Le sentiment qui nous conduit à reconnaître l’existence des choses commence dans notre impossibilité à obtenir qu’il en aille autrement.
Pierre-Yves BOURDIL, Les autres mondes.
« Éléna Bergman… Éva Baxter… Entretien… C’est bon… Vous pouvez y aller.
— Bon… Par quoi je commence ?
— Écoutez, pour l’instant, faites ce que vous voulez. On affinera au fur et à mesure. De toutes façons je n’ai pas très bien compris où vous vouliez en venir. Et puis j’ai toujours des doutes sur votre véritable identité.
— Bon, ça va… Fermez-la et allons-y. Si vous continuez à la jouer mollasse, je vous laisse là avec votre biolympus de merde. Les implants enregistreurs, c’est de la frime. Une fois sur deux ça déconne. Ça vous fatigue d’appuyer sur un bouton, peut-être ?
— Le mien marche impec. Et puis, avec le revêtement cutané, on ne craint pas la pluie. C’est pratique, non ?
— Bon, okay. Ça enregistre. C’est l’essentiel. Alors tout d’abord une petite présentation s’impose. J’ai trente-trois ans. On m’a arrêtée il y a deux ans pour destruction massive de biens publics et privés : deux fabriques de dériveurs synaptiques au fond de la silicon Valley, un labo de sélection transgénique pour les fermes piscicoles de la baie des Mulets. J’en passe et des meilleures… Jamais le moindre dérapage. Tout le matériel détruit, certes, mais zéro mort ! Mes revendications ont toujours été très claires : interdire l’esclavage animalier et réviser les lois sur les quotas d’embauche concernant les métiers à risque maximum. Les singes, les porcs et les poulpes transgéniques n’ont pas à aller au casse-pipe. Fallait pas éveiller leur conscience. Maintenant faut assumer et les intégrer… Mais le message a toujours du mal à passer. Un Agent Intelligent à plus de valeur qu’un ouvrier porcin ou qu’un fermier tentaculaire. Les bonnes vieilles tendances ont la vie dure, et mieux vaut être intelligent et artificiel que naturel et intellectuellement limité. Mais le jour où un singe aura le Nobel de littérature, on réagira peut-être autrement. En attendant, j’ai récolté la perpétuité en Centre de détention de niveau cinq. Vous savez ce que cela signifie ?
— Euh… Plus aucun droit civique… l’individu appartient à l’État, qui peut l’utiliser pour tester des produits de synthèse en version α ou β…
— Exact. Mais uniquement dans un encadrement médical à visée thérapeutique. La convention de Massilia est claire sur ce point. Toute expérimentation à visée militaire est strictement interdite en tout lieu et toute place, y compris les asiles de type quatre et cinq. Je connais la convention par cœur, et cette clause devrait d’ailleurs être étendue aux animaux transgéniques.
— Ce qui sous-entend qu’ils y font des expériences militaires ?
— Exact. Mais ce n’est pas tout. Dans les centres de type cinq, les atteintes à l’intégrité corporelle sont tolérées si elles s’avèrent indispensables pour mener à bien une expérimentation mais les altérations mentales intentionnelles sont rigoureusement interdites.
— Et alors ?
— Et alors ?! Eh bien, ailleurs, je ne sais pas, mais à Garampaga, ils tripatouillent les crânes… Ils font ce qu’ils veulent… Et c’est pas joli… Alors si vous pouviez faire un petit papier sur le sujet, ça pourrait être utile. Les lois existantes permettent déjà à ces enfoirés de toubibs de faire quasiment ce qu’ils veulent… Si en plus ils ne les respectent pas, vous voyez le topo ?
— Je vois le topo… Mais sans preuve, je ne peux pas faire grand-chose pour vous. Qui me dit que vous ne me racontez pas n’importe quoi ? Et puis, si vous vous êtes évadée de Garampaga, ce que j’ai du mal à croire, bien sûr… comment pouvez-vous être sûre que je ne vais pas m’empresser de vous dénoncer ?
— Je croyais que vous étiez journaliste, mais je me suis probablement trompée ! Bon… Déconnectez votre biolympus de merde… Ce qu’on raconte depuis un moment n’a strictement aucun intérêt. Vous avez l’info. Alors, faites une enquête, c’est votre job, non ? Moi, je ne sais pas ce qui va m’arriver… Mais ce qui est sûr, c’est que les saloperies qu’ils m’ont injectées vont finir par faire leur boulot… Et vous voulez que je vous dise la vérité ? J’ai peur… Ces putains de transformations me font peur…
— Quelles transformations ?
