21
Nekromegas

Si les trous noirs n’ont pas de cheveux, c’est parce qu’il n’y a pas de scalp à prendre.

Cependant il y a des tas de choses qui flottent autour d’eux ressemblant avec suspicion à des pellicules.

Curtis MICHEL

Les astres évoquaient des agrégats de mélasse qu’une main invisible aurait essayé de déchirer sans succès. Le résultat était hallucinant, avec des filaments glaireux un peu partout… Une vague ressemblance avec le Lavender mist de Jackson Pollock. Un espace crémeux avec des étoiles gluantes vertes et noires.

Les cadavres qui les avaient précédés dans le dos de Sac-à-bière planaient en file indienne vers un anneau brillant entouré de turbulences plasmatiques brun foncé qui les attiraient inexorablement.

« On est dans l’espace… Comment est-ce possible ?

— Si vous étiez vraiment dans l’espace, vous seriez déjà mort !

— Mais où sommes nous alors ? »

Anjel tourna la tête, ce qui eut pour effet de le faire tournoyer dans tous les sens autour d’un axe imaginaire, calé sur la trajectoire de la colonne cadavérique. Au cœur de ses acrobaties, il aperçut Marbella qui essayait de lui parler. Elle ouvrait la bouche démesurément, s’égosillait, mais aucun son ne sortait de sa gorge. Derrière elle, les jambes d’un nouveau cadavre s’extirpaient de la mélasse cosmique.

« On est dans l’espace… Ça ne fait aucun doute… Oh merde !!!

— Que se passe-t-il ?

— Le chef de file…

— Qui ça ?

— Le cadavre qui ouvre notre petit cortège. Il est en train de s’allonger démesurément… comme s’il était en caoutchouc… Bon sang !!!

— Quoi ?

— Il vient de se déchirer en mille morceaux !

— Bon… Vous voyez quoi exactement autour de vous ? D’habitude j’arrive à faire le tri dans vos pensées, mais là, j’avoue que j’ai du mal…

— C’est comme si les étoiles s’étaient mises à dégouliner dans le vide… Sauf une… en forme de bouée… une grosse chambre à air avec une portion d’espace bien propre et bien noire au milieu… Apparemment, c’est vers elle qu’on se dirige…

— Mis à part le fait que le vide spatial aurait déjà dû vous tuer depuis belle lurette, et que donc toute conclusion est sujette à caution, nous sommes apparemment à proximité d’un trou noir… Vu le sort que vient de subir notre regretté chef de file, je dirais même que nous sommes quelque part dans l’ergosphère d’un trou noir… Où sévissent des marées gravitationnelles de plusieurs dizaines de g…

— Que veux-tu dire par là ?

— Eh bien, à un moment ou à un autre, la différence de gravité entre vos pieds et votre tête sera telle, que vous allez être étiré comme un vulgaire chewing-gum usagé… Et clac ! vous allez vous déchirer en mille morceaux, comme…

— Le deuxième cadavre… celui qui a pris la place du chef de file… Il s’allonge à son tour… Qu’est-ce qu’on peut faire pour sortir de ce merdier ?!

— Essayer d’aller à contre-courant. Et si ça ne marche pas, prier pour éviter les marées, surfer sur les vagues jusqu’à l’horizon externe du trou noir où il devrait nous rester environ une chance sur 1054 d’arriver indemne près de l’horizon interne… Ensuite… Aucune théorie censée ne laisse présager ce qu’il peut se passer au voisinage de la singularité d’un trou noir, que certains physiciens appellent par ailleurs le malaxeur chaotique.

— Charmante image… Aller à contre-courant, c’est vite dit, mais en faisant quoi ?

— En nageant, peut-être… N’oubliez pas que nous ne sommes pas vraiment dans l’espace et que les lois qui régissent cet endroit peuvent nous réserver des surprises. »

Anjel barbotait comme un canard dans une mare, mais il n’avançait pas d’un pouce. Il tournait en tout sens autour d’un axe fictif, et sa distance entre le cadavre qui le précédait, tout comme celle qui le séparait de Marbella, paraissait immuable.

Un mouvement plus intempestif que les autres déventousa Robert, qui fut brusquement expulsé dans l’espace.

