Et si l’univers n’était qu’un étendoir à matière sur lequel l’existence viendrait faire sécher ses fantasmes !
Charles BIGNOUX, Vita Neurox.
Le port de Corail D était superbe. Les grues capturaient d’énormes insectes gorgés de luciférine pour combattre l’assaut de la nuit. Des nébuleuses vivantes plongeaient dans l’eau noire pour réchauffer le cœur de la ville. Guirlandes bleues, vertes et blanches qui dégoulinaient en grappes d’étoiles le long des cous métalliques et des pattes d’acier des grands robots dockers.
Anjel aimait la nuit, les lumières des usines qu’il voyait défiler enfant, à moitié endormi à côté de Daren, à l’arrière de la vieille Thunderbold 2000 de son père. Le rituel était toujours le même, que ce soit pour les vacances de Noël ou celles d’été. Départ à quatre heures du matin, en pleine nuit, direction Maldoror et la région des lacs. Et à chaque fois, Anjel attendait le moment où ils allaient longer le complexe industriel des Étoiles avec ses crabes et langoustes de métal qui plongeaient leurs pattes lumineuses dans la lagune de Fioricelli.
Adossé à une bitte d’amarrage dans l’un des coins les plus reculés du port, il se demandait où allaient partir tous ces navires gorgés d’étranges marchandises. Vers quels territoires ? Se contenteraient-ils de traverser l’océan ou bien le bercement hypnotique des vagues les transporterait-il ailleurs ? À travers l’une des nombreuses failles qui fissurent la peau de l’espace-temps…
Comme souvent dans les films noirs, le silence fut troué par le bruit d’une caisse malencontreusement heurtée. Mais Anjel ne sursauta pas, ne tourna même pas la tête dans la direction du bruit. Il se contenta de sourire.
« Je savais que je pouvais compter sur toi. »
Marbella portait une combinaison militaire et il ne lui restait plus qu’une fine couche de duvet sur le crâne.
« Tu prends ton rôle vraiment au sérieux, dis moi… »
Marbella afficha l’espace d’un très court instant une expression dédaigneuse. « On a ferré un key-logger qui piratait toutes les données transitant entre le commissariat et Interpol et, plus grave, mon ordi perso. J’ai mis Barry Petrossian sur le coup. C’est lui qui me remplace au commissariat lorsque je suis en mission spéciale pour Interpol. Il s’est occupé de la perquisition chez Éva Baxter suite à sa “mystérieuse” disparition… Et également de la mise sur pied de notre petite expédition. Moi, je suis censée être malade et alitée depuis vingt-quatre heures. Alors, changer de look était plus que nécessaire… »
Anjel soupira. « Je ne voulais pas te vexer. Excuse-moi.
— Ce n’est pas grave. Tiens… »
Elle lui tendit un petit sac à dos taillé dans un tissu qui évoquait une peau de chauve-souris, fine, noire et très souple.
Anjel ouvrit le sac et en sortit Robert, qui se trémoussait à l’idée d’être branché. « Y a un petit problème, murmura-t-il en reposant Robert dans sa housse. Ça m’était complètement sorti de la tête, mais… je n’ai jamais utilisé de symbiote et je n’ai pas de nanocapteurs. »
Marbella lui fit un grand sourire. « Je m’en suis doutée, figure-toi. T’as pas une tête à te faire sucer le cou par ce genre de bestiole. Faut dire que c’est quelque peu dégoûtant. »
Elle plongea une main dans une poche ventrale de sa combinaison et en sortit un petit revolver à compression. Un canon très court et très fin, terminé en entonnoir, une sorte de barillet en verre, transparent, au centre duquel s’entrecroisaient une multitude de fils de cuivre et une crosse qui paraissait faite d’une trame en argent rehaussée de nacre.
« C’est pour aller chasser les vampires ? Ce truc crache des balles en argent farcies d’ail ?
— C’est le dernier gadget de chez Synaptik™. Tu poses le pavillon sur la zone à gaufrer et tu tires un coup, en tout bien tout honneur, pour avoir droit à un persillage impeccable. Mais t’as pas intérêt à te louper car il lui faut un minimum de vingt-quatre heures pour se recharger. »
Pour se rater, il fallait être manchot et parkinsonien, ou bourré comme un coing.
La sensation était plutôt agréable. Une douce tiédeur, aussitôt suivie d’un étrange fourmillement libidineux. Un besoin irrépressible qu’il sut aussitôt comment satisfaire. Il prit Robert par la queue et le posa sur son épaule. Le symbiote glissa aussitôt vers son cou qu’il enserra de ses fins tentacules pour aller téter les nanocapteurs fraîchement persillés dans sa moelle épinière. Anjel eut l’impression de jouir.
« Holà… Du calme ou vous allez me griller les coussinets !
— Ex…cusez-moi, mais… je n’ai pas l’habitude de…
— Qui êtes-vous ? Où est Éva ? Vous ne m’avez pas volé, au moins ?
— Rassurez-vous, vous êtes entre de bonnes mains… Enfin… autour d’un bon cou…
— Lacanien ?
— Pardon ?
— Ça n’a pas grande importance, continuez.
— Je m’appelle Anjel Ebner et…
— Anjel Ebner ? N’en dites pas plus. Vous êtes l’homme qui voit des femmes volantes, exact ?
— Je n’ai pas fait que ça dans ma vie, mais ça m’est effectivement arrivé.
— Et Éva en pince pour vous.
— En pinçait.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
— Elle est morte.