— Je ne sais pas vraiment… C’est… c’est inconcevable… Ils ont dû les tuer, vous comprenez… Ils tuent tous les cobayes… Les uns après les autres… C’est pour ça que je n’ai pas hésité à m’évader… Ils ne vont pas chercher à me récupérer… Ils veulent m’éliminer… Alors je dois aller me planquer quelque part… Vous comprenez ?
— Attendez… »
(Bruits divers… murmures)
D’un rapide mouvement du poignet, Éva Baxter arrêta l’enregistrement. Le bruit de verre et de conversations qui régnait dans le bar reprit le dessus.
Auguste Trent la regarda en plissant les narines et en se grattant le front. « Un peu excessif, tu ne crois pas ? »
Éva acquiesça. « C’est ce que je me suis dit juste après l’entretien. Mais cette femme n’avait pas du tout l’allure d’une dingue…
— Tu es journaliste, pas psychiatre. Moi, je pense qu’elle est complètement givrée.
— Toi aussi, tu es journaliste, non ? »
Trent sourit puis avala une rasade de Frambosen.
« Tu ne l’as pas vue, ajouta Éva, mais il y avait dans son regard une détermination à toute épreuve. Cette femme défiait la mort.
— Ce qui conforte mon point de vue ! »
Éva haussa les épaules. Elle observa un court instant le fond de sa tasse. Les traînées charbonneuses du marc de café paraissaient y dessiner un point d’interrogation. « J’ai vérifié. Il existe bien une Éléna Bergman jugée pour actes terroristes et condamnée à perpétuité il y a deux ans. Elle a été internée à l’asile de Garampaga.
— Et alors ?
— Je crois que ça vaut le coup d’aller y voir d’un peu plus près. Mon intuition me dit qu’on risque de découvrir quelque chose d’énorme.
— Ou un pet de lapin sur une toile cirée…
— Alors, chef, tu me donnes le feu vert ou pas ?
— Arrête de m’appeler chef, tu sais que j’ai horreur de ça !
— Okay, boss. Alors, on fonce ? »
Auguste Trent soupira, finit sa Frambozen cul sec et reposa bruyamment sa chope sur la table. « Toi tu le sens peut-être, mais moi pas du tout. Cette nana est dingue… Elle te parle de transformations, d’expériences à la docteur Frankenstein… Alors permets-moi d’être sceptique… Mais je vais quand même faire une demande officielle pour que tu puisses visiter l’asile de Garampaga en vue d’un reportage tout ce qu’il y a de plus neutre et républicain sur les conditions de détention des prisonniers. Ça te va comme ça ? »
Éva fit un large sourire, se redressa et l’embrassa par-dessus la table. « Tu ne le regretteras pas…
— Ouais… Ça c’est moins sûr… »
En se rasseyant, elle renversa la chope vide, qui se pulvérisa en explosant contre le carrelage.
« Mauvais présage », murmura Trent en fermant les yeux.
Ceux d’Éva allèrent noyer leur gêne au fond de sa tasse.
Le marc de café avait pris la forme d’un cercle parfait.
Éva Baxter pénétra dans la neuro-coque qui lui était affectée dans les bureaux de Synaptik™. Elle regrettait toujours d’avoir laissé filer Éléna Bergman sans prendre la peine de vérifier son identité mais elle avait maintenant une chance de réparer son erreur. Dès qu’elle fut confortablement calée dans son dériveur synaptique, Robert se déventousa de la prise-rézo et vint se coller contre sa nuque. Le symbiote ressemblait à une sèche qui aurait eu la couleur d’un foie cirrhotique. L’assistant palpait la nuque d’Éva de ses courts tentacules à la recherche des nanocapteurs persillés dans la couche ectodermique.
« J’ai quelque chose pour vous, vrilla-t-il dans sa tête.
— Tu as retrouvé la trace d’Éléna Bergman ?
— C’est possible. En tous cas, les similitudes sont troublantes.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— J’ai un petit entretien à vous faire écouter. Une conversation pirate réalisée par l’intermédiaire d’un nanodrone à l’hôpital Bentazoun. Alice Carol, une psychanalyste reconvertie dans la prostitution a réussi à entrer en contact avec l’un des patients de l’hôpital, Anjel Ebner, qui y était et y est toujours en résidence surveillée. Il lui est arrivé une expérience étrange et, apparemment, les services secrets s’en sont mêlés. Cette conversation a eu lieu peu de temps après son internement. Les médecins ont diagnostiqué une crise de bouffées délirantes particulièrement violentes, consécutives à une cure de désintoxication alcoolique mal digérée. Anjel Ebner va probablement subir un lavage de cerveau avant d’être libéré… frais comme un légume.
