Il voit tout cela. Tous ces champs funéraires.
Toutes ces tombes soudain ouvertes et béantes.
Toutes ces âmes qui soudain défilent devant lui
charriées par le fleuve qui passe sous sa fenêtre.
Herbert LIEBERMAN, Nécropolis.
Ils passèrent instantanément de la chaleur corrosive du désert et des coups de fouet enflammés de ses rayons solaires à la caresse d’une multitude de néons jaunes disséminés sur la surface d’un haut plafond, bétonné et gris.
Anjel ferma les yeux, passablement étourdi. Lorsqu’il les rouvrit, il ne distingua d’abord que les paillasses, blanches, au carrelage étincelant, puis il vit les corps, pâles et rigides. Marbella était demeurée figée, la mâchoire pendante, sur le plus proche d’entre eux.
Le corps était démantelé. Il manquait un bras, la mâchoire et le sexe. L’abdomen était ouvert, et les organes internes minutieusement séparés et rangés dans la cavité abdominale. Elle prit Anjel par le bras. « Merde… On est tombé où là ?
— T’inquiète pas, c’est juste une salle de dissection ! »
Marbella soupira. « Ah, d’accord, ça me rassure… » Elle ne relâcha pas son étreinte sur le bras d’Anjel.
« J’ai l’impression d’avoir repris le boulot. Dans quelques secondes, Charon va arriver et me dire…
— Ne bougez surtout pas ! »
L’ordre était sans équivoque et ils se figèrent telles deux statues de cire. Ils étaient persuadés que s’ils bougeaient, ne serait-ce que le petit doigt, une rafale de mitrailleuse allait les couper en deux.
« Il est posé sur le pied de Berny Gueule-ouverte. Il est splendide. »
Anjel, interloqué, initia une timide rotation cervicale… et vit un énorme papillon, posé sur le pied du cadavre le plus proche. Il ne put réfréner un long tremblement. Le papillon s’envola.
« Je vous avais pourtant dit de ne pas bouger, imbécile ! »
Il aperçut alors le vieil homme. Il courait entre les paillasses en vitupérant, brandissant un gigantesque filet à papillons. L’insecte volait en tous sens, battant lourdement des ailes. Le filet traçait des arabesques noires au-dessus des paillasses étincelantes. Les ailes postérieures de l’insecte se terminaient par deux longs appendices qui dessinaient des appels de détresse sur l’air méphitique, embué par le souffle coupé des cadavres.
« Ça y est, je l’ai… Je l’ai ! »
Une masse froissée gigotait dans les replis du filet. Le vieil homme se retourna vers Anjel et Marbella en souriant, brandissant fièrement sa proie. « Eh bien, on va pouvoir fêter ça ! dit-il d’une voix victorieuse. Que pensez-vous d’une bonne bière bien fraîche ? »
Le palais d’Anjel était aussi sec que le désert qu’ils venaient de quitter. Il n’avait plus bu la moindre goutte d’alcool depuis sa cure de désintoxication. Mais son alcoolisme faisait maintenant partie du passé, et le passé n’était plus de ce monde. Il avait basculé depuis longtemps dans un ailleurs indéterminé qui, loin de l’effrayer, comme cela aurait dû être le cas pour le commun des mortels, le galvanisait et lui faisait prendre conscience qu’il était, quelque part, maître de sa destinée, même s’il refoulait toujours une incommensurable tristesse.
« Je pense que c’est une très bonne idée. »
Anjel se rendit alors compte que Robert ne zonzonnait plus sous son crâne depuis un bon moment. Il déventousa le symbiote et réfréna avec peine un hoquet de dégoût. Le supionar avait l’allure d’une seiche grillée.
Le vieil homme lui tendait une canette de bière.
« Excusez-moi mais mon symbiote est plutôt mal en point… Il y a une prise-rézo dans le coin ? »
Le vieil homme se gratta le front. « Ma foi… C’est vrai qu’il a l’air bien plus assoiffé que vous, le bougre ! Là… dans le coin, derrière cette rangée de paillasses, vous en avez toute une rampe… »
Anjel se dépêcha de ventouser Robert pour pouvoir siroter sa bière. Marbella ne l’avait pas attendu et venait de liquider cul sec une canette de blanche.
Indubitablement, la bière faisait son effet. Anjel se sentait bien. Marbella s’était un peu détendue mais elle jetait des regards inquiets autour d’elle.
