de son tympan et de l’oreille devenue coquillage et qui entend la mer, celle du serpent de pierre arraché à sa dure-mère…
La tumeur pesait exactement trois grammes. Elle n’avait pas de métastases et, fait étrange, s’était calcifiée. Phénomène qui pouvait se produire avec certains kystes mais que l’on n’avait encore jamais observé sur une tumeur cancéreuse. Autre fait étrange, elle était serpentiforme. Ce qui en avait rendu l’extraction particulièrement délicate. Mais Anjel n’avait pas de séquelles, en tout cas pas de séquelles gênantes. Il se sentait tout simplement différent, ou plutôt, il se sentait… lui-même ! Il avait libéré le serpent qui sommeillait en lui, pour qu’il puisse enfin s’insinuer dans les fissures de la Terre et connaître, tel Esculape, tous les secrets, les vertus des plantes médicinales, les mystères de la mort…
Anjel balaya les alentours d’un regard ample. Les paillasses étincelaient sous les néons. Les cadavres avaient des poses alanguies, comme s’ils prenaient un plaisir nonchalant à se faire dilacérer les chairs.
Roxane arrêta sa turbine et ôta ses lunettes de protection. « Il est temps de faire une pause, non ? On a plutôt bien bossé ce matin… »
La sueur, mêlée à une fine poudre osseuse, rehaussait son visage d’un masque crémeux, digne de figurer dans la galerie des personnages de la comedia dell’arte sous le charmant sobriquet d’Osso di luna.
Charly suivit son exemple et reposa le cerveau qu’il venait de peser dans sa cavité crânienne. « Ouais… On dirait que les gens décident toujours de mourir en rafales. Comme s’ils avaient peur de faire le grand saut en solitaires.
— Pourtant, la mort nous ouvre les portes d’un univers accueillant.
— Toi, depuis ton hospitalisation, tu vois tout en rose. Ça donnerait presque envie d’être gravement malade, railla gentiment Roxane.
— Je me sens léger, c’est tout.
— Gaffe à pas t’envoler ! lança Charly.
— T’inquiète, j’ai pas encore lâché tout le lest, plaisanta Anjel en tripotant les bourrelets de son ventre. En attendant, je vous invite à déjeuner. »
Il jeta un coup d’œil vers le fond de la salle.
Charon était déjà enfermé dans sa cage vitrée et pianotait sur son ordi. Il profitait peut-être de la pause déjeuner pour échanger des photos érotiques avec un pompier à la retraite ou pour raconter des histoires cochonnes à une petite japonaise en socquettes et culotte débraillée. Toujours est-il qu’il ne déjeunait jamais à l’extérieur. Il se faisait livrer des doubles pastramis dégoulinants de mayonnaise et se connectait sur le Net. Point.
Anjel les invita au Pain Total. Un petit restaurant sympathique spécialisé dans les tourtes, les fougasses, les quiches, les tartes, les pizzas, les pissaladières, les pâtés en croûte, les Flammeküche, les chaussons, et tout ce qui s’empâtait d’une manière ou d’une autre. Mais le nom du restaurant ne qualifiait pas que la nourriture qui y était servie. Il avait également un certain rapport avec la musique de fond qui berçait les lieux et ravissait Anjel : une musique que l’on pourrait qualifier de planante mais qui se situait à des années-lumière de l’esprit new age et de ses nappes lissées. Les groupes qui égrenaient leurs improvisations électro-acoustiques avaient, entre autres, tété le sein du psychédélisme, du progressif et de la musique nouvelle, avant de décider que de la retenue naissait l’implosion et que le big-bang avait fait son nid dans le vide crypto-sidéral.
Charly était le benjamin de l’équipe. Fraîchement diplômé. Vingt-sept ans. Une petite tête de fouine. Museau pointu, cheveux noirs plaqués sur le crâne, une mèche collée sur le front. Petites oreilles, long cou. Maigre et articulé telle une machine. Roxane était tout son contraire. Visage rond, cheveux longs et bouclés. Oreilles bien dessinées, cou parfait que tout tueur en série digne de ce nom rêvait d’étrangler. Bien charpentée et pulpeuse à souhait. Elle avait trente ans tout rond. Le même âge qu’Anjel, qui la voyait réellement pour la première fois.