— Comment est-ce possible ?!
— Elle a reçu une balle en pleine poitrine.
— Je ne me sens pas bien… Je ne sais pas pourquoi…
— Le chagrin, peut-être…
— Je ne suis pas censé éprouver de sentiment… Mais là, j’aimerais bien pouvoir pleurer…
— Je peux le faire à votre place, si vous voulez.
— Vous feriez ça pour moi ?
— Pour elle, surtout. »
Et les larmes coulèrent sur ses joues. Marbella se dit que le moment n’était pas propice aux épanchements lacrymaux. Mais y avait-t-il un moment propice pour quoi que ce soit sur cette planète ? Voire dans cet univers ? Car depuis quelque temps, le terme de planète lui paraissait un peu étriqué. Elle le prit dans ses bras. Le symbiote continuait à parler, mais seul Anjel pouvait l’entendre.
« Je vous remercie. Ça me fait du bien de partager votre tristesse. Sa mort ne me chagrine pas vraiment, mais de savoir que je ne me loverai plus jamais contre son cou crée une sorte de vide, un énorme manque que ma base de données ne me permet pas de combler. Vous comprenez ce que je veux dire ?
— Parfaitement.
— Qui l’a tuée ?
— Un homme… Un agent secret, probablement… Mais je ne sais pas pourquoi on en est arrivé là. Et je compte un peu sur vous pour le découvrir.
— Vous pouvez… Mais j’aimerais bien que vous arrêtiez de me vouvoyer. C’est la première fois que ça m’arrive et j’ai l’impression que ça sonne faux. Ce n’est peut-être qu’une question d’habitude mais…
— Pas de problème, Robert… On fait comme tu le sens. »
Marbella se racla la gorge. « Bon… Je ne sais pas trop ce qui se passe entre vous, mais consoler un type qui se fait sucer le cou par un encornet, ce n’est quand même pas trop ma tasse de thé. Par ailleurs, Barry doit nous retrouver au ponton 87, à cinq cents mètres d’ici… » Elle consulta sa montre. « … dans exactement trois minutes.
— On est partis ! lança Anjel en refoulant ses larmes.
— On est partis ! » beugla Robert du fin fond de sa forêt synaptique, apparemment décidé à en découdre avec ceux qui avaient neutralisé son hôte de prédilection.
Avec son pistolet mitrailleur et un vieux Colt Socom qu’elle rangeait amoureusement dans des sacoches étanches, Marbella avait un petit côté GI’s. Apocalypse Now. Anjel avait fini par accepter un couteau de combat. Il savait que c’était un peu ridicule, mais il ne pouvait se résoudre à partir dans l’idée de trouer la peau de tous ceux qui se mettraient sur son chemin.
À environ un kilomètre des côtes de Garampaga, Barry coupa le moteur et laissa filer le bateau droit sur le bouquet de lumières tremblotantes qui constituait l’unité de niveau cinq.
« Le périmètre de sécurité n’est plus très loin », lança-t-il en indiquant une balise clignotante rouge, à trente mètres devant eux.
Marbella avala sa gélule d’AquaNitrox. Anjel fit de même, puis ajusta ses lunettes. Ils se laissèrent partir en arrière. Bâbord et tribord. Vague silence. Respiration vague. L’eau noire les engloutit et caressa leur peau de latex d’une main fraîche et douce. Une excitation électrique secoua Anjel. Apocalypse Now. Robert était en phase. Il était conçu pour vivre dans n’importe quel milieu et l’élément liquide était son préféré. Probablement parce qu’il était en grande partie conçu à partir d’un céphalopode transgénique, le supionar, et que sa mémoire cellulaire ne l’avait pas oublié.
L’eau était d’un noir d’encre. Et ils prirent rapidement l’apparence d’étranges créatures des bas-fonds, venues en touristes près de la surface. La peau noire et squameuse rehaussée de lumignons phosphorescents : biosondes thermiques, visiophones, profondimètres, manomètres de pression, chronomètres, sonars, pastilles auriculaires, micro-palatins…
« Anjel… Jette un œil à l’écran…
— C’est quoi, ce truc ?
— Probablement des frégates. Au moins une tous les cent mètres. Ils ne veulent pas être dérangés, c’est clair.
— Ou bien ils ont peur que leurs pensionnaires prennent la poudre d’escampette.
— Et ils ont besoin d’une armée pour ça ? Il n’y a quand même pas King Kong et Godzilla là-haut ?
— Je reconnais que cette expédition est plutôt suicidaire. Alors je ne voudrais pas être responsable de…
— De quoi ? Tu m’as sauvé la vie. Je ne vais tout de même pas te laisser tomber !
— Si tu ne m’avais pas connu, personne n’aurait essayé te tuer.
— Excuse-moi, mais tu commences à dire des conneries. Je suis flic. C’est en faisant mon boulot que je t’ai rencontré. Et je continue à faire mon boulot. Alors arrête de jacasser et suis-moi. Si on veut passer sans se faire remarquer, faut descendre à plus de quatre-vingts mètres.
— Quatre-vingts mètres ? Ce n’est pas un peu risqué ?! »
Marbella ne prit pas la peine de répondre. Elle se mit à la verticale et fila vers les profondeurs tel un bloc de pierre.
Anjel la suivit en faisant la grimace.
« Robert… Tu es là ?
— Où voulez-vous que je sois ?
— C’était une formule.
— Je sais bien, Anjel… Je vous faisais marcher.