— Je ne vois pas très bien où est le rapport avec Éléna Bergman !
— Écoutez… On en reparle après… »
(Claquements, craquements, percussions minimalistes.)
« Anjel… Anjel ? Tu m’entends ?
— Alice… Mais… qu’est-ce que…
— T’affole pas… Et surtout ne parle pas à voix haute. Sinon, on va se faire remarquer. Kevin m’a bidouillé un gadget pour que l’on puisse communiquer par le biais de nos capteurs dermiques. Y a un nanodrone collé sur ta nuque. Tu ne peux pas le sentir mais il établit une liaison infrarouge avec le symbiote qui me suce le cou. Je suis tout près de l’hôpital et la réception est parfaite…
— Moi aussi, je t’entends parfaitement… Mais… je me demande si je ne suis pas encore en train de délirer…
— Arrête ces conneries… Je suis sûre que tu es parfaitement sain de corps et d’esprit, Anjel. Ils n’ont pas voulu m’accorder de droit de visite. J’ai insisté, mais on m’a répondu que tu étais classé en liste rouge. Aucune visite autorisée. Même celle de tes parents, s’ils étaient encore en vie ! Alors, y a anguille… Que s’est-il passé à la morgue ? Il faut que tu me le dises parce que tu risques de ne plus pouvoir le faire à ta sortie d’hôpital.
— Écoute, moi-même j’ai du mal à croire que je n’ai pas déliré, mais si tu insistes… Ils nous ont amené une femme… Pour un contrôle de niveau cinq… J’ai pris le boulot en charge… Les autres sont tous partis… Et… elle s’est transformée…
— Comment ça, transformée ?
— Tu vois, c’est ridicule… Elle avait des ailes… La morgue avait disparu… Il y avait une jungle… des animaux partout… Ils parlaient… Un véritable paradis… Puis des hommes sont arrivés, avec des combinaisons ignifugées et des lance-flammes… Et ils ont tout brûlé… La jungle, les animaux, la femme papillon… tout… C’était horrible…
— Cette femme… c’était qui ?
— Je ne sais pas… Elle n’avait pas de carte d’identification. Juste un micro-tatouage thermique au dessus du coccyx.
— Alors elle n’aurait jamais dû être là… Mais en taule… c’est la marque d’identification des condamnés à perpétuité internés dans les établissements de niveau cinq. Je le sais… j’ai une amie qui y bosse.
— Elle s’est peut-être évadée…
— Alors elle est très forte… Parce que ça ne se produit qu’une fois tous les dix ans.
— Et c’est tout ce qui t’étonne ?! Qu’une taularde ait réussi à s’évader ? Des animaux qui parlent, une jungle gigantesque qui pousse dans une pièce qui ne peut même pas en contenir le centième… et une femme papillon, par contre, ça te paraît normal ?
— Non… je trouve ça totalement délirant… Mais je te connais… Et je connais les rouages de l’administration… Ne me demande pas pourquoi, mais je connais bien les procédures “secret défense”. Et tu es dans l’œil du cyclone. S’il ne s’était rien passé d’exceptionnel, tu ne serais pas en liste rouge… Alors, je te crois.
— Qu’est-ce que tu me conseilles de faire ?
— Surtout ne résiste pas. Accepte l’idée d’avoir pété les plombs. Que toute cette histoire te semble maintenant délirante et que tu penses l’avoir inventée. Avec un peu de chance, tu éviteras les électrochocs. Tu auras certainement droit à un petit nettoyage hypnotique. Mais si tu évites le grand lavage de cerveau, on pourra remettre facilement de l’ordre dans tout ça…
— Tu as l’air d’en savoir plus que moi… Tu me caches quoi, au juste, Alice ?
— Qu’est-ce que tu vas chercher là ? Tu sais que j’ai du flair et des connaissances. Je suis quand même pute et psychanalyste, ne l’oublie jamais.
— En attendant, je vais avoir du mal à continuer la conversation… Y a du monde qui se pointe.
— Ça tombe bien, le nanodrone est à sec. Je t’embrasse.
— Moi aus… »
(Claquements… Bruits de ventouse.)
Éva Baxter était sidérée. Elle gratouillait machinalement la panse du symbiote ou en tout cas ce qui pouvait s’apparenter à un ventre, vu que l’assistant biotique avait une forme asymétrique et aucun organe caractéristique hormis les biocâbles tentaculaires. Il vira néanmoins au rouge, irisé de traînées verdâtres.
« Alors, ça vous en bouche un coin, n’est-ce pas ? »
Éva secoua la tête. « Mais où vas-tu chercher ces expressions improbables ?