Assise juste en face de lui, elle portait un pull blanc assez lâche qui laissait s’exprimer pleinement la chair. Elle glissa un bout de quiche aux escargots entre ses lèvres. Aidée par le mouvement ascendant, sa poitrine se gonfla, faisant légèrement glisser un de ses seins à la lisière de son décolleté. Anjel observa que l’aréole était enluminée d’une plasticorolle de tentacules de supions. Il n’avait jamais pensé que sous la jeune femme timide et réservée se cachait… autre chose. Mais il n’avait jamais vraiment pris la peine de la regarder… Il eut brusquement envie d’arrêter le temps. Il pourrait alors se lever et aller tripoter Roxane pour assouvir la bouffée lubrique qui venait de le gifler. Il se sentait envahi par une force étrange. Comme s’il était plus dense, plus réel que son entourage. Il n’avait pas pour autant perdu ce sentiment de légèreté qui l’avait envahi à l’hôpital. En fait, il n’avait pas besoin d’arrêter le temps. Il était suffisamment puissant pour s’amuser avec les personnages qui l’entouraient. Il pouvait jouer, tel un artiste, sur les vecteurs esthétiques et formels qui régissent le monde. Rien ne pouvait l’arrêter.
Il fixa Roxane. Elle mâchait lentement sa bouchée de quiche aux escargots, écoutant d’une oreille distraite les considérations de Charly sur les derniers attentats suicides perpétrés par des animaux transgéniques, lorsqu’elle fut interpellée par une force mystérieuse. Son regard accrocha celui d’Anjel. Elle déglutit. Il souriait. Ses lèvres étaient immobiles, sa bouche close, mais il lui parlait. « J’ai envie de te toucher, de palper tes seins, de tripoter tes fesses et de m’enfoncer dans ta bouche… » Roxane avala sa bouchée de quiche puis fit passer sa langue sur ses lèvres. Elle rendit son sourire à Anjel en se massant négligemment la poitrine.
Le message était passé.
« Les poulpes de Bénarès peuvent rester plus d’une heure hors de l’eau et sont capables de se glisser dans une fente d’un millimètre d’épaisseur. Y a pas de meilleur tueur !
— Ouais, mais ceux qui les conditionnent pour faire ce genre de boulot, mériteraient de finir leur jour dans une unité de niveau cinq », lança Roxane.
Anjel laissa délibérément tomber une coulée de sauce tomate sur son polo jaune paille. « Merde ! » hurla-t-il en se redressant brusquement.
Roxane pouffa.
« Excusez-moi, mais je vais aller me passer un peu d’eau. J’espère que ça va partir, c’est un cadeau de ma psy… »
Roxane avait les joues rouges et les narines dilatées. Elle pouffa à nouveau.
Charly remarqua à peine le manège d’Anjel. Il était apparemment sous le charme des tueurs transgéniques. « Et après les poulpes, ils pourraient utiliser quoi ? Les encornets, peut-être ? Ou bien les sèches… Oui, mais là, y a un os ! »
Charly éclata de rire et leva enfin la tête de sa pizza aux fruits de mer. Personne ne releva sa plaisanterie.
Pour la simple raison qu’il était seul à table.
Roxane aperçut Anjel dans le miroir des toilettes et eut à peine le temps de se retourner. Il la plaqua contre la faïence blanche et l’embrassa fougueusement. Puis il lui mordilla un téton et les tentacules de supion lui titillèrent les lèvres. L’excitation était montée depuis longtemps déjà et ils étaient tous deux au bord de l’implosion. Il troussa sa robe tout en se débraguettant puis, se contentant d’écarter du bout des doigts la culotte de la jeune femme, la pénétra aussitôt. Roxane se laissa glisser le long du mur faïencé et Anjel la saisit sous les fesses avant qu’ils ne s’écrasent tous deux sur le sol. Ils étaient si proches de la jouissance qu’ils ne parvenaient plus à s’embrasser. Ils avaient maintenant adopté la position de l’enlèvement en barque décrite par Eluard et Breton : l’homme prend appui sur un mur et la femme, assise sur les mains de l’homme réunies sous elle, passe ses bras autour de son cou et, collant ses cuisses le long de sa ceinture, se remue au moyen de ses pieds dont elle touche le mur contre lequel l’homme s’appuie…
Anjel pensa alors étrangement à son frère et cet instant se superposa à un autre, vaguement semblable, qui sentait la terre, l’araignée morte et le sexe de Marbella, où le temps s’était déchiré pour révéler à Anjel un futur d’Apocalypse. Mais cette fois-ci, lorsqu’il libéra la barque, le sexe de Roxane contracté autour du sien en un baiser reptilien, ce furent les mots de Daren qui s’imposèrent à lui : « Nous sommes d’une autre nature, d’une autre puissance, et nous ne pouvons rien faire d’autre que l’exprimer. » Et pour la première fois, sans trop savoir pourquoi, il pensa que son frère avait raison.