Le deuxième cadavre explosa tel un gigantesque pétard à confetti dans le silence pâteux de cet espace impossible.

Anjel arrêta de gesticuler inutilement et se rendit compte que le symbiote n’était plus lové contre son cou. Il se mit de nouveau à barboter à la recherche de son compagnon perdu… Sans succès… Robert avait totalement disparu dans l’un des replis vaseux de cet univers chaotique. Il ferma un instant les yeux… essayant de tout oublier… de faire le vide… de se dire que tout cela n’était qu’un rêve, qu’il allait bientôt se réveiller chez lui avec une bonne vieille gueule de bois que seul un verre de Jack pourrait faire passer… Lorsqu’il rouvrit les yeux, ce qu’il vit le glaça d’effroi.

Tout en ferrailles, tubulures et plaques de métal rivetées entre elles par de gigantesques boulons suintants la rouille, la bassine-Nautilus de ses rêves planait dans l’espace et le regardait de ses hublots lumineux tel un gigantesque poisson abyssal.

La bouche du poisson s’ouvrit. Un faisceau étincelant en sortit et se déroula comme une langue de caméléon. Elle s’enroula autour d’Anjel puis le tracta dans la gueule du bathyscaphe intersidéral.

Tout comme dans ses rêves, l’intérieur était de forme ovulaire et Anjel se sentit défaillir. L’éternelle histoire de la madeleine de Proust… Les odeurs d’enfance… les remugles de naissance titillèrent ses narines, son palais, ses papilles linguales… Et toutes ces dorures, ces cuivres, ces boiseries de navires impeccablement vernies… Et toutes ces consoles clignotantes, ces écrans d’ordinateurs massifs et bombés… Un décor évoquant aussi bien le Nautilus que les vaisseaux spatiaux des Rois des étoiles… Souvenirs d’enfance… remugles de naissance… Un aiguillon mental fit brusquement exploser sa rêverie… Marbella !

Il grimpa précipitamment un escalier métallique, déboucha sur une coursive située à mi-hauteur de la sphère et colla son visage contre le hublot le plus proche.

« Vous avez perdu quelque chose ? »

L’homme était grand et barbu. Ses attributs les plus visibles. Venait ensuite son regard : froid, impénétrable, voguant avec fierté et conviction entre les rives de la folie. Un pur regard de dictateur. Il était vêtu d’une longue cape noire d’un modèle austère, surmonté d’une capuche large au cœur de laquelle sa tête paraissait flotter.

« Quelqu’un, plutôt… »

L’homme prit place à ses côtés devant le hublot. « Vous voulez parler de la femme qui vous accompagnait ?

— Il faut la récupérer tout de suite…

— Je suis ici chez moi et je n’ai d’ordre à recevoir de personne.

— Mais elle va mourir…

— Il n’y a que des morts ici. Alors un vivant ça fait, comment dire… un peu désordre. Vous ne trouvez pas ? »

Anjel détourna son regard du spectacle horrible qui se déroulait devant ses yeux. En franchissant une frontière invisible, les cadavres étaient déchiquetés les uns après les autres. Marbella tendait dérisoirement les bras vers le bathyscaphe intersidéral. Un unique cadavre la précédait.

Anjel s’avança vers l’homme à la cape en dégainant le Colt Socom qui était toujours glissé derrière sa ceinture. « Vous allez tout de suite faire le nécessaire pour la récupérer ! »

L’homme ricana. Un rire à mi-chemin du braiment de l’âne et du barrissement de l’éléphant. Le comble du cynisme et de la moquerie qui, conjugué à l’absurde de la situation, rendit Anjel ivre de rage. Il pointa son arme et tira.

L’homme ne broncha pas. Lorsque la balle lui traversa l’épaule, il vacilla légèrement sans cesser de ricaner. Aucune goutte de sang ne perla sur le tissu.

« Je vous avais dit qu’il n’y avait ici que des morts et je n’échappe pas à la règle. Alors, cessons ces enfantillages et discutons, voulez-vous ?