« En général, les morts sont peu agressifs, la rassura Anjel.
— Ouais… mais j’aimerai bien savoir d’où ils viennent et qui est notre hôte », lui souffla-t-elle à l’oreille.
Le vieil homme souriait. « Vous pouvez m’appeler Sac-à-bière, dit-il entre deux gorgées. Ils utilisaient tous ce surnom. Il n’y a aucune raison de changer, n’est-ce pas ? »
Anjel remarqua alors les tremblements, les tics, la peau tendue, la chair gonflée. « Qui ça, ils ?
— Les chercheurs, les gardiens, les cobayes…
— Les cobayes… Quels cobayes !? »
Sac-à-bière sourit à nouveau. Puis il prit brusquement un air très sérieux. « Les malades bien sûr… Les dingues, les irrécupérables, les têtes fêlées, les tueurs en séries, les bouilleurs de cru et les tueurs de foule, ceux qui prennent leur femme pour un chapeau et leur porte pour un manteau, les types comme vous, qui sortent de nulle part et qui croient venir d’ailleurs, les carbonisés du bulbe, les calcinés du pétoncle, ceux qui poncent et ceux qui pensent, les chairs à sondes, les décalottés du crâne, les cracheurs d’anamorphoses… »
Il jeta sa bouteille de bière qui explosa quelques mètres plus loin entre les paillasses.
« Je sais ce qui vous passe brusquement par la tête. Vous vous demandez dans quelle catégorie il convient de me classer… Du côté des soignants ou des soignés ? C’est bien ça, hein ? »
Anjel allait répondre mais Sac-à-bière ne lui en laissa pas le temps.
« J’étais gentiment d’un côté de la barrière et je suis passé de l’autre… Du côté obscur, bien sûr… Où la raison est un concept ridicule… Je ne sais pas d’où vous venez ni qui vous êtes, mais ça m’est égal. Vous pouvez être de vulgaires émanations anamorphotiques… des agents secrets… des morts vivants… Ça m’est égal parce que tous les principes qui sous-tendaient ma vision du monde ont volé en éclats. Et au bout de soixante-dix ans d’existence, c’est quelque chose d’inacceptable. Mais tout cela va être effacé… Et lorsqu’une chose n’existe plus, c’est un peu comme si elle n’avait jamais existé. »
Il y eut alors un craquement sourd. Marbella tourna la tête vers l’origine du bruit et vit bouger l’un des cadavres. La canette glissa de sa main droite, soudain molle comme une limace. Elle explosa, éclaboussant ses jambes de giclées de bière. Le cadavre bascula brusquement en projetant de minces jets de graisse. Marbella agrippa nerveusement le bras d’Anjel. Ce dernier aurait aimé lui dire que cet affolement n’était pas digne d’un commissaire de police mais il n’en menait lui-même pas large et préféra s’abstenir.
Sur la paillasse, là où s’était trouvé le cadavre, gisait, recroquevillée, une grosse masse brune et poilue, ressemblant vaguement à un crabe. Elle sauta sur le béton blanc et se mit à déambuler d’une démarche chaotique. Sac-à-bière s’était aussitôt levé et, muni d’une longue barre en fer, avait rejoint la masse brune en titubant.
Et il frappait maintenant de toutes ses forces, projetant des débris jaunes et rouges, sanguinolents, craquant de cartilages, contre les montants immaculés des paillasses.
« Saloperie de résidus… » Il indiqua les cadavres d’un geste ample de la main. « On les croit morts et ils continuent à fantasmer… Ce n’est quand même pas après soixante-dix ans d’athéisme forcené que je vais être obligé de croire en Dieu, bordel !? »
Sac-à-bière remarqua alors le regard ahuri d’Anjel et de Marbella.
« Vous avez vraiment l’air de débarquer de la planète Mars ! »
Anjel empoigna le Colt Socom qu’il avait glissé derrière la ceinture de son pantalon juste dans le creux des reins, comme il avait vu le faire dans certains polars ou westerns de l’âge d’or. Il le brandit devant le nez de Sac-à-bière.
« On vient peut-être de la planète Mars, mais ne vous avisez pas de nous prendre pour des résidus, okay ? Alors vous allez vous tenir tranquille, sinon je serai obligé de vous refroidir un peu la cervelle… »
Sac-à-bière éclata de rire. « Vous me prenez pour un dingue ! C’est bien ça ? »
Marbella fit une moue dubitative. « J’en ai fait enfermer pour beaucoup moins que ça !