Anjel accomplissait son boulot tel un illusionniste. Avec des gestes à la précision chorégraphique. Et Charon n’avait de cesse de le féliciter. Le patron de la morgue n’aurait jamais cru qu’une cure de désintoxication pouvait donner des résultats aussi spectaculaires. Bien sûr, il n’en était rien, et si Anjel n’éprouvait plus le besoin de boire, c’était tout simplement parce qu’il avait vaincu la mort. Il avait transformé son cancer en pierre. Il avait le pouvoir de Méduse. Il n’avait plus peur de rien et d’où il venait importait peu…
Roxane avait un petit côté débraillé qui en disait plus long que tous les discours sur la nature de son « plat du jour ». Bien sûr, personne n’aurait pu deviner ce qui s’était réellement passé dans les toilettes du Pain Total, mais elle avait l’air de sortir d’une nuit de débauche, ce qui, en plein milieu de l’après-midi, installait une sorte de paradoxe insoluble pour qui n’était pas au parfum. Comme Charon, par exemple… Il ne pouvait s’empêcher de regarder Roxane d’un air perplexe. Et pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, Charon se lâcha et murmura une réflexion salace à l’oreille d’Anjel.
Charly, quant à lui, évitait de regarder Roxane aussi bien qu’Anjel. Il avait apparemment du mal à digérer ses escargots et dut aller plusieurs fois aux toilettes pour se soulager. C’est dans cette ambiance quelque peu instable qu’ils héritèrent d’un contrôle de niveau cinq.
Deux médicops firent irruption dans la morgue en brandissant le totem vert fluo des procédures d’urgence. Ils poussaient une limonière à coussin d’air sur laquelle reposait une femme d’une trentaine d’années. La bâche de la limonière, son travail d’analyse accompli, finissait de se décoller de la peau des jambes en un désagréable bruit de succion. Les médicops firent l’exposé de la situation avec leur froideur coutumière.
« Aucune drogue répertoriée, aucune atteinte virale ou microbienne…
— Cette jeune femme présentait des troubles de l’équilibre, elle est tombée sur le trottoir. Lorsque nous l’avons interpellée, elle s’est enfuie…
— Nous l’avons immédiatement neutralisée. Deux narcoballes… Efficaces au moins deux heures.
— Elle ne présente aucune infection précise, mais tous ses paramètres physiologiques sont déréglés.
— Ce qui est logiquement impossible.
— Il peut s’agir d’une adénoterroriste, d’une kamikaze à effet retard ou d’un quelconque viraclone biotique susceptible de mettre gravement en péril la santé publique. Nous sollicitons donc un contrôle de niveau cinq. »
L’un des médicops vérifia le compilateur de la membrane. « Pour nous tout est paré. Le scan moléculaire vient d’être transféré pour l’identification ADN. »
Charon regarda sa montre en soupirant. À cinq minutes près, ces enfoirés de médicops auraient dû aller voir un peu plus loin, dans une unité médicale de nuit, mais là, ils n’allaient pas y couper : aucun centre médical ou para-médical public ne pouvait refuser une procédure d’urgence. Il jeta un œil subreptice aux membres de son équipe. Il ne pouvait décemment pas obliger l’un d’eux à faire des heures sup. Rien ne le lui interdisait, mais ce n’était pas son style. Il soupira.
Anjel s’avança vers lui. « Pas de problèmes, chef. Je m’en occupe. »
Charon pencha la tête pour le regarder en contre-plongée, comme s’il venait d’énoncer une phrase à tiroir qui révélait que le meurtrier n’était pas celui qu’on croyait.
« Un contrôle de niveau cinq doit se pratiquer en solo, lança Charly d’un air moqueur.
— Exact, confirma l’un des médicops. Pour éviter tout risque de surcontamination si les tests s’avéraient positifs. »
Anjel fronça les sourcils et Roxane rejeta la tête en arrière en fermant les yeux. « Dommage, murmura-t-elle. Je t’aurais volontiers donné un coup de main.
— Ce sera pour une autre fois », murmura-t-il à son tour en jetant un œil complice à Charon qui ne captait pas vraiment la situation.
Ce dernier lui rendit un petit sourire aigrelet, satisfait malgré tout d’échapper à cette corvée.
Les deux médicops avaient posé la limonière sur une paillasse puis avaient quitté la salle d’autopsie. Ils reviendraient dans une heure chercher la jeune femme et les résultats de l’analyse. Avant cela, ils avaient établi le constat d’évacuation en mettant Charon, Charly et Roxane à la porte sans qu’ils aient besoin pour cela de se faire prier, puis ils avaient récupéré tous les passes et fermé l’entrée du bâtiment.
Anjel était maintenant seul et quasiment prisonnier des lieux.