— Vous espérez peut-être que je vais papoter tranquillement avec vous alors que Marbella est sur le point d’être réduite en miettes !? »

L’homme ricana de nouveau. « Vous tenez tant que ça à sauver ce cyborg ? »

Le visage d’Anjel prit une teinte crayeuse. « Qu’est-ce que vous racontez ?! »

L’homme saisit Anjel à bras le corps et sauta dans le vide. Il plana un instant au centre de la sphère, puis se posa devant un pupitre de commande digne de l’Enterprise. Anjel se dégagea de son étreinte.

« Ne vous affolez pas. Je veux juste vous prouver ce que je raconte. »

Il se pencha sur un micro de type Senheiser années 1950. « Activez le microtélescope ! » ordonna-t-il après avoir appuyé sur une pastille rouge pour établir la connexion.

Quelques lumières se mirent à clignoter sur la console puis une extension télescopique se dressa devant le hublot panoramique. Il tripota encore quelques boutons et l’image de Marbella apparut sur l’un des écrans.

« Activez le balayage électronique ! » L’homme se retourna en affichant un grand sourire. « Ça jette, hein !? »

Le scan de Marbella se teinta de diverses couleurs, rapidement. Plans larges, plans serrés, séquences tomographiques, comme si le microtélescope compilait une série d’analyses complexes des différents tissus ; puis il se fixa sur l’angle d’un coude. Zoom… zoom et re-zoom jusqu’à ce qu’apparaisse une puce au milieu d’une forêt de fibres nerveuses. Le faisceau se déplaça aussitôt… Et survola toute une série de puces semblables, jusque dans la moelle épinière, puis dans la masse cérébrale qui abritait une véritable forêt de circuits intégrés.

« Tous ces régulateurs assurent à l’ensemble un métabolisme chimique destiné à accroître la durée de vie, la résistance aux conditions géoclimatiques extrêmes. Une belle machine…

— Mais… c’est impossible… Je m’en serais rendu compte…

— Attention ! Il s’agit d’un vrai corps biologique. Une poignée de puces ne change rien à l’affaire. Mais bon… À partir du moment où ses yeux peuvent faire office de caméras et ses oreilles de micros, elle prend un peu l’allure d’un mouchard.

— Vous insinuez qu’elle est téléguidée ?

— Pardon ?

— Est-ce qu’elle possède un libre arbitre ? Ou est-ce qu’elle est entièrement programmée ? »

L’homme afficha à nouveau son sourire de série B puis se pencha sur son micro. « Activez les scans inforganiques et parabiotiques ! »

Anjel sourit à son tour. « Vous me montez un bateau là ?! C’est ça, hein ? Une brillante mise en scène au sein d’un superbe décor, anamorphotique ou autre, peu importe… Mais tout ça ne marche pas vraiment, hein ? »

L’homme haussa les épaules d’un air dédaigneux et jeta un œil à l’écran. « Apparemment, elle conserve son libre-arbitre mais n’est pas à l’abri d’inductions ponctuelles, de micro-effacements ou micro-ajustements de mémoire, de…

— Bon, ça va, ça va… J’en ai assez entendu. »

Le cadavre qui précédait Marbella venait de se désintégrer en une explosion feutrée.

« Récupérez-là, maintenant ! Ce n’est pas un ordre mais une prière… Ça vous va comme ça ? »

L’homme le fixa un instant de ses prunelles noires, comme pour le jauger. Anjel soutint ce regard à la fois pétillant de malice et d’une froideur absolue. En un geste théâtral l’homme ramena sa cape et se pencha sur son micro. « Activez le faisceau lasertronique pour récupération immédiate du sujet en cours d’analyse. »

 

Marbella était plutôt mal en point. La fleur rouge qui décorait son pansement de fortune s’était épanouie sur tout le tissu. Dès son arrivée dans l’habitacle, elle avait perdu connaissance, comme si le fait de se savoir en sécurité lui permettait de relâcher la pression.

Deux bras robotisés la glissèrent dans un caisson qui ressemblait à une antique machine à laver le linge, dégoulinante de rouille et de moisissure.

« Ne vous inquiétez pas, le médibloc va la remettre sur pied. N’oubliez pas qu’elle est assistée par une série de régulateurs métaboliques qui connaissent parfaitement leur boulot. Elle va s’en tirer.