— Toubib ?
— Non, commissaire, et mon ami est légiste.
— Wouaouh !!! Vous êtes invités par la maison ?
— Absolument pas.
— Et comment vous êtes arrivés là ?
— Ce serait un peu trop long à expliquer. » Anjel colla l’extrémité du canon contre la tempe de Sac-à-bière. « Mais des explications sur ce qui se passe ici, on aimerait bien en avoir un peu. Pour l’instant, on ne comprend pas grand-chose, mais on devine que ce n’est pas très sain. »
Sac-à-bière reprit brusquement pied dans la réalité. « Vous êtes là… pour découvrir ce qui se trame à Garampaga et… le dévoiler à la face du monde ?
— C’est une façon un peu pompeuse de présenter les choses, mais proche de la vérité. »
Sac-à-bière éclata de rire. « Ça n’a rien de pompeux ! Bien au contraire ! Le monde est en train de frôler la catastrophe finale… Peut-être même est-il déjà en train de sombrer… Vous croyez que vous arriverez à repartir d’ici ?
— J’en suis sûr. »
Marbella regarda Anjel d’un air à la fois ébahi et admiratif. Sac-à-bière soupira longuement et vida sa canette.
« Les chercheurs se sont toujours cassé les dents en essayant de trouver une grande théorie biologique qui rendrait compte de la morphogenèse, de l’évolution, voire de l’origine de la vie… Des champs morphogénétiques de Weiss aux hypothèses de causalité formative de Sheldrake… Mais, il y a trois ans, le célèbre biochimiste Anton Ravon a enfin mis le doigt là où ça fait mal. Il a mis au point une molécule capable d’exciter un point de modulation perceptif au niveau de la scissure de Rolando. » Sac-à-bière s’accorda une pause et fixa ses interlocuteurs d’un œil vitreux. « Vous me suivez ? »
Marbella lui adressa un sourire grimaçant qui signifiait probablement : Je suis larguée depuis longtemps mais ce n’est pas un problème. Anjel acquiesça timidement et fit signe à Sac-à-bière de poursuivre.
« Les premiers tests sur des cobayes humains ont été immédiatement couronnés de succès. Après suggestions hypnotiques, ils parvenaient à… modifier leurs corps, à avoir une influence psychosomatique contrôlée et plus seulement inconsciente, comme dans la plupart des cancers. » Sac-à-bière leur lança un regard halluciné. « Vous imaginez ce qu’aurait pu donner une armée de soldats capables de s’adapter à n’importe quel environnement, n’importe quel climat ?! »
Anjel acquiesça en faisant la moue. « Il me semble que cette découverte serait bien plus utile à la médecine qu’à l’armée, non ? »
Sac-à-bière leva les yeux au ciel. « De grands groupes pharmaceutiques investissent en effet beaucoup d’argent dans ce type de recherche. Mais ils ne veulent surtout pas porter atteinte à leur réserve de consommateurs. Éradiquer le cancer et le SIDA, pour ne citer que les maladies les plus médiatiques, serait pour eux une perte sèche insurmontable. La faillite assurée. Investir pour l’armée est bien plus rentable. Les guerres sont synonymes d’instabilité internationale, garantes d’un certain taux de pauvreté, de malnutrition, de maladies…
— Excusez-moi, mais j’ai envie de pisser… Ce doit être la bière. » Marbella faisait la grimace et on voyait qu’elle avait du mal à se retenir.
« Ne cherchez pas les toilettes. Elles sont à l’étage et l’ascenseur est verrouillé. Idem pour l’issue de secours. Alors, faites comme chez vous et urinez derrière une paillasse. »
Marbella ne se le fit pas dire deux fois. Elle alla derrière la paillasse la plus proche, s’accroupit et lâcha un jet libérateur.
« Et faites gaffe, hurla Sac-à-bière. Y font semblant de rien, mais ils aiment bien reluquer les fesses ! »
Marbella ne put s’empêcher de jeter un regard en biais au cadavre le plus proche qui la contemplait d’un œil morne et vitreux.