— Je crois que le moment n’est pas à la plaisanterie. Est-ce que tu as compris ce qui se passait ?
— Plus ou moins… Lorsque vous ne vous adressez pas à moi directement, je perçois un mélange assez inextricable de pensées conscientes et inconscientes.
— Intéressant… Cela me permettra sûrement de résoudre certains problèmes personnels. Mais pour l’instant, il y a d’autres urgences. Tu sais ce qu’est une narcose à l’azote ?
— Appelée aussi ivresse des profondeurs. Elle est due à l’augmentation de la pression partielle d’azote. Elle apparaît à des profondeurs variables selon la résistance du plongeur. Lors d’utilisation d’AquaNitrox, elle intervient entre soixante et quatre-vingts mètres. Elle est inévitable au-delà. Elle se manifeste par une altération de la transmission des influx nerveux, sensitifs et moteurs due à la fixation d’azote sur les cellules nerveuses du cerveau : trouble de la vision, sentiment d’euphorie, d’anxiété ou d’agressivité, dialogue intérieur, difficulté ou impossibilité de lire les instruments (profondimètre, ordinateur…), comportement irraisonné, retard de réponse sur signe, perte de la connaissance…
— Ça va, ça va. Je ne te demande pas de me faire un cours magistral sur le sujet.
— Excusez-moi !
— Mais pourquoi es-tu si obséquieux ?
— Désolé, mais je ne sais pas ce que signifie ce terme.
— Bon, oublions ça… Je présume que tu en es à l’abri ?
— De quoi ?
— De la narcose à l’azote.
— Je ne suis pas une entité biologique, mais disons, pour simplifier, biotique. Et tout ce qui caractérise les êtres vivants supérieurs traditionnels ne me concerne pas. Je ne mange pas, je n’ai pas d’appareil respiratoire et, jusqu’à preuve du contraire, je ne me reproduis pas.
— Comment cela, jusqu’à preuve du contraire ?
— Excusez-moi. Je plaisantais… »
Anjel jeta un œil à son profondimètre. Les chiffres défilaient rapidement. 49… 50… 51… 52… « Bon, alors je vais te demander un petit service. D’ici une à deux minutes, tu vas prendre temporairement le commandement de cette expédition.
— Le… commandement… de… cette… expédition ?!
— Tout va bien, Anjel ?
— Impeccable. »
67… 68… 69… 70…
« Tu comprends pourquoi, n’est-ce pas ?
— Eh bien… disons que j’en ai une petite idée.
— Bien… bien… »
78… 79… 80…
« Bien… bien…
— Je ne suis pas sourd.
— Je ne sais pas comment se manifeste la narcose à l’azote. Je ne suis jamais descendu à une telle profondeur de ma vie. En tout cas de cette vie. J’ai comme l’impression qu’elle n’est pas unique mais qu’elle s’inscrit dans un complexe spatio-temporel beaucoup plus vaste… Ce noir qui nous entoure me fait d’ailleurs irrémédiablement penser à cette rivière qui coule, ou plutôt, devrais-je dire, qui sinue, tel un serpent – comme ceux martelés sur ces casques et ces boucliers, ces jambières en cuivre, ces heaumes – là-bas, au bout du monde, au pas de l’Enfer… Et ces lumignons qui clignotent autour de mes poignets, de mes chevilles, de ma poitrine, de mon front, évoquent immanquablement les projecteurs directionnels du bathyscaphe intra-utérin…
— Je crois qu’il est temps pour moi de prendre le commandement de cette expédition.
— Alors là, tu me sèches, l’encornet !
— Anjel, fais attention… Je commence à avoir des vertiges et j’ai l’impression de pouvoir tuer un bœuf à main nue… On est à 85 mètres… C’est largement suffisant… Cap sur Garapamga !
— Redis-moi ça, pour voir ?
— Pac sur Garapamga !
— J’ai rien compris !
— Rac sur Grapangana !
— Et puis quoi encore ?
— May day ! May day ! La situation se dégrade dangereusement, Anjel. Écoutez-moi ! Vous êtes en train de délirer. Vous devriez peut-être remonter de quelques mètres.
— Tu entends, Marbella ? Le supionar nous donne des leçons !
— Non, je n’entends rien, vu qu’il ne peut pas sucer deux cous à la fois ! Oooohhh… Et si on faisait l’amour ? »
Marbella se trouvait tout près d’Anjel. Elle tendit la main et lui effleura le ventre.
« On ne va pas baiser devant Robert, quand même ?
— Anjel… Anjel ! Écoutez-moi !!! Remontez de quelques mètres !
— Mon corps tout entier dans son eau trouble enchâssé lui fait l’amour par déferlantes de frissons et même mon âme sous narcose azotée fusionne dans son être en un lent tourbillon.
— Ça ne va plus du tout, Anjel. Remontez de quelques mètres ou vous allez finir par faire une syncope. L’AquaNitrox libère dans vos poumons de l’azote à plus de six bars !!! C’est extrêmement dangereux… Anjel, répondez-moi !!! »
Anjel se débattait dans une épaisse mélasse noire. Il entendait une agaçante voix de crécelle qui l’appelait au loin. Il aurait voulu étrangler cette immonde bestiole qui jacassait à lui en faire mal aux oreilles, mais il n’arrivait pas à se libérer de sa gangue caoutchouteuse…
Le monde explosa brusquement autour de lui et redevint fluide. Il empoigna férocement l’ignoble bestiole qui lui avait causé tous ces tourments, prêt à l’étrangler.