— Arrêtez avec cette histoire ridicule. C’est techniquement impossible.

— Dans votre univers probablement, Anjel. Mais ailleurs ?

— Comment connaissez-vous mon nom ? Et puis qui êtes-vous ? Et où sommes-nous ? J’ai l’impression d’avoir atterri dans un épisode de Star Trek ou de Space : 1999

— Une chose à la fois, voulez-vous ? Je connais votre nom, et même beaucoup plus que cela, parce que j’ai récupéré ce symbiote qui piaillait dans l’espace. » Il sortit Robert de sous sa capuche et Anjel en éprouva une joie irrépressible. « Tenez… » Il lança Robert devant lui. Anjel le rattrapa de justesse. « Comme ça vous n’aurez pas besoin de me questionner toute les cinq minutes. Votre petit supionar va se charger de vous mettre au parfum. »

Le symbiote se ventousa au cou d’Anjel, plaisir incomparable, et commença aussitôt à jacasser.

« Je suis content de vous revoir… être collé au cou de ce mort vivant a été pour moi une expérience très désagréable.

— Dis-moi d’abord qui est cette parodie de Capitaine Kirk mâtiné d’Empereur Palpatine et qui se prend pour un dieu local !

— C’est un physicien, Arkham Raguz. Il faisait partie des chercheurs du Centre. Vous ne l’avez jamais rencontré en chair et en os mais vous avez eu maille à partir avec son résidu anamorphotique.

— La sangsue !

— Tout juste. Un des rares scientifiques à s’être porté volontaire pour se faire titiller la scissure… afin d’obtenir un compte rendu plus objectif des faits. Je crois bien que l’objectif en question n’a malheureusement jamais été atteint… Arkham a succombé à une crise cardiaque juste après l’intervention. Mais les courants morphogénétiques ont continué leur boulot et son cadavre a accouché d’un résidu anamorphotique. Extraordinaire, non ?

— J’ai un peu de mal à apprécier l’intérêt de la chose, mais si tu le dis…

— Quoi qu’il en soit, il ne se prend pas pour un dieu local, comme vous dites. Il est le dieu local. »

Une main glacée se posa sur l’épaule d’Anjel.

« Bon, le supionar a largement eu le temps de faire son rapport. Les généralités étant évacuées, passons aux choses sérieuses… Vous êtes capable de débusquer les échappées, n’est-ce pas ?

— Les quoi ?!

— Les issues, les sas, les trous, les brèches, les portes… Appelez ça comme vous voulez !

— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? »

Il indiqua négligemment du doigt les suites ininterrompues de chiffres qui défilaient sur les écrans. « Spectrographie vibrationnelle… Quasiment identique à celle que nous avions relevée près des brèches. »

Anjel repensa aussitôt aux dauphins. Ils avaient parlé eux aussi de vibrations communes à Anjel et au trou de mer.

« Et puis le ventousar m’a tout raconté. Je connais l’essentiel de vos péripéties. Vous êtes quelqu’un d’exceptionnel Anjel. Vous êtes le Seigneur des Portes !

— C’est pour ça que vous m’avez récupéré, n’est-ce pas ?

— Cet univers anamorphotique est loin d’être à la hauteur de mes rêves. Pour qu’il le soit, il aurait fallu que je conserve la vie.

— Écoutez. Vos petits problèmes ne m’intéressent absolument pas. J’aimerai juste savoir pourquoi vous avez besoin de moi. Vous ne savez plus où se trouvent les portes de votre propre univers ?

— Nous ne connaissons pas les règles qui régissent les univers anamorphotiques. Et d’après ce que m’a appris votre ventousar, nous ne les étudierons jamais. Ce qui est une grave erreur, car la nature des univers anamorphotiques est certainement plus complexe que ce qu’il y paraît et nous aurait certainement révélé des choses très intéressantes sur la formation même de notre univers originel.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?! »

Raguz soupira. « Imaginez que l’Olympe, ou ce qui en tient lieu, soit un univers anamorphotique. Que les portes, les brèches, les failles soient plus nombreuses que ce que l’on croit… »

Anjel ricana, mais un tic nerveux déforma fugacement son visage. « Et qui les auraient créés ? Vous n’allez tout de même pas me dire qu’un savant de l’antiquité aurait pu mettre en évidence ce fameux point de modulation perceptif, tout de même ?