« Pourquoi avez vous dit ce qu’aurait pu donner, comme si l’expérience avait raté ? »
Sac-à-bière fit jouer les muscles de son visage, entre le rire et la grimace. « Le point de modulation perceptif s’est avéré beaucoup plus performant que prévu. On pensait pouvoir maîtriser les pétillances biochimiques, modifier les corps à notre guise, après suggestions hypnotiques… Mais le cobaye a été le maître. Et les tumeurs sont devenues crabes, araignées, poux. Les organes se sont envolés, carapatés en tous sens. Les corps ont établi la cartographie d’une mythologie intérieure ; ils ne se sont pas contentés de modifier leur propre biochimie mais ont créé un univers personnel, délimité par un périmètre anamorphotique, une sorte d’extension psychosomatique ectoplasmique. Réfractaires aux suggestions hypnotiques que l’ont essayait de leur imposer, les cobayes ont libéré leurs fantasmes, les ont, en quelque sorte, matérialisés…
— Tout ça c’est des conneries ! Ce type est dingue… On fait quoi là ? J’ai envie de bouffer maintenant… »
Marbella était particulièrement belle. Farouche et sensuelle. Le soleil anamorphotique avait déposé sur sa peau un léger hâle. Sa blessure était une fleur rouge épinglée sur son ventre. Elle avait déboutonné son blouson et libéré ses seins qu’elle n’avait aucune honte à exposer à la vue de Sac-à-bière. Il faut dire que ce dernier ne la regardait même pas. Il avait d’autres chats à fouetter qui avaient pour nom regrets, échecs et également rancune et haine.
« Quel degré de réalité sommes-nous prêts à accorder à ces transformations ? S’agit-il d’une simple modification du flux de la perception… d’un gauchissement anamorphotique des perspectives… ou une véritable création de matière ? Pour l’instant, on n’a pas la réponse. Et on ne l’aura probablement jamais… Les Intouchables, ces silhouettes nimbées de fumées bleues, avachies dans des fauteuils en cuir, entourées de valets aux gestes ralentis, de secrétaires aux seins ballottants et aux fesses moites, ces décideurs au mufle dégorgeant de pus, qui gouvernent le monde et nous dictent leur loi sans prendre le moindre risque, ont décidé qu’il fallait tout arrêter. » Sac-à-bière se planta devant Anjel et fit claquer ses doigts. « Comme ça… Clac ! Fini, les gars. On remballe. Ça commence à sentir la merde et on ne veut pas être éclaboussés ! Putain… vous vous rendez compte de ce que ça veut dire ? Tout ce boulot accompli pour rien ! Ça fonctionne trop bien, mais on arrête les frais parce qu’on ne maîtrise plus rien. Ils nous ont forcés, comme d’habitude, à brûler les étapes. La rentabilité avant tout… l’obligation de faire nos petits bidouillages en secret, sans aucune précaution… Et ce qui devait arriver, arriva. Anton Ravon nous avait prévenus. Le champ de modulation perceptif est syntonisé sur une fréquence de perception donnée ; le solliciter, c’est remettre en question notre vision du monde. On a fait une connerie, mais ce n’est pas une raison pour jeter l’eau du bain avec le bébé, n’est-ce pas ? »
Sac-à-bière afficha un sourire béat en indiquant le résidu anamorphotique qui gigotait toujours, prisonnier du tulle noir.
« Celui-là à l’air moins dangereux que les autres, et je crois que je vais l’embarquer. »
Anjel avait écouté les explications de Sac-à-bière sans faire de commentaires, mais un détail le turlupinait toujours. « Mon frère était interné à Garampaga… Je l’ai croisé tout à l’heure et je dois reconnaître qu’il a… sacrément changé ! »
L’attention de Sac-à-bière fut instantanément réactivée. « Normal… On a dû lui tripoter la scissure et ses fantasmes ont induit un processus morphogénétique, comme tous les autres… Il ressemblait à quoi ?
— À un croisement entre une araignée et une mante religieuse… »
Sac-à-Bière arrondit sa bouche en cul de poule. « Vous êtes le frère de Daren ?! »
Anjel acquiesça.
« Merde… C’est à cause de lui que la situation est passée brusquement en zone rouge. Il a créé un univers anamorphotique particulièrement impressionnant. Ceux qui ont réussi à s’y aventurer n’ont pu en estimer la taille, mais apparemment il est immense… La plupart ne sont jamais revenus… Lorsqu’on a finalement décidé d’y envoyer l’armée pour le détruire, à l’arme nucléaire s’il le fallait, il n’était plus accessible. La porte qui le reliait au Centre avait disparu ! Mais… vous l’avez croisé où ?