« Je ne ressens pas la douleur, mais j’ai l’impression que vous êtes en train de martyriser mon pseudo-corps de céphalopode transgénique… »
Anjel retrouva brusquement sa raison. Comme s’il venait de soulever la pierre sous laquelle elle s’était tapie et qu’elle le regardait de ses petits yeux malicieux en disant : T’arrêtes de déconner tout de suite ou ça va très mal se terminer !
Tout lui revint brutalement en mémoire. La plongée, les bouffées délirantes de la narcose azotée, le corps de Marbella contre le sien…
« Marbella !? »
Elle dérivait à une dizaine de mètres devant lui. Il consulta son profondimètre. Soixante-dix-neuf mètres. Ils n’étaient pas seuls mais en compagnie d’un couple de dauphins. L’écran radar indiquait qu’ils se trouvaient à la perpendiculaire des frégates. Il nagea en direction de Marbella. Elle était inconsciente. L’un des dauphins tapota son museau contre le bras du commissaire puis contre celui d’Anjel.
« Je dois reconnaître qu’avec vous je perçois le monde différemment, Anjel.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Vous ne vous en souvenez pas ? Rien d’étonnant à cela. Les narcosés oublient souvent ce qui vient de leur arriver. »
Le dauphin tapotait toujours de son museau, en alternance, le bras de Marbella et celui d’Anjel. Agacé, il faillit le repousser violemment avant de s’aviser soudain qu’il n’était toujours pas dans son état normal. Il avait eu droit à une syncope. Maintenant c’était au tour de Marbella, et il était à nouveau en train de discuter avec le supionar bavard qui n’avait malheureusement pas les moyens de maîtriser la situation. L’œil du dauphin était fixé sur lui et il comprit immédiatement son message. Son bras gauche s’enroula telle une anguille autour de la poitrine de Marbella, puis il agrippa de sa main libre l’aileron du cétacé.
« La pression en azote est tombée au dessous des quatre bars. Il n’y a plus aucun danger. »
Ils avaient franchi la ligne des frégates et Marbella avait repris conscience. Anjel consulta sa console d’instruments. Ils se trouvaient à trois cents mètres des falaises de l’île de Garampaga. Et soudain, en ce point focal, noir, liquide et prénatal, comparable à la tache aveugle du fond de l’œil, là où le nerf optique vient planter son excroissance neurale, ses remugles mémoriels, là où le cerveau bourgeonne sur le monde et où pourtant on ne voit rien, là où tout se crée et où rien n’existe, Anjel comprit que tout n’était qu’apparence… images… visions… et que la face cachée du réel n’était pas ailleurs mais en son centre, là où les paquets de nerfs explosent en vagues de conscience dans l’océan de l’espace-temps, tout près de nulle-part.
Le dauphin qui les avait tirés d’affaire lui tapotait toujours le bras, l’autre accomplissait un étrange ballet autour d’eux, et Anjel comprit qu’il était à l’affût du danger. Qu’à sa manière, fluide et rapide, il montait la garde.
Le dauphin frotta alors sa bosse occipitale contre la paume d’Anjel, qui la retira en un geste d’étonnement et de répulsion mêlés. Le dauphin possédait un ventousar. Anjel ne l’avait pas encore remarqué, mais maintenant qu’il y regardait de plus près, il pouvait distinguer un symbiote lové sous sa protubérance occipitale. Il ressemblait plus à une anémone de mer qu’à une seiche, comme Robert, mais sa nature ne faisait aucun doute.
« Arrachez-le !
— Quoi ?!
— Il va se laisser déventouser. Le dauphin veut vous transmettre une information. »
Anjel s’exécuta. Le dauphin hochait la tête de haut en bas. Il paraissait ravi qu’Anjel ait compris son message.
« Et maintenant, si vous le permettez, décrochez-moi et laissez-nous folâtrer quelques secondes.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? l’apostropha Marbella, qui récupérait lentement, avachie sur l’autre dauphin.
— Je joue les entremetteurs. »
Robert et le symbiote-anémone s’étaient ventousés de tous leurs tentacules et, sans trop savoir pourquoi, Anjel ne put s’empêcher de détourner le regard.
Une minute plus tard, Robert était de nouveau agrippé à son cou et cette petite aventure paraissait l’avoir ragaillardi.
« C’est pas tous les jours qu’on peut se taper un bain de flux pareil !
— Et à part ça ?
— Le dauphin s’appelle Tiiiiisiiinti. C’est un mâle. Sa compagne s’appelle Ietieieieiti. Leur compagnon mi-sexe a disparu et ils en sont très chagrinés car ils pensent qu’il est mort.
— C’est quoi un mi-sexe ?
— Ça ne vous regarde pas. Tout ce que je peux vous dire c’est qu’il s’appelle Itsiiintiiittisiiin et qu’il a disparu dans un trou de mer.
— Est-ce que j’ai le droit de savoir ce qu’est un trou de mer ?
— D’après Tiiiiisiiinti, c’est un endroit qui vibre comme vous.
— Comme moi ?
— C’est ce qui a attiré leur attention. Votre vibration. Et ils ont tout de suite pensé que vous aviez le don.
— Quel don ?
— Celui de toujours poser des questions… Non, je plaisante. Ils ont pensé que si votre corps vibrait en phase avec les trous de mer vous deviez pouvoir les traverser sans problème.
— Et… ?
— Aller voir ce qu’était devenu Itsiiintiiittisiiin.