— Si ce point existe, et nous en avons maintenant la preuve, pourquoi ne se déclencherait-il pas occasionnellement sans intervention extérieure, dans le cadre d’une mutation ? Peut-être s’agit-il d’un gène récessif qui ne s’exprime qu’une fois sur plusieurs milliards avec une puissance extraordinaire. »

Raguz afficha son sourire archétypal, mais Anjel le trouva soudain moins ridicule. Le physicien était peut-être amateur de SF et de vieux serials, mais ses divagations tenaient la route.

« La brutale apparition de l’homme de Cro-Magnon pourrait être le fruit d’une invasion anamorphotique. Tout comme la mystérieuse disparition des dinosaures et bon nombre d’autres phénomènes inexpliqués. Une réponse pourrait être apportée à quelques incohérences physiques concernant les forces électromagnétiques, gravitationnelles et autres, sans parler des hypercordes qui se font des nœuds, et… » Raguz prit Anjel dans ses bras et se propulsa sur la coursive en un vol digne de Tigre et Dragon. « … on saurait enfin s’il existe une vie après la mort ! »

Il était devant le hublot panoramique et Raguz attendait manifestement une réaction de la part d’Anjel. Il fixait l’espace droit devant lui. Anjel suivit son regard… et resta figé sur l’œil aveugle du trou noir.

Raguz sauta de la coursive. Il resta en suspension dans l’espace, sa cape flottant amplement comme si elle ne cachait aucun corps, sa tête luisant dans les obscures profondeurs de sa capuche.

« L’Enfer m’a coincé !!! Ou plutôt celui qui l’a créé… Celui qui a eu l’idée géniale de créer un attracteur étrange pour piéger la mort. »

Raguz revint sur la coursive et plaqua Anjel contre le hublot.

« Vous voyez cette masse noire et provocante, droit devant nous. C’est l’horizon de ses événements. Seules les âmes peuvent en franchir la membrane. Mais il doit y avoir une porte quelque part et je compte sur vous pour la trouver. »

Anjel en eut soudain assez des délires de cet empereur de pacotille. Il se dégagea d’un mouvement du bras, propulsant Raguz au-delà de la coursive comme s’il s’agissait d’un fétu de paille.

Après avoir tournoyé plusieurs fois sur lui-même, Raguz se stabilisa et revint lentement sur la coursive.

« Vous êtes vraiment quelqu’un d’exceptionnel, Anjel. Ou plutôt, devrais-je dire Seigneur Anjel ?! »

Anjel soupira. « Pourquoi faut-il toujours que vous en rajoutiez ?

— Parce que j’aime ça ! Tout simplement. Ceux qui ont bercé ma jeunesse ont pour nom Einstein, Rosen, Hawking, Penrose, mais également Hamilton, Lucas ou Heinlein… » Le sourire disparut brusquement du visage de Raguz. « Je m’imaginais en Loup des étoiles et je suis passé du côté obscur de la force. Je n’ai pas voulu ce décorum lugubre, Anjel. Mes fantasmes ont été pris en otage. Parce qu’il s’agissait des fantasmes d’un mort. Seul Le Trouvère a échappé à la catastrophe, même si au départ je l’imaginais un peu plus spacieux.

— Le quoi ?!

— Mon vaisseau spatial. C’est ainsi que je l’ai baptisé. Un condensé poétique de Trou de ver… Plutôt bien vu, non ? »

Raguz paraissait fier de sa trouvaille. Anjel ne comprenait vraiment pas pourquoi. Robert jugea le moment opportun pour venir à sa rescousse.

« Dans la physique des trous noirs, certains chercheurs ont imaginé que deux singularités pouvaient être reliées dans l’hyperespace par un trou de ver qui permettrait, outre de voyager dans l’espace, de voyager dans le temps.

— C’est quoi une singularité ?