— Dans l’univers anamorphotique du vampire de Granville.
— Merde… Ce qui signifie…
— Que les univers anamorphotiques de vos chers cobayes sont probablement en train de s’anastomoser…
— On commence à comprendre le pourquoi du comment, lança Marbella d’une voix de petite fille délurée.
— Ouais, mais ça ne justifie rien. Surtout pas la mort d’Éva », conclut Anjel.
Et il décocha un puissant crochet du gauche dans la mâchoire de Sac-à-bière. Les dents du chercheur grincèrent comme une charnière mal huilée et un mélange de bière et de sang gicla de sa bouche. Il tituba un instant, l’air hagard, puis s’affala, totalement groggy, entre deux paillasses.
Anjel arracha Robert à la prise-rézo. Le symbiote avait de nouveau une consistance rassurante, plus proche des céphalopodes que des convolvulacées. Lorsqu’il se ventousa à son cou, Anjel en éprouva un intense plaisir. Et il reconnut là les signes pervers de l’accoutumance. Il allait devoir en éviter l’abus s’il ne voulait pas plonger de Charybde en Scylla.
« La situation est grave, Anjel !
— Toujours le mot pour rire, Robert.
— Garampaga vient d’être coupé du Rézo.
— Je sais… Sac-à-bière nous en a parlé.
— Et ce symbiote de levure transgénique, il vous a dit aussi que dans moins d’une heure, tout allait sauter ?
— Sac-à-bière n’est pas un symbiote… Comment ça… tout va sauter ?
— Les responsables du Centre et des labos de recherche ont évacué l’île… Ils ont laissé des armes un peu partout et libéré tous les pensionnaires. Ils vont faire croire à une mutinerie et déclencher le plan Nagashima.
— Ce qui signifie ?
— Rayer l’île de la carte. »
Un bruit de verre brisé fit sursauter Anjel. Il brandit le Colt Socom et sourit en apercevant Marbella, dans un coin de la salle, qui s’échinait à fracturer la paroi vitrée d’un distributeur de sandwiches et de boissons. Un horrible gargouillis, entre cri et râle, lui déroba son sourire.
Sac-à-bière, revenu à lui, gesticulait entre les paillasses tel un possédé. Dans l’affolement il renversa un cadavre qui explosa littéralement sur le sol en un concert de pets et de jets huileux.
« Approchez… Vite… » hurla Sac-à-bière.
Il avait ôté sa chemise et envoyait les mains derrière son dos, comme s’il voulait se débarrasser d’une mouche ou d’un quelconque insecte suceur.
Anjel contourna le vieil homme et vit un gros appendice, noir et renflé, frétiller au niveau des lombaires
« Alors ?
— Il y a comme une espèce de…
— De quoi, bon Dieu !?
— Un gros morceau de chair noire… qui ressemble à une queue.
— Merde… Grouillez-vous, arrachez-moi cette saloperie ! »
Anjel approcha sa main, à la fois fasciné et écœuré par ce tentacule gigotant. Ses doigts se refermèrent sur la chair noire. Elle était molle et gluante. Il tira et l’animal se détacha en un bruit de succion. Il ressemblait vaguement à une grosse sangsue, munie d’une large bouche sans dent qui happait misérablement l’air électrique. Anjel le regardait, horrifié, ne sachant trop comment le lâcher sans risquer de se faire mordre. L’animal en profita pour glisser entre ses doigts tel une anguille. Il percuta le dos de Sac-à-bière et s’y enracina de nouveau.
« Alors, vous l’avez enlevé ?
— Pas vraiment…
— Bordel, mais qu’est-ce que vous attendez ? »
Les doigts d’Anjel se refermèrent à nouveau sur l’appendice gigotant. Mais au lieu de céder à la traction, il s’enfonça brutalement dans la chair. Puis il y eut un craquement. Sac-à-bière hurla. La sangsue s’enfonçait dans la colonne vertébrale du vieil homme. Anjel essaya de la retenir, mais elle disparut complètement, ne laissant qu’une ouverture lisse, sans aucune goutte de sang.