Il était entouré de cadavres et d’une zombie plutôt jolie malgré une musculature un peu trop masculine à son goût. Il plongea ses mains dans la vasque à mélasse et les sortit enduites d’une fine membrane anti-virale. Il ne se sentait pas particulièrement exposé à une contamination, et son intuition le trompait rarement, mais il enfila néanmoins son masque protecteur.
La jeune femme ne portait qu’un tee-shirt et un pantalon court, sans sous-vêtements. Anjel dut les retirer pour pouvoir mener à bien son investigation. Elle gémit à plusieurs reprises et il se demanda brusquement pourquoi, jusque-là, aucun prince charmant n’avait pensé à déshabiller sa belle endormie pour la réveiller avec plus de passion qu’un simple baiser. En guise de réponse, il se contenta de réfréner ses ardeurs.
La musculature de la jeune femme était celle d’une sportive de haut niveau ou d’une accro des salles de gym.
Anjel ne nota rien de particulier au niveau des jambes, rien non plus dans la sphère urogénitale, ni au niveau de l’abdomen et de la poitrine. Par contre, lorsqu’il la retourna sur le ventre, il fut immédiatement attiré par la petite tache noire en haut du sacrum. Après avoir chaussé une paire de lunettes grossissantes, il put constater qu’il s’agissait d’un tatouage thermique. Et plus précisément d’un nombre : 54. La femme, dont il avait actuellement une vue plongeante sur les fesses, était loin d’être grabataire, il ne pouvait donc s’agir de sa date de naissance. Quelque peu intrigué, il enregistra l’information dans son biolympus puis continua son inspection tout en se disant qu’il avait finalement bien fait de mettre son masque. L’inspection anale ne donna rien de particulier.
Il ne lui restait plus qu’à explorer la tête et le cou avant de lancer une petite colonie de biopuces à l’assaut de ses organes internes pour voir comment ça se passait de ce côté-là.
Sa main gauche palpait les cavités sinusiennes alors que la droite pressait le haut du cou à la recherche d’un amas ganglionnaire ou d’une quelconque nodosité pathologique, lorsqu’un curieux phénomène se produisit.
Il y eut comme un roulement sous la paume de sa main droite. Il pensa d’abord qu’il s’agissait d’un simple réflexe de déglutition et il enregistra à peine cet événement à la frontière de l’étrangeté. Puis le roulement devint vibration, tremblement, grouillance… Il retira alors brusquement sa main et regarda le cou de la jeune femme.
La masse thyroïdienne avait doublé de volume et ondulait sous la peau comme si elle était vivante. Anjel recula. Des gouttes de sueur perlèrent instantanément sur son front.
Il fut immédiatement projeté quelques mois en arrière, lorsqu’il avait succombé à sa crise de delirium tremens.
« Merde, ça ne va pas recommencer… » gémit-il.
Il ferma les yeux. Les rouvrit. La masse gibbeuse était toujours là. Elle ressemblait maintenant à un papillon difforme né de la chair et occupé à déchirer la prison de peau qui l’empêchait de prendre son envol.
Anjel reculait à petits pas, à la fois terrifié et fasciné par ce spectacle morbide. Il se dit qu’il devait s’agir de séquelles hallucinatoires liées à son récent sevrage, comparables aux remontées d’acides de ceux qui ont trop gobé de petits monstres verts à l’ombre des pyramides noires. Il songea un instant à fuir, oubliant que la morgue était fermée de l’extérieur, lorsqu’un étrange craquement le figea sur place. La jeune femme renâclait, comme si elle essayait d’expulser un corps étranger coincé dans l’arrière-gorge. La peau de son cou se fendillait.
Anjel était tétanisé.
La jeune femme redressa brusquement son buste. Ses paupières étaient toujours closes, sa bouche grande ouverte, mais aucun son n’en sortait.
Son cou s’était fendu sur toute sa longueur et une tête duveteuse piquée de deux yeux noirs rehaussés d’amples antennes pectinées émergea de la fissure. Durant son enfance, Anjel avait fréquenté pendant plusieurs années un club d’entomologie et il crut reconnaître la tête d’un saturnidé, famille qui abrite les plus gros papillons de nuit européens. Cette pensée le conforta dans l’idée qu’il était à nouveau en plein délire hallucinatoire. Lorsque l’insecte complet s’extirpa de la fissure de chair en un bruit de chewing-gum mâché, il hurla. L’insecte battit immédiatement des ailes. Il décolla, d’abord lourdement, comme si ses écailles étaient encore trempées des humeurs thyroïdiennes, puis son vol se fit plus léger et il s’éleva vers les hauteurs de la pièce. Anjel, subjugué suivit son envol des yeux, de plus en plus haut, jusqu’au… ciel !