— Tu lui as transmis que nous avions un programme plutôt serré, j’espère.
— Eh bien… en fait, il ne s’agit pas d’une requête mais d’un ordre.
— D’un ordre ?! C’est quoi cette plaisanterie ?!
— Tiiiiisiiinti et Ietieieieiti sont des garde-côtes et ils bossent pour le Centre. Ils patrouillent tout autour de l’île de Garampaga pour débusquer des intrus dans votre genre. Alors, si vous ne les aidez pas, ils se sentiront obligés de signaler votre présence.
— Merde… enculés de globicéphales ! Et dire qu’on montre toujours ces bestioles comme les meilleurs amis de l’homme !
— Amis, je ne sais pas, mais semblables, certainement !
— Si tu trouves quelques secondes pour me mettre au courant, se serait sympa… »
Marbella avait entièrement récupéré et quitté le dos d’Ietieieieiti.
« On doit leur rendre un petit service, sinon ils vont faire leur rapport et on est cuits.
— C’est quoi, cette connerie ?
— Je n’ai pas vraiment compris. Une histoire de trous…
— Attends… la zoophilie c’est pas trop mon truc ! »
Anjel soupira en provoquant un chapelet de bulles.
Ils nageaient depuis cinq bonnes minutes et Anjel commençait à trouver le temps long. Tiiiiisiiinti avait dit que le trou de mer était tout près, mais en langage dauphin, il ne savait pas ce que cela voulait dire vraiment. Quoi qu’il en soit, ils se dirigeaient droit sur l’île, et ça, c’était plutôt un bon point.
Anjel comprit brusquement ce qu’avait voulu dire le dauphin à propos de cette histoire de vibrations. Il éprouvait soudain les mêmes sensations que dans l’univers de poche lorsqu’il s’était dirigé sans hésiter vers le trou dans le ciel. Et là… ils allaient droit vers le trou dans la mer dont avait parlé Tiiiiisiiinti !
« Marbella… Le trou de mer… c’est une porte !
— Une porte ?
— Un passage… Comme dans la chambre d’Alice… »
On la distinguait à peine. Mais Anjel la sentait distinctement et la percevait comme une plaque d’eau ondulée.
« Elle est là, juste devant nous. »
Marbella hésita un instant. « On ne sait absolument pas ce qu’il y a de l’autre côté, Anjel.
— Exact. Ce qui nous laisse une chance… Ici, avec ces enfoirés de cétacés, on est cuits ! »
Et ses bras, puis sa tête traversèrent la poche ridée.
L’espace d’un instant, il crut que son corps allait se déchirer. Les fragments de peau qui n’étaient pas protégés par la combinaison de plongée eurent droit à un brusque écart de température d’environ cinquante degrés. Son corps fut par ailleurs progressivement libéré de toute pression. Comme s’il passait à travers une moulinette anti-g. Il survola un paysage de dunes qui réfléchissait un soleil aveuglant, puis s’écrasa dans le sable, pétri de douleur, n’aspirant qu’à s’évanouir pour ne plus jamais se réveiller.
Le premier de ses vœux fut immédiatement exaucé.
Le deuxième, non.
Lorsqu’il revint à lui, il crut avoir été transformé en jambon. Il avait été coupé, tailladé, salé… Et maintenant, son corps à vif hurlait au supplice. La salaison n’avait pas très bien marché, car l’odeur qu’il dégageait était insupportable.
« J’ai bien cru que vous ne parviendriez plus à remonter.
— Re… monter ?
— Le choc thermique a failli vous être fatal. »
Anjel essaya de bouger. D’abord la tête. Il la tourna à gauche, puis à droite et tomba nez à nez avec… Itsiiintiiittisiiin !
Le dauphin était totalement décomposé. Quelques lambeaux de peau racornie et de chair liquéfiée décoraient son squelette tel un arbre de Noël pour nécrophile qui se serait renversé sur le sable.
Anjel hurla et se redressa en grimaçant. Il tomba. Se releva, la combinaison recouverte de sable. Il ressemblait à un golem gréseux né du mica et du soleil. Un golem aux pattes palmées né d’une passe magique un peu ratée.
« Et Marbella… où est-elle ?
— Vous m’excuserez de ne pouvoir répondre à cette question, mais je n’ai vaguement conscience de ce qui se passe autour de vous, et donc de moi, qu’en allant faire mon marché dans votre potager cérébral, et ces derniers temps, le portail était fermé. »
Anjel avait du mal à tenir debout, surtout sur une jambe. Par une gymnastique laborieuse il réussit finalement à ôter ses palmes, puis la combinaison. Il récupéra les vêtements qui étaient soigneusement pliés dans sa besace étanche et les enfila. Tricot de corps en stretch, salopette pare-balles en soie d’araignée, pompes latex…
La chaleur était cuisante et la réverbération insoutenable. Il regretta de ne pas avoir pris de lunettes de soleil. Il tapota Robert et s’aperçut, horrifié, que sa peau était toute ratatinée.
« Tu te sens bien ?
— Ça peut aller. Pourquoi me posez-vous cette question ?
— Parce que tu as l’air cuit à point.
— Je m’adapte. Et mon apparence n’est qu’une conséquence de cette adaptation.
— Où sommes-nous ?
— Que voyez-vous ?
— Des dunes de sable à perte de vue… Et la porte… La porte est comme une fenêtre découpée sur un océan suspendu. C’est superbe ! L’eau est sombre mais on parvient à distinguer quelques formes… Nos amis dauphins… Ils sont là et nous regardent.