Sac-à-bière s’agenouilla puis s’effondra en avant, raide, entre les paillasses. « Merde… »
Marbella fixait le trou dans le dos du vieil homme et posa le pastrami poulet mayonnaise qu’elle s’apprêtait à dévorer. « C’est quoi c’t’horreur ?
— Je ne sais pas… Probablement un résidu anamorphotique. De toute manière faut se tirer de là. En allant téter les prises-rézo, Robert a rencontré un collègue qui lui a appris une mauvaise nouvelle. L’île va être rayée de la carte dans exactement… quarante-deux minutes. »
Aucun escalier ne permettait d’accéder aux étages supérieurs. L’ascenseur était verrouillé et l’issue de secours apparemment programmée pour se déclencher uniquement sur ordre vocal. Anjel prit la chemise de Sac-à-bière et la secoua. Un passe magnétique en forme d’étoile cliqueta contre le carrelage…
Anjel et Marbella réalisèrent à peine que l’ascenseur s’était déplacé, mais lorsque les portes coulissantes s’écartèrent, cela ne fit plus aucun doute. Ils étaient bien arrivés au rez-de-jardin.
L’ambiance ouatée de la salle de dissection qui les avait accompagnés dans la cage insonorisée de l’ascenseur fut brusquement déchirée. Comme si on venait de leur ôter simultanément de chaque oreille deux gros bouchons de cérumen qui avaient neutralisé jusque-là leurs membranes tympaniques.
Coups de feu, hurlements, grognements et bruits d’origines indéterminées peuplaient l’espace sonore des couloirs et des cellules éventrées. Certaines d’entre elles dégorgeaient de grappes palpitantes, hybrides d’origine animale, végétale et minérale qui rampaient dans les couloirs. Des sas avaient été littéralement broyés par ces étranges chimères. Buissons aux feuilles de verre, lianes serpents, entrelacs de mufles, de sabots, de queues et d’organes génitaux de textures pierreuses, spongieuses, sirupeuses… Et des hommes et des femmes fous de rage qui tiraient dans le tas en essayant de se frayer un chemin pour atteindre la sortie… Pandémonium, capitale des Enfers.
Anjel replongea aussitôt dans son univers intérieur aux relents d’Apocalypse. Les explications de Sac-à-bière lui revinrent en mémoire et l’analogie lui vrilla brutalement la cervelle. Son moyen-âge fantasmé se teintait soudain d’une coloration nouvelle, prenait l’apparence d’un univers anamorphotique dont il aurait été d’une certaine manière le démiurge… Ses plongées intérieures, exacerbées par l’alcool et le serpent fossile qui lui pressait la scissure de Rolando, structuraient un univers qui ne demandait peut-être qu’à envahir l’espace environnant ? Une sourde angoisse lui vrilla les viscères. Le sang reflua de sa tête. Il se sentit partir en arrière. Marbella l’intercepta dans sa chute.
« Alors, on a ses vapeurs ? L’ambiance est pourtant sympathique ! »
Les yeux révulsés, la bave aux lèvres, Anjel tendit le passe magnétique à Marbella. « Arrête de déconner… Et tirons-nous d’ici ! Le cocktail de résidus mal digérés et de périmètres anamorphotiques en déroute ne me réussit pas très bien.
— En rechargeant mon biotore j’ai eu le temps de faire le plein d’informations, alors si vous avez besoin d’un renseignement, n’hésitez pas…
— C’est sympa, mais il se passe déjà trop de choses à l’extérieur. Alors on verra plus tard… »
Marbella avait aidé Anjel à réintégrer l’ascenseur et les portes se refermaient avec une lenteur exaspérante. Une liane serpent s’approchait en ondulant ; son extrémité pénétra dans la cage au moment même où les battants se rejoignaient enfin. Il y eut un bruit mou, et lorsque l’ascenseur chuta, la tige se rompit en libérant un flot de sang.
Pour Marbella, la coupe fut pleine et elle vomit sur Anjel un mélange de pastrami poulet-mayonnaise et de Coca Cola.
Les battants s’écartèrent sur la salle de dissection.
Anjel alla chercher une bouteille d’eau dans le distributeur fracturé et s’en aspergea le visage. Il en profita pour nettoyer les giclures de vomi qui constellaient sa poitrine. Il en but une gorgée et la tendit à Marbella. « Depuis quand tu te maquilles les lèvres en jaune ? »
La jeune femme haussa les épaules et lui arracha la bouteille des mains. Elle en but une longue rasade puis s’essuya les lèvres d’un revers de main. « C’est mieux comme ça ? »
Anjel n’eut pas le temps de répondre. Un vrombissement jusque-là discret, un bruit de fond à peine perceptible, augmenta soudainement d’intensité.