Le plafond avait disparu. Anjel fit craquer son cou et ferma à nouveau les yeux. Il mit un certain temps avant d’oser les rouvrir. Il serrait les poings en priant pour que les choses reprennent gentiment leur place. Que la jeune femme soit à nouveau tranquillement allongée dans sa limonière, et que sa thyroïde veuille bien présenter des pathologies classiques – de bons vieux nodules, inflammatoires ou calcifiés, carcinomateux ou bénins –, mais en tout cas, ne soit plus le cocon de chair d’un saturnidé géant.
Il ouvrit les yeux… Et…
Il était entouré d’arbres… gigantesques… Il s’approcha de l’un d’eux, caressa l’écorce comme pour en éprouver la réalité… Un énorme insecte, ou bien une araignée, détala à l’angle de sa vision sur l’une des plus basses branches. Son regard suivit l’animal qui disparut derrière le feuillage, puis fila vers les hauteurs. Le ciel n’était plus visible qu’entre les trouées végétales. Une pluie invisible se matérialisait au niveau du sol en flaques de lumière dorée. Des grappes de singes sautaient de branche en branche et des perroquets aux plumes de cristal étincelaient en voletant entre les lianes…
Le silence habitait toutes choses et il se mit soudain à hurler. Une marée de caquètements, piaillements, crissements, grincements, soufflements, hurlements, submergea Anjel. Il se laissa tomber sur le sol spongieux de cette jungle insensée qui venait de se matérialiser à l’intérieur de la morgue.
Tout cela n’avait rien à voir avec un delirium tremens ou une remontée d’acide. Il était écrasé par le poids de la réalité. Cela ne faisait aucun doute. Mais alors… où étaient passés les cadavres, les placards cryo, les scialytiques éblouissants ? Et le corps de la jeune femme qu’il était en train de contrôler ? Et cet étrange saturnidé dû à la métamorphose de sa glande thyroïde ? Et d’où venait cette jungle insensée ? Ce qui l’entourait lui apparaissait comme profondément réel, mais il devait se trouver en pleine bouffée délirante, en totale dégravitation psychotique… Il ne pouvait en être autrement.
Un bruit étrange, semblable à un battement d’ailes le fit à nouveau regarder vers les hauteurs. Il crut d’abord apercevoir le papillon thyroïdal qui redescendait en tourbillonnant tel une feuille morte. Il en avait d’ailleurs les couleurs : du jaune au rouge en passant par les terres et les ocres… Mais plus le papillon descendait, plus il paraissait énorme, démesuré. Lorsqu’il fut suffisamment près, Anjel constata qu’il n’avait plus la tête pelucheuse surmontée de deux larges antennes pectinées qu’il lui avait dévoilée en sortant du cou de… 54, il y a une éternité de cela. Non. Le papillon avait maintenant le visage de 54, et lorsqu’il effectua un rétablissement vertical, pour venir se poser délicatement sur le sol, Anjel put constater qu’il ne s’agissait plus du tout d’un papillon mais d’une jeune femme ailée au corps mince et élancé, recouvert d’un fin duvet doré. Il en avait le souffle coupé.
La papillonne s’avança vers lui en battant légèrement des ailes. Ces dernières paraissaient taillées dans du velours.
« Tu es ici chez moi, et si tes intentions sont pacifiques, tu peux t’y déplacer à ta guise. De toute façon, tu n’as pas le choix. Je ne peux pas courir le risque de te laisser partir.
— Qui êtes-vous ?
— Lorsque tu me tripotais les fesses, tu faisais moins de manières…
— Vous êtes… 54 ? »
La papillonne haussa les sourcils, puis elle comprit brusquement ce que voulait dire Anjel. « Tu veux parler du tatouage que j’avais au bas du dos… »
Elle se retourna lentement. Elle était nue et superbe. Et là où se trouvait le tatouage jaillissait une queue qui battait l’air, pour chasser quelque phéromone vers les narines d’Anjel. Ce dernier déglutit.
« Je suis belle, n’est-ce pas ? Mi-chatte, mi-phalène… mi-lionne, mi-oiseau de nuit… Je n’ai fait que laisser libre cours à mon anima… Éléna est morte pour donner vie à… Starlione. Tu aimes bien ce nom ? »
Anjel remuait faiblement la tête. Acquiesçait tel un zombi. 54, Éléna ou Starlione s’avança en remuant la queue et replia ses ailes autour de lui. Puis l’engloutit dans sa chair.