— C’est marrant, j’aurais parié une gorgée de surtension en prise-rézo que vous alliez me poser cette question. Disons pour simplifier que, dans un trou noir, la densité de la matière est telle qu’elle provoque une force gravitationnelle infinie, et ce, à un endroit précis, unique, donc une singularité, qui se situerait au centre du trou noir et où les lois physiques prendraient quelques libertés. Cette force gravitationnelle infinie implique par ailleurs une disparition des phénomènes au-delà de l’horizon du trou noir, sans espoir de retour. Même la lumière ne pourrait plus s’extraire des marées gravitationnelles.

— C’est donc pour cela qu’un trou noir est noir…

— Bel esprit de déduction ! »

Anjel afficha un sourire qui, pour la première fois depuis son arrivée dans le bathyscaphe intersidéral, était sincère. Malgré les apparences, il commençait à trouver son hôte plutôt sympathique.

« Elle est bonne en effet. Mais… est-ce que le Trouvère est vraiment capable d’emprunter les trous de vers ? »

Raguz haussa les épaules. « Bien évidemment. Sinon ce jeu de mots n’aurait aucun intérêt !

— Demandez-lui s’il a déjà tenté l’expérience.

— Vous avez déjà tenté l’expérience ? »

Raguz se massa négligemment le cou. « À vrai dire… non. Mais ce vaisseau est quand même capable de faire tout ce que peut faire une coquille de noix comme le Millenium Falcon ! Alors pour une virée dans l’hyperespace, y a pas de problème. »

Compassion et agacement essayèrent de se frayer simultanément un passage sur le visage d’Anjel. « Vous m’avez récupéré avant tout pour faire votre numéro, n’est-ce pas ? Mon talent pour repérer les portes, qui ne me transforme pas pour autant en seigneur, n’est qu’un prétexte. Mais faire votre petit cinéma sans interlocuteur, ça manque un peu de sel, c’est bien ça ? »

À l’ombre de sa capuche, Raguz fit la grimace. « Peut-être… ou peut-être pas… Mais vous… vous vous croyez si pur que ça ? Vous ne jouez pas aussi votre petit numéro en allant chasser les chimères ? Rien ne vous oblige à faire la course avec un serial killer anamorphosé en hydre ou à parlementer avec des dauphins soldats par quatre-vingts mètres de fond !!!

— Moi, c’est différent… Je n’ai pas le choix… je…

— Vous croyez vraiment ce que vous dites ? »

Anjel fit la grimace à son tour, puis secoua lentement la tête. « Peut-être… ou peut-être pas… »

Le médibloc émit un sifflement, dans la tradition des vieilles bouilloires d’avant-guerre.

Raguz jeta un œil aux écrans. « Le cyborg est remis sur pied. Le médibloc lui a administré un tranquillisant. Il dort maintenant comme un ange, et va se réveiller frais et dispos dans une heure ou deux.

— Elle s’appelle Marbella et j’aimerais bien que vous l’appeliez par son nom. Toutes ces histoires de puces et de régulateurs, pour l’instant, on oublie. Okay ?

— Comme vous voulez… »

Le ventre d’Anjel se mit alors à gargouiller. Raguz pencha la tête sur le côté. Son capuchon, lui, resta droit et l’effet qui en résulta s’avéra particulièrement comique. « Vous avez un petit creux, peut-être ? »

Anjel fit mine de réfléchir. « J’ai une faim de loup… »

Raguz réfléchit à son tour. « …des étoiles ? »

Anjel sourit. « D’étoiles, vous voulez dire. Il n’y a pas grand-chose d’autre dans le coin. Et encore, on dirait bien qu’elles ne sont pas de première fraîcheur.

— Vous me prenez pour qui ? J’ai un convertisseur de matière et un robot-cuistot. Alors, vous voulez quoi ? »

Anjel opta pour un poulet-frites arrosé d’un vin rouge et une mousse au chocolat.

Le vin était un peu pâteux, le poulet fibreux et les frites molles, mais les goûts étaient plutôt réussis. En phase postprandiale, ses yeux papillotèrent et Raguz lui proposa de faire une petite sieste. Il le guida vers une niche de repos. Une fois qu’Anjel réussit à s’y encastrer, il cliqua Robert dans une prise-rézo et s’endormit aussitôt.