— Saluez les pour moi. Et pour revenir à votre question, je ne pense pas trop me tromper en imaginant que nous nous trouvons dans un désert.
— Et tu trouves ça normal ?
— Pas spécialement. Mais la notion de normalité est totalement subjective et donc étrangère à mes critères de raisonnement. De plus, ce genre de situation ne vous est pas totalement inconnu. Je crois même que c’est la troisième fois que vous devez y faire face. Nous pouvons donc dire que, tout en demeurant étrange, il en devient presque normal. »
Cette conversation intérieure entre un homme debout, seul au milieu des dunes et l’énorme verrue ratatinée qui lui gonflait le cou, ce surréalisme figé que n’aurait pas renié Magritte, fut brusquement rompu par une rafale de pistolet mitrailleur.
Anjel escalada la dune la plus proche. Le sable s’effritait sous ses pas. Ses muscles étaient des torchons torsadés et ses os de vieux rouages rouillés. Une autre rafale, suivie de coups de feu isolés. Il atteignit la crête au bout de quelques siècles… Marbella l’aperçut instantanément. Elle se recroquevillait au fond d’une dépression sableuse, une trentaine de mètres en contrebas. En face d’elle, une dune beaucoup plus petite que celle qu’Anjel venait d’escalader, servait de rempart à un homme et une femme vêtus de combinaisons grises en toile écrue, caractéristique du personnel paramilitaire des établissements de niveau cinq. Marbella saisit le Colt Socom glissé dans son gilet et le jeta de toutes ses forces en direction d’Anjel. L’arme se planta dans le sable à une dizaine de mètres du sommet de la dune. L’homme avait profité de la situation pour se mettre à découvert et tirer une rafale de son pistolet mitrailleur. Marbella s’écroula en hurlant. Anjel n’eut pas le temps de réfléchir sur le bien-fondé de ses actes. Il plongea devant lui, roula le long de la pente sableuse et s’arrêta là où la crosse du Colt Socom dépassait du sable telle la queue d’un crotale. La femme avait accompagné sa descente d’un tir en rafale, ponctuant chacune de ses roulades d’un crachat de sable acide. Il surplombait encore d’une dizaine de mètres la dune qui abritait les deux tireurs et il pouvait les abattre comme des lapins. Il déchargea son arme en poussant un hurlement bestial. La tête de l’homme explosa comme une tomate mure. La femme s’écroula, touchée à l’épaule.
Le sable s’était mis à fumer en plusieurs endroits, comme agité par une légère brise. Il n’y avait pourtant pas de vent.
C’est alors que le sol commença à trembler.
Marbella n’était que très légèrement blessée. Une balle lui avait mordillé le flanc droit, juste au-dessous des côtes. Elle saignait beaucoup mais aucun organe vital ne paraissait avoir été lésé. Anjel lui ôta son blouson pare-balles.
« Si tu l’avais boutonné, tu t’en serais probablement tirée sans une égratignure.
— T’as vu cette chaleur ? » Elle se força à sourire. « Tu étais dans les vapes. Et je ne savais pas quoi faire pour te tirer de là. Je suis juste allé faire un petit tour pour chercher de l’aide.
— Okay, tu en as trouvé. En attendant, on va improviser un garrot. » Il se servit de son sweat en stretch pour confectionner une bande élastique qu’il serra fortement autour de l’abdomen de Marbella, comprimant par la même occasion les bords de la plaie.
« Hé… oh… doucement ! Je ne peux plus respirer…
— En attendant que ça s’arrange, je préfère que tu perdes ton souffle plutôt que ton sang.
— Et moi je vous demanderais simplement de ne pas faire un geste si vous ne voulez pas que je vous fasse sauter la cervelle ! »
Anjel finit de nouer son bandage improvisé puis se tourna lentement.
Elle était belle. Les traits fins, de délicats yeux noisette et une épaule en sang. La peau ruisselante, encadrée de longs cheveux aux reflets auburn, elle évoquait un admirable morphing entre Linda Fiorentino et Monica Bellucci. Mais le temps n’était pas à la dérive cinéphile. Les dunes étaient agitées de spasmes, et dans les profondeurs de la terre, une horde de démons frappaient d’énormes tambours osseux tendus de mille couches de peau humaine. La femme était dans la plus totale incertitude. Elle pissait le sang, un tremblement de terre – ou plutôt de sable – paraissait inéluctable, et elle se demandait apparemment ce qu’elle foutait là, le flingue pointé sur un type qui essayait de soigner une autre femme…
« Je ne sais pas ce qui se passe mais le périmètre anamorphotique n’arrête pas de bouger… »
La jeune femme dansait d’un pied sur l’autre et Anjel était aveuglé par un soleil stroboscopé. Il ferma les yeux.
« Je ne comprends pas ce que vous dites. »
La femme posa son regard sur Anjel puis sur Marbella. « D’où venez-vous ? Je ne vous connais pas !
— Ça ne vous a pas empêchée de nous tirer dessus. »
La femme fit la grimace, puis se mit brusquement à hurler. « Vous avez tué Nils !!! »
Elle tomba alors à genoux sur le sable, lâcha son arme et se mit à pleurer. « J’en ai marre de tout ce bordel… On n’a pas été engagés pour aller chasser des chimères !
— Je ne comprends toujours rien à ce que vous racontez.