Anjel se réveilla alors que la nuit tombait. Il tremblait. C’était le froid qui avait dû le réveiller. Il regarda machinalement sa montre. Cinq minutes seulement s’étaient écoulées depuis que la morgue avait disparu. Une autre impossibilité physique qu’il n’essaya même pas de comprendre. Le ciel était d’un noir d’encre piqueté d’étoiles d’or, ce qui était, là encore, incompatible avec la présence d’une énorme lune rousse qui éclairait le paysage d’une lumière ocre, d’une lumière d’automne, d’une lumière hallucinatoire. Une multitude d’animaux gambadaient toujours autour du lac, d’autres dormaient, d’autres encore se baignaient en un déploiement de trompes, de pattes, de tentacules. Il pencha la tête en arrière et fit remonter les tièdes souvenirs récents à la surface de son esprit tourmenté. Starlione… Il ne savait plus vraiment ce qui s’était passé. Il s’était retrouvé dans ses bras et son corps, sa chair était un puits de délices dans lequel il avait sombré… Puis elle l’avait conduit ailleurs… Ils avaient survolé la jungle, avaient suivi une rivière et s’étaient posés à la lisière d’une clairière au cœur de laquelle la rivière se jetait dans un lac.
« Je dois te laisser, lui avait dit Starlione.
— Pourquoi ?
— La porte est ouverte et ils vont sûrement venir me tuer. »
Il n’avait pas compris ce qu’elle voulait dire. Il ne comprenait d’ailleurs absolument rien à ce qui se passait.
« Et moi…
— Tu fais ce que tu veux… Tous les fruits qui pendent des arbres sont comestibles, l’eau du lac est potable. »
Anjel avait regardé devant lui. La clairière grouillait de barrissements, hululements, renâclements, bruissait de griffes, de sabots, de groins, de gueules baveuses et d’énormes postérieurs crotteux.
« En moins de cinq minutes, ils vont me transformer en chair à pâté. Certains de ces animaux sont tellement laids que je ne les aurais même pas imaginés dans le pire des cauchemars.
— Tu n’as rien à craindre. Ils sont tous frugivores ou herbivores. »
Anjel avait ricané en indiquant l’un des fauves. « Même cette espèce de tigre à dents de sabre ?
— Même lui.
— Et comment pouvez-vous en être aussi sûre ?
— Parce que c’est moi qui les ai créés. »
Et elle s’était envolée.
Anjel était resté un bon moment sans bouger. Sans savoir ce qu’il devait faire. S’il ne valait pas mieux hurler ou se taper la tête contre un tronc d’arbre jusqu’à ce qu’il se réveille ailleurs, dans sa chambre ou dans un lit d’hôpital, qu’importe, pourvu qu’il découvre que tout ceci n’était qu’un rêve… Quelque-part où il pourrait obtenir une explication logique. Puis il s’était assoupi, avait dormi quelques minutes peut-être. Et maintenant, sous la voûte étoilée, il avait froid, faim, et surtout soif.
Anjel s’était approché du lac et les animaux, grands et petits, à trompes ou à clapets dentés, l’avaient regardé passer d’un air interloqué, mais aucun ne s’était rué sur lui pour le dévorer. Il crut même entendre quelques murmures, quelques réflexions saugrenues. Probablement le fruit de son imagination, galvanisée par les événements récents.
Il se pencha au bord du lac, mit ses mains en coupe et but quelques gorgées d’eau. Une sorte de lémurien, à la tête poilue et au corps nu, quelque peu porcin, vint se frotter contre ses jambes. Il lui caressa machinalement la tête.
« Tu devrais plutôt boire l’eau de la rivière. Elle est plus fraîche et moins terreuse. »
Anjel sursauta. Il scruta l’obscurité puis revint sur le lémurien.
« Enfin… Moi je dis ça… mais tu fais ce que tu veux… »
Anjel déglutit avec peine, comme s’il avait une poignée de graviers coincée dans la gorge.
« Tu vois… Je t’avais bien dit qu’elle était terreuse ! »
Il ne savait plus s’il devait rire ou pleurer. Tout cela n’avait aucun sens. Aucun delirium tremens, aucune bouffée hallucinatoire, aucun trip à l’acide, aucun champignon, ne pouvaient produire un délire pareil. Tout était à la fois si démentiel et si… parfaitement construit. Les hallucinations fonctionnent un peu comme les rêves, avec des enchaînements chaotiques, une juxtaposition de scènes ou de tableaux. Un scénario à la structure lâche et bourrée d’incohérences. Là, c’était l’inverse, ce qui rendait la chose encore plus étrange. Ce qui lui faisait croire qu’il n’était pas forcément en plein délire. Qu’il n’était pas aux quatre coins de sa tête usée par l’alcool et le sevrage, mais ailleurs. Tout simplement ailleurs. Il regarda le lémurien en souriant.