Et les cadavres commencèrent à trembler… puis à glisser sur leurs paillasses… vers un unique point de convergence… Là où Sac-à-bière s’était effondré… Le dos bouffé par un résidu anamorphotique !
« C’est quoi encore, ce bordel ? »
Marbella avait des yeux aussi larges que ceux des Hell Babies de Junko Mizuno.
Ils se trouvaient à côté du distributeur et avaient une vue plongeante sur les rangées de paillasses qui quadrillaient la salle de dissection.
Et c’était comme si les cadavres glissaient sur les parois d’un entonnoir invisible, vers un orifice virtuel qui s’ouvrait à cinq ou six mètres du distributeur, là où…
Anjel s’élança, aussitôt suivi par Marbella, et ce qu’il vit le glaça d’effroi. Sac-à-bière était toujours allongé face contre terre et le trou dans son dos s’était sérieusement élargi. Il avait maintenant la taille d’une assiette et la noirceur d’un puits sans fond. Le cadavre le plus proche avait quitté sa paillasse, flottant comme en apesanteur. L’extrémité de ses pieds pénétrait dans l’ouverture. Il glissait lentement… s’enfonçait dans le dos de Sac-à-bière qui, par quelques mouvements désordonnés des bras et des jambes, manifestait toujours un semblant de vie.
Le cadavre s’enfonçait lentement mais sûrement. Au bout d’un court instant, ne persista plus que sa tête, talonnée par les pieds d’un second cadavre qui le poussait gentiment pour venir prendre sa place. Lorsque la tête du premier cadavre disparut, les pieds du deuxième s’enfoncèrent d’un coup, jusqu’au mollet, puis il glissa à son tour, lentement, dans le dos de Sac-à-bière…
Anjel et Marbella assistaient, médusés, au cortège funèbre et infernal qui s’acheminait au ralenti vers la bouche sombre d’un trou noir humain.
« Mais… où vont-ils comme ça ?! »
Anjel tourna lentement la tête en un mouvement ophidien qui le caractérisait de plus en plus. « C’est une porte… Sac-à-bière est devenue une porte… Sur quel univers anamorphotique s’ouvre-t-elle ? Je n’en ai pas la moindre idée. Mais vu les premiers invités, ça n’a pas l’air particulièrement attrayant !
— Cet univers a forcément un rapport avec le résidu anamorphotique qui a perforé le dos de Sac-à-bière.
— Et ce résidu est l’émanation d’un cadavre…
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Rien… C’est Robert qui…
— Robert ! Je l’avais oublié celui-là ! Il s’est vanté tout à l’heure d’avoir écumé l’InfraRézo du Centre. Il n’aurait pas une idée pour nous sortir de là, par hasard ? Parce que, tu m’excuseras, mais je commence à craquer. »
Le vrombissement berceur des nécroplaneurs fut alors brisé par un énorme bruit de tôles fracassées en provenance de l’ascenseur. Les battants métalliques avaient un air bizarre, comme si… Un bruit encore plus violent que le précédent éclaira rapidement Anjel et Marbella sur la nature exacte des événements. Le métal s’était brusquement plié, froissé en plusieurs endroits. Les créatures qui étaient à l’intérieur de l’ascenseur n’avaient apparemment pas l’intention de ménager le matériel.
« Ça sent sérieusement le roussi !!!
— Marbella suppose, j’espère à juste titre, que tu as une solution pour nous sortir de là.
— Sa confiance m’honore… Alors récapitulons… Les dingues sont armés jusqu’aux dents, les univers anamorphotiques se fissurent de toutes parts, et l’armée encercle l’île pour empêcher que tout ce beau monde puisse fuir avant d’être pulvérisé par une bombe à neutrons.
— La synthèse est un art qui n’a pour toi plus aucun mystère. En est-il de même pour la résolution du problème ?
— L’inconnu, aussi peu engageant soit-il, recèle toujours une part de salut.
— Ce qui veut dire ?
— Sac-à-bière est quelqu’un de très ouvert… Alors, profitons-en ! »