— Nous sommes au cœur du périmètre anamorphotique de Yan Coscoy, surnommé le vampire de Granville – même si les canaux creusés dans ses incisives ne pompaient pas le sang mais crachaient le venin secrété par une vipère symbiote lovée dans son estomac. Il a tué quarante-trois personnes, essentiellement des femmes, avant d’être capturé. C’est lui que nous avons reçu l’ordre de tuer.
— Regardez ! »
Marbella s’était redressée et contemplait une dune d’un air horrifié.
En une grouillance vermiforme, boas des sables, vipères cornues, crotales pygmées et autres serpents habitués des régions désertiques, s’extirpaient mollement de leurs caches de silice.
« Si c’est votre petit copain le vampire qui fait la pluie… enfin je veux dire le beau temps, ici… je crois bien qu’il en a marre de nous voir. Alors si vous pouvez nous indiquer la sortie… »
La femme secoua la tête. Elle avait perdu beaucoup de sang et ses yeux avaient du mal à rester dans leurs orbites. « Ce périmètre anamorphotique… est beaucoup plus grand que ce qu’on avait imaginé… Et avec toutes ces dunes identiques… on a fini par… »
Elle n’eut pas le loisir d’en dire plus. La dune qu’Anjel venait de dévaler explosa, comme dynamitée de l’intérieur. Sous une pluie de sable, une tête de serpent aussi grosse qu’un porc s’éleva vers les cieux, poussée par un cou gigantesque. La dune voisine explosa et une deuxième tête encore plus énorme fit son apparition.
« Si vous désirez toujours tuer Yan Coscoy, allez-y, lança Anjel en fonçant droit devant lui.
— … mais ne comptez pas sur nous pour vous aider ! » conclut Marbella en lui emboîtant le pas.
Ils couraient et le sable froufroutait, expulsant mambas et serpents corail, pythons et najas. Marbella, gênée par sa blessure, avait du mal à suivre Anjel, qui bondissait agilement entre les éclosions serpentiformes.
Derrière eux, le désert s’était fendu comme un abricot trop mûr, et de la plaie poudreuse s’était extirpée une Bête au corps trapu et verruqueux, grouillant de pattes et surmonté de sept têtes hydreuses à souhait. La machine tératomorphe s’était mise en branle en fracassant les dunes de ses martèlements saboteurs. La fille aux cheveux noirs, malgré d’incontestables efforts, n’avait pas pu tenir la distance et l’une des têtes fonça sur elle en raclant le sable telle une pelleteuse, sa langue élastique la souleva et l’enroula dans sa gueule hérissée de dents, puis sa mâchoire se referma en un claquement sinistre, en un craquement d’os broyés.
« On va courir longtemps comme ça ? »
Le visage de Marbella est un masque de souffrance, pensa Anjel.
Ce qui eut pour effet de réveiller Robert.
« Toute réflexion est d’abord un langage puis un poncif.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— La plupart des images qui sillonnent votre espace intérieur sont d’une platitude affligeante, quasi préfabriquée, comme si elles émanaient d’une base de données relativement limitée.
— Je te signale en passant que, bien que nous ne soyons apparemment pas en Argolide, un monstre de plusieurs milliers de tonnes, ressemblant étrangement à l’hydre des marais de Lerne est en train de nous courser en soufflant la pestilence de ses sept naseaux sur nos petits corps fragiles d’humains déboussolés.
— Il y a du progrès. Cette phrase, bien que n’étant pas d’une lumineuse originalité, s’écarte légèrement des sentiers battus.
— La remarque que tu me livres là est d’une banalité crasse, mon cher Robert, et nous allons cesser toute réflexion, car ma compagne vient de chuter, et si je ne m’empresse pas de l’aider, le monstre va la croquer. »
Marbella était affalée dans le sable, à bout de souffle. Le bandage en stretch était entièrement rougi de son sang.
« Je ne sais pas où, mais fous le camp, Anjel.
— Moi je le sais. »
Les milliers de pas de l’hydre fracassaient le désert. Elle était là, tout près. L’une de ses têtes à la mâchoire écartelée descendait vers eux telle une gigantesque gueule de loup. Anjel saisit Marbella par un bras et la fit basculer sur son dos. Puis il s’élança droit devant lui. L’ombre était immense. Il devait en atteindre la lisière avant que la tête de l’hydre ne referme ses mâchoires sur un gâteau de quelques milliers de mètres cube de sable avec pour cerise un couple de larves humaines. Il se dit qu’il n’y arriverait jamais, mais plus la tête descendait, plus la zone d’ombre s’étrécissait…
La tête de l’hydre s’enfonça dans le sable comme dans du beurre. Anjel venait juste de franchir la lisière maudite, de s’extirper du côté obscur. Le souffle de l’impact le propulsa vers l’avant tel un fétu de paille. Le sable s’insinua partout, dans sa bouche, ses narines, ses oreilles, sous ses paupières qu’il avait du mal à tenir ouvertes. Marbella pesait des tonnes, lui donnant l’impression de traîner un quartier de bœuf. Il en conclut qu’elle s’était évanouie.
Il avait senti la porte. Il ne savait pas comment ce sens mystérieux fonctionnait, mais il l’avait déjà par deux fois mis à l’épreuve, et ce, avec succès. Il ne s’agissait ni d’un bruit, ni d’une odeur, mais d’un mélange des deux, d’une sorte d’alchimie synesthésique qui lui faisait sentir comme une vibration mielleuse… entendre un battement musqué. Elle n’était pas loin, mais les milliers de tonnes de l’hydre des sables, autrefois appelée Yan Coscoy, s’étaient remis en branle et Anjel n’avait aucune chance d’atteindre son but avant de se faire dévorer tout cru.