« Et pour manger ? Qu’est-ce que tu me conseilles ? »
Ils étaient tous au bord du lac et ça discutait ferme. Il y avait un peu de tout. Essentiellement des mammifères, mais aussi quelques oiseaux et de gros reptiles. Et puis des animaux qu’Anjel ne connaissait pas. Ce qui ne voulait pas dire qu’ils ne pouvaient pas exister, mais en tout cas, pas en Eurafrique, ni en Centramérique, ni en Estasie, ni même… sur Terre. Le lémurien à peau de cochon s’appelait Narambo. Et il s’était pris de sympathie pour Anjel. Il avait tout de suite compris que ce dernier avait quelques petits problèmes de mémoire. Il ne savait plus où il était ni ce qu’il faisait ici. Enfin, c’était ce qu’il en avait conclu.
« Je croyais que les hommes avaient disparu ! lança un cheval recouvert d’une épaisse fourrure blanche.
— Tu vois bien que non ! » répondit Narambo en haussant les épaules.
Anjel se massa l’arrête du nez.
« Les hommes ont disparu ! lança un dragon nain. Celui-ci vient d’ailleurs. »
Anjel secoua la tête. « C’est Starlione qui m’a conduit ici. Vous la connaissez ? »
Le dragon nain se mit à rire. Puis ce fut au tour du cheval blanc. Quelques secondes plus tard, ils riaient tous, veaux, vaches, girafes et koalas. Et même Narambo.
« Starlione a créé le monde. Elle est partout et nulle-part, dit-il en s’allongeant au bord du lac. Maintenant, il est tard, c’est l’heure de dormir. »
Les uns après les autres, les animaux s’installèrent pour la nuit. Les espèces nocturnes saluèrent les autres et s’éloignèrent vers la jungle en bondissant, rampant ou voletant.
Au bout d’un moment un concert de ronflements et de grognements emplit la clairière. Anjel s’était allongé lui aussi, mais il fixait les étoiles, les yeux grands ouverts, en se disant que la folie l’avait enfin gagné. Il fixait le ciel et les étoiles cascadaient vers lui, pénétraient par ses pupilles dilatées et venaient couler sous son crâne tel de l’or en fusion.
Le sommeil le prit au dépourvu et l’emporta comme un fétu de paille.
Il ouvrit les yeux et ses paupières clignèrent, fouettées par la lumière rosée du soleil levant qui se reflétait sur la peau du lac.
« Alors, bien dormi, l’étranger ? »
Il dressa la tête et vit un énorme chien noir aux longs poils frisés, encore lové contre ses jambes, qui bâillait à s’en décrocher la mâchoire.
Anjel vit également qu’un petit singe s’était couché au creux de son épaule. Il paraissait dormir profondément.
Anjel soupira. Il ne s’était pas réveillé dans un lit d’hôpital, comme il l’avait espéré. Et personne n’était là pour lui dire qu’il avait fait une rechute mais que maintenant tout allait bien, tout était rentré dans l’ordre. Que les tigres étaient toujours carnivores, que les lémuriens n’avaient pas une peau de cochon et que les chiens ne vous traitaient pas d’étranger.
Les animaux se levaient les uns après les autres dans la lumière sanguine du petit matin et Anjel se dit qu’un tel tableau pouvait à la fois appartenir au passé et au futur. Paradis biblique et Paradis utopique peuplés d’animaux transgéniques où l’homme ne serait plus qu’un mauvais souvenir… Mais le Paradis n’a de sens que par rapport à l’Enfer et les souvenirs ont la vie dure.
Anjel perçut d’abord une simple agitation. Puis l’aube nonchalante fut prise de convulsions. Une odeur âcre lui chatouilla les narines. Le petit singe se réveilla en sursaut et s’enfuit en bondissant. Anjel se redressa à son tour. Il vit d’abord la fumée. Un voile ténu qui paraissait recouvrir la jungle. Les animaux fuyaient en tous sens. Il vit alors les pulsations orange, jaunes et rouges. Puis, brusquement, la jungle hurla tel un dragon blessé à mort qui ouvrait grand sa gueule.
Quelques secondes plus tard, la jungle était en flammes et Anjel était tétanisé.
En un souffle incandescent, le Paradis s’était transformé en Enfer.
Et il aperçut les démons. Ils étaient trois ou quatre et crachaient de longues flammes jaunes orangées. Vêtus de combinaisons blanches ignifugées, ils rôtissaient tout sur leur passage. Les animaux s’embrasaient, torches vivantes, et finissaient leur course aveugle en s’effritant comme des statues de terre cuite un peu trop calcinées.