— Je ne cherche pas, je trouve… Et cette conversation je l’ai sucée en direct. Maintenant il n’y en a plus aucune trace. Le symbiote d’Alice Carol, la psypute, a été purgé et le nanodrone est totalement dissous. Un virophage a fait le ménage sur le réseau au fur et à mesure. Le copain d’Alice, celui qui a programmé le nanodrone, est un vrai pro, et tout ça me fait dire, comme elle-même l’a évoqué, qu’il y a anguille.
— Quoi ?!
— Désolé pour le jeu de mots mais la petite Alice n’est pas vierge de tout soupçon !
— Alors là, Robert, Je dois reconnaître que tu as été d’une efficacité confondante… Cela dit, j’aimerais bien que tu t’exprimes de façon un peu plus neutre.
— Très bien, mais alors, arrêtez de me chatouiller le sac ! »
Éva retira brusquement sa main. « Je suis désolée… je…
— Ne vous méprenez pas… Cela ne me dérange absolument pas, mais ça me… stimule… Oui, c’est cela, ça stimule ma verge… heu, excusez le lapsus… ma verve… Et apparemment vous n’y êtes pas sensible. »
Éva soupira. « Revenons à nos moutons.
— Belle expression. Savez-vous qu’il s’agit d’une locution tirée de la farce de Patelin, où M. Guillaume embrouille sans cesse son drap et ses moutons ? Et que…
— J’ai dit revenons à nos moutons ! s’emporta Éva. Je ne te gratte plus le sac, là, que je sache ?
— Excusez-moi…
— Bon, alors tu en conclus quoi ?
— Éléna Bergman et la femme qui s’est transformée en papillon à la morgue ne sont qu’une seule et même personne. Et il ne s’agit pas d’une conclusion mais d’une certitude.
— Qu’est-ce qui te rend si sûr de toi ?
— J’ai jeté un œil aux registres d’admission de l’asile de Garampaga. Éléna Bergman y a été admise dans le secteur 54. Alors on n’est plus à une coïncidence près. Mais là, ça commence quand même à faire masse.
— Bon, okay… Résumons… Si tes conclusions sont exactes, Éléna Bergman est morte carbonisée, Anjel Ebner a eu droit à un lavage de cerveau et Alice Carol joue probablement un double jeu… Il me reste quoi dans l’histoire ?
— Garampaga. Il paraît que la vue y est sublime… »
Éva Baxter se préparait à quitter son bureau lorsqu’Auguste Trent y pénétra, l’air renfrogné.
« Protocole 66. Toute visite interdite jusqu’à nouvel ordre. »
Éva Baxter se laissa d’abord tomber dans son fauteuil sans rien dire, puis elle se releva en jurant et en gesticulant tel un gorille défendant son territoire. Elle était furax. Robert avait du mal à rester calé à l’angle de son cou.
« Vous ne pourriez pas poser votre bestiole dans sa coque ? J’ai une phobie pour tout ce qui rappelle de près ou de loin une sangsue. Alors les calmars biotiques, c’est pas trop mon truc », maugréa Auguste Trent en regardant le symbiote s’accrocher désespérément de tous ses tentacules.
Mais Éva ne l’écoutait plus. « Merde ! C’est quoi ce gag ? Le protocole 66 ! Les Martiens attaquent ou quoi ? »
Trent ricana. « On est peut-être en guerre sans le savoir !
— Arrête de plaisanter… On fait quoi là ? »
Trent soupira. « Je ne sais pas ce qui se passe mais ça à l’air sérieux. Tu avais raison… Ça ne sent pas bon du côté de Garampaga. Alors tu as officieusement carte blanche mais officiellement tu agis en free-lance… »
Elle se planta devant lui, les mains sur les hanches. « C’est sympa… J’apprécie ton soutien.
— Écoute… Tu sais ce qu’on risque en violant le protocole 66 ?
— Rien ne peut empêcher un journaliste de faire son boulot.
— Si c’est moi qui trinque, Synaptik™ met la clef sous la porte. Si c’est toi, tu fais quelques mois de taule et on n’en parle plus.
— Sympa comme programme !
— Bon, alors tu fais quoi ? À part ranger ta sèche cervicale dans sa coque ?
— Je vais retrouver Anjel Ebner et fouiller sa cervelle.
— Ça ne va pas être de la tarte ! verticula Robert sous son crâne.
— Ça, c’est toi qui le dis ! »
Et au grand soulagement d’Auguste Trent, elle déventousa le symbiote de son cou et le plongea dans sa coque à dérive, où il alla aussitôt téter la prise-rézo.