La porte apparut lentement au détour d’une dune, bien trop lentement pour Anjel et son lourd fardeau. L’hydre gagnait rapidement du terrain. Il n’avait jamais imaginé que quelque chose de vivant puisse être si gros et si rapide à la fois.
« L’imagination humaine n’est pas si extraordinaire que ce que l’on veut bien nous faire croire.
— Ce n’est pas le moment de discuter, Robert. Je ne sais pas si tu crois en un dieu quelconque, mais si c’est le cas, prie de toutes tes forces, car la fin est proche. »
La porte s’ouvrait à environ une centaine de mètres devant eux. Elle ressemblait vaguement à celle qui séparait l’univers de poche de la chambre d’Alice. Une armature en bois, un peu dégingandée, plantée de travers dans le sable. À cette distance, il ne distinguait pas grand-chose à travers l’ouverture, si ce n’est un décor blanc, laiteux, baigné d’une lumière artificielle.
Anjel était à bout de forces, aussi bien physiques que mentales, et pour tout dire, à deux doigts de perdre connaissance, lorsqu’il crut être le fruit d’une hallucination, ou plutôt d’un mirage.
Cela aurait pu être une sauterelle ou une mante religieuse effilée qui se tenait debout sur ses pattes arrière, mais en y regardant de plus près, la filiation insectoïde était battue en brèche par nombre de détails qui rattachaient plutôt cette nouvelle apparition au règne des arachnides. D’une taille impressionnante, mais qui n’avait rien à voir avec le caractère mastodontal de l’hydre Coscoy, le nouveau venu était plus un humain dénaturé qu’un animal mythique. Il avait deux paires de pattes et un bras supplémentaire en forme de faux qui faisait immanquablement penser à l’image de la mort.
Il avait surgi de nulle part et, en le voyant bondir avec grâce entre les dunes, Anjel capitula. La porte palpitait à des années-lumière de là. Il n’avait plus un gramme de force, de volonté, et même l’idée de vengeance qui l’avait fait tenir jusque-là, n’était plus que la flamme d’une bougie vacillante, à deux doigts de s’éteindre. La mante-araignée, beaucoup plus souple et agile que l’hydre, n’allait faire de lui qu’une bouchée. Il posa doucement Marbella sur le sable, s’accroupit à ses côtés et attendit que toutes les gueules de ce désert maudit se referment sur eux.
Aux premières loges de sa mise à mort, Anjel observait l’hydre dont la plupart des têtes s’étaient tournées en rugissant vers le nouveau venu qui allait probablement lui subtiliser son petit déjeuner, lorsqu’un fait inattendu se produisit. La mante-araignée passa comme une flèche à côté d’Anjel sans même le regarder. Elle bondit sur le côté en évitant une première tête, puis effectua un saut périlleux spectaculaire au-dessus d’une autre tête de l’hydre et atterrit sur le dos de la bête, là où les sept cous n’en formaient qu’un, énorme tronc de muscles et de nerfs d’un bon mètre de diamètre. Son bras faucille s’écarta puis s’abattit sur la colonne de chair, qu’il sectionna sur toute son épaisseur. Les sept têtes de l’hydre hurlèrent à l’unisson. Le bouquet de cous tomba comme au ralenti, puis de la plaie béante jaillit un geyser de sang.
La mante-araignée s’avançait vers Anjel. Elle était superbe. En d’autres lieux, Anjel aurait pu croire qu’elle était revêtue d’une armure intégrale travaillée à même le corps dans un étrange alliage de cuir et de métal, mais là, il savait qu’il s’agissait d’une somptueuse métamorphose.
Marbella avait repris connaissance mais paraissait totalement insensible à ce qui se passait autour d’elle.
La créature s’immobilisa à quelques mètres d’Anjel. L’armure chitineuse recouvrait tout son corps, ne laissant apparaître que ses yeux. Bleus et tranchants comme des lames de rasoir, durs comme du métal que l’on vient de tremper et encore fumant. Un regard qu’il n’avait jamais pu oublier.
« Tu vas récupérer ton amie et partir d’ici tout de suite. »
Anjel se leva et fit un pas en avant.
Daren lui barra le passage de sa patte faucille. « J’ai dit tout de suite ! » Il indiqua alors le corps de l’hydre. « Le vampire de Granville a retenu la leçon d’Héraclite. »
La plaie ne saignait plus. Elle bourgeonnait en donnant naissance à une grappe de têtes dont les cous s’allongeaient à vue d’œil.
« Mais… que t’est-il arrivé ? Et où sommes-nous ?
— Je t’avais dit que nous étions d’une autre nature, Anjel. Tu en as maintenant la preuve. Mais je ne te dirai rien de plus. Tu m’as déjà trahi une fois, Anjel. Je ne l’oublierai jamais.
— Si tu le penses vraiment, pourquoi m’as-tu sauvé la vie ?
— Tu es mon frère, Anjel… Et maintenant, rentre chez toi et oublie-moi.
— Sinon…
— … je ne te sauverai pas une deuxième fois ! »
Les sept nouvelles têtes de serpent de l’hydre des sables étaient encore informes, mais elles reniflaient déjà en tous sens, prêtes à actionner le mastodonte ophidien.
Anjel prit Marbella par la main et l’entraîna vers la porte.
Avant de la franchir, il se retourna pour voir une dernière fois Daren mais il avait disparu.