Anjel avançait au milieu des flammes en se demandant où était passé Narambo, s’il avait eu le temps de se mettre à l’abri, lorsqu’un cri déchirant le sortit de sa torpeur macabre. Il leva les yeux vers le ciel et aperçut Starlione. Elle descendait en battant rageusement des ailes et en gémissant comme un animal blessé. Comme un animal poussé de force à l’abattoir et à qui l’on débiterait des tranches de viande à vif. Léchés par les flammes, les arbres tremblaient telle de la gelée, puis se figeaient sous forme de céleris confits. Encore une fois, Anjel ne savait trop quelles lois physiques étaient à l’œuvre en ces lieux, mais le temps n’était plus à l’introspection.
Il n’était pas le seul à avoir aperçu Starlione. L’un des démons blancs tendit un bras dans sa direction. Les autres démons levèrent instantanément leurs lance-flammes et firent feu simultanément. Trois langues crépitantes léchèrent goulûment la papillonne. Ses ailes s’enflammèrent instantanément et elle tomba en vrille, laissant sur sa trajectoire un sillage de fumée noire. Anjel s’élança en hurlant.
« Noooon !!! »
Les démons blancs s’étaient regroupés autour de Starlione qui gigotait sur le sol, fumante. La jungle était un brasier. Des animaux transformés en brandons rougeoyants couraient en tous sens. Pandémonium encore et toujours. Anjel voulut saisir l’un des hommes par les épaules, mais un de ses collègues fut plus rapide que lui. Il lui décocha un coup de crosse métallique en plein visage. Anjel s’écroula près de Starlione.
À la lisière de la conscience, Anjel entendait des bribes de voix, filtrées par les nasillards des combinaisons ignifugées.
« Le type de la morgue…
— Y a qu’à le laisser crever dans les flammes…
— Ouais… Après tout, c’est lui qu’a foutu le feu, non ? »
L’autre laissa échapper un rire gras.
Anjel réussit à ouvrir un œil. La papillonne se trouvait à quelques centimètres de son visage, presque entièrement carbonisée. L’une de ses paupières tremblait à toute vitesse. Il redressa un peu la tête. Les démons avaient disparu et des coulures de jungle, de savane et de ciel glissaient sur les murs de la morgue, léchés par les flammes. Sa tête s’affaissa et il vit que Starlione fondait à son tour.
Il perdit connaissance et en fut reconnaissant au tireur de ficelles, au grand brasseur de merde, à l’innommé.
Loué soit-il…
Il était sous les couvertures et ne parvenait pas à remonter… À sortir la tête pour prendre un peu d’air… Il dormait… C’est ça… Il dormait et sa conscience n’arrivait pas à émerger… La plus horrible des sensations… Il avait chaud… Il étouffait… Il savait qu’il dormait… Il voulait se réveiller pour sortir la tête de sous les couvertures… Il était malade peut-être… Oui, c’est cela… Il devait avoir de la fièvre… Il ne savait plus quel âge il avait… Il ne savait plus s’il devait se réveiller pour aller à l’école ou à l’université… ou bien… À la morgue ?!
Il revint à lui en ouvrant grand la bouche, comme pour avaler une énorme bolée d’air frais, mais il ne fit qu’aspirer une brassée de fumée. Il ruisselait de sueur. La morgue était en flammes. Une de ses chaussures flambait. Il se redressa d’un bond et une avalanche rocailleuse dévala sous son crâne. Titubant, il frappa son pied plusieurs fois contre le carrelage pour éteindre les flammes. L’entrée de la morgue était condamnée par un rideau rouge orangé. Le pied droit encore fumant, il se dirigea vers le fond de la salle de dissection, vers la porte blindée de la chambre froide. Sa tête abritait une tribu de joueurs de balafon, la chaleur était insoutenable. Sa main se referma sur la poignée de la porte blindée. Elle était brûlante et sa peau gémit comme une tranche de petit salée dans un bain d’huile bouillante. Il était au bout du rouleau pour ne pas dire au bout du réel…
Il réussit à entrouvrir la porte, à se glisser dans l’ouverture, à rabattre le lourd battant blindé. Il s’effondra entre deux paillasses, attrapant au passage la main d’un cadavre qui se brisa instantanément. Bienvenue chez Mister Freeze. De l’intérieur, la porte ne pourrait plus s’ouvrir. Mais cette idée ne l’effleura pas un seul instant. Il avait réussi à fuir les flammes, à fuir un cauchemar diabolique et insensé… à fuir la bouillance et les cloqueries… Et il accueillait avec délice ce décor de Noël… cette douce fraîcheur neigeuse… Il perdit conscience avant que ce bien-être immaculé ne lui révèle une autre face de l’Enfer.