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Épeire

Seule l’abondance conduit à la clarté.

Niels BOHR

Il y a comme une ville sous ma langue, un désert sous mes paupières, une mer démontée dans mon oreille droite, un collier de planète dans ma narine gauche, les galaxies me brûlent la barbe et des animaux de légende détalent dans ma poitrine. Les insectes groupillent et blarcomutent, se métamorphosent, en claquements d’anneaux, de pattes et de ventouses, d’articules et de soies sauvages… Je pense ou plutôt je sors de ma tête ce qui est pour moi une évidence et tout s’installe sur la Structure et je graboule quelques volatiles d’Existence qui planent sur l’horizon en une singulière dérive quantique… Je n’apprends rien… Je sais… Tout coule sous l’essence de ma combustion interne… Comme mon corps qui se pèle pour s’enorgueillir d’une nouvelle armure, en chitine sombre et huilée, aux pattes longues et souples, aux bras tranchants, hérités de Skorpak, de l’un de mes pères, du Seigneur de la guerre. C’est ce qu’ils m’ont raconté, les autres, les petits Seigneurs à tête de cochon et de chèvre, les chimères divines qui pètent plus haut que leurs fesses de vieux démiurges bouffés par les vers et sucés par les mouches…

Lorsqu’ils ont senti leurs universicules trembler comme des feuilles, ils se sont dit qu’une nouvelle naissance d’importance venait de se produire. Mon pouvoir est immense. Pas autant que celui du Dieu caché… Mais bien supérieur aux leurs… Et ils me souhaitent la bienvenue… Oh, que vous êtes joli, maître Épeire… Que vous nous semblez beau… Si votre ramage se rapporte à votre cuirasse, vous êtes le Seigneur que l’on n’attendait pas… Eh oui… Ils veulent surtout savoir si je me contenterai de régner sur ma propre création ou si l’idée me viendrait d’annexer les universicules voisins, guère plus gros que des volvox ampoulés… Mais il y a aussi ceux dont les yeux du pouvoir s’éclairent d’une flamme insolite… Comme Némanta au doux parfum de Menthe religieuse, que j’aime déjà et que je fouaillerai bientôt avec délice dans le rôle d’une nouvelle Aphrodite, ou bien Akérontia, la Sphinge, parfaite déesse de la mort, petite Proserpine en herbe, Plutone et gloutonne à la fois… Le pouvoir est sans limites… Dominer est le plaisir ultime… La racaille tue mais les Seigneurs dominent… Et je ne laisserai personne contester ce droit… Surtout pas cette Lolita au sabre-miroir venue des racines du monde… C’est ce qu’elle prétendait en tous cas… Et elle a osé me parler de règles… de convenances… d’obligations… De la théorie des dominos et des puits quantiques… Une petite pute venue d’un infra-bouge pour me faire la leçon… vous trouvez ça acceptable pour un Seigneur de la guerre ? Elle a même osé dire qu’elle ne voulait pas me tuer parce qu’elle ne pouvait pas laisser une telle masse de condensation matérielle en formation sans créateur, sinon… Je ne lui ai même pas laissé le temps de finir sa phrase… Je l’ai tailladée tel un poisson coffre destiné à être mangé juste saisi et encore vivant… Elle était belle dans sa peau laminée, dans son habit blanc, bouffant, aux larges échancrures rouges. Elle est tombée comme au ralenti en actionnant son sabre-miroir qui l’a engloutie… Elle s’est relevée péniblement, de l’autre côté, dans une pièce sombre aux rideaux rouges… et le miroir s’est enroulé… J’espère que les macs des fosses à rêves et des bouges primitifs recevront bien le message… Je suis un Seigneur… Et pas n’importe lequel… Je suis le Seigneur de la guerre… Je l’ai toujours su… Et bientôt, le monde entier le saura…