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Spiral Malax

Ce monde que vous et nous aimons tellement a fait tant et tant de tours autour du soleil, que trame et chaîne de son tissu spatial se sont usées et éclaircies jusqu’à tomber en poussière, réduites en charpie sur le métier à tisser le temps.

Gene WOLFE, La griffe du demi-dieu

Le regard s’ouvrit en altitude à la verticale du fleuve qui charriait ses eaux noires et épaisses.

Le palais se dressait à la pointe de l’île telle une anémone de pierre avec ses courtines percées de nombreuses archères lancéolées, et surmontées de chemins de ronde aux crénelures crochues, ses mâchicoulis noircis par les dégorgements d’huiles bouillantes et de poix fumante, ses tours d’angle hérissées de lames et de pointes encore maculées d’esquilles d’os et de chair séchée.

L’île pointait son extrémité septentrionale droit sur le fond de la vallée, là où les gorges se resserraient en un baiser angoissant. Un rai de lumière filtrait péniblement de la mince fente qui subsistait entre les lèvres de pierre et venait trancher de son vif éclat, véritable épée solaire, la masse glauque du palais tapi sur son promontoire comme un dragon endormi.

La bâtisse était immense et la géométrie complexe des remparts laissait présager le caractère labyrinthique des lieux.

Le regard plongea brusquement et fonça vers le mur d’enceinte. Il s’engouffra dans une archère. Noir. Traversa une coursive, plongea dans une meurtrière et longea toute une série de couloirs. Des gardes à chaque porte revêtus de plastrons de cuir aux armes d’Asclépios, deux serpents entrelacés autour d’une lance, double hélice d’ADN aux brins séparés par une aiguille. Des couloirs, encore des couloirs, puis une porte, immense… Les gardes qui en surveillaient l’accès ne paraissaient guère plus grands que des fourmis et les battants entrouverts laissaient apparaître une épaisseur d’un bon mètre de bois massif.

Le regard fusa entre les battants falaises et plana un instant au centre d’un gigantesque vestibule décoré de colonnades de porphyre, de volutes de bois torsadées, de titanesques sculptures de marbre qui s’élevaient vers les hauteurs, là où se rejoignaient les ogives de pierre, à plusieurs centaines de mètres au-dessus des cavaliers qui traversaient les lieux. Des dragons caparaçonnés conduisaient des groupes d’hommes et de femmes vers les diverses coursives qui zébraient les murs du hall.

Le regard plana un instant au cœur de l’édifice, reprit sa course, zigzaguant habilement entre les vols des dragons convoyeurs. Puis il monta en flèche, bifurqua près des voûtes, emprunta la dernière coursive et arriva devant la dernière porte, où il se heurta à deux mékasumos. Il grimpa à la verticale, évitant de justesse la lance de l’un des gras-doubles au cerveau confetti et s’engouffra dans la trappe à dragon-voyageur qui cliqueta en enregistrant l’empreinte génétique de son enveloppe. Un point de vue extérieur dévoila l’image d’un dragon nain couleur sable, évoquant un gecko ailé, qui fusa de la trappe pour aller se poser sur un perchoir, près du plafond d’une immense pièce ogivale.

Tout en bas, sur la grève d’une rivière artificielle qui coulait à l’orée d’une superbe forêt intérieure, Asclépios sinuait entre les bras d’une femme à la beauté étincelante. Un corps tout en chair et en rondeurs appétissantes, habillé d’une peau de lait, d’une chevelure sanguine et bouclée entourant un visage sauvage, aux superbes yeux glauques. Et Asclépios se glissait entre ses cuisses, prenant furtivement l’apparence d’un énorme serpent aux yeux dorés et à la langue sifflante, puis se hissait le long de son corps tel un basilic dévoré par les feux de la passion. La première image qui venait à l’esprit était celle d’un jardin d’Éden. Un Paradis où le Serpent aurait gagné sans que cela prête à conséquence. Où la lubricité et le plaisir des sens ne seraient pas devenus synonymes de péché.

Le regard plongea.

Le dragon nain se posa à quelques mètres du couple. Les chairs étaient enchevêtrées, ruisselantes, dorées et admirables. Orgasme absolu.

« Seigneur, excuse-moi de gâcher tes ébats copulatoires, mais… Skorpak a rompu le pacte ! » hurla le dragon nain avant de repartir à tire d’ailes vers les hauteurs.

Le corps d’Asclépios sinua tel une murène et son énorme poing vint s’abattre à l’endroit même où se trouvait le dragon une seconde plus tôt.

Il n’eut pas le temps d’en faire beaucoup plus.

 

Le regard planait au-dessus du palais, sur le reste de l’île, au-dessus du fleuve… Où les combats faisaient rage. Les armées biomécanoïdes de Skorpak surgissaient de partout… Comme si des dizaines de portes s’étaient ouvertes autour du palais pour livrer passage aux bataillons venus des univers voisins. Le pacte avait été rompu… Skorpak avait finalement réussi à convaincre les dieux des mondes contigus de lui laisser le champ libre. Selon lui, le Seigneur des Portes avait trop de pouvoir, et il était temps de lui en reprendre un peu. Mais Asclépios n’avait fait qu’éviter les querelles qui, inévitablement, conduisent à la guerre. Le Seigneur des Portes n’avait fait que maintenir la paix. Et maintenant…

Le regard assistait au déferlement des hordes biomécanoïdes au profil d’arthropodes, arachnides, bien sûr, mais également myriapodes, insectes et crustacés, vrombissants, sifflant, renâclant. Se mouvant aussi bien dans les eaux que dans les airs. Crabes centipèdes transporteurs de troupes, scorpions ailés près à planter leurs dards dans la panse des dragons destriers, mygalangoustes réduisant en charpie les vouivres gardiennes du fleuve sacré, du fleuve de l’éternité…

Les basilics, toutes crêtes déployées pour protéger leurs cavaliers, jaillirent en grappe des casernements militaires, mais le sort d’Asclépios était déjà scellé.

Le regard planait dans les hauteurs du palais, entre les flammes et les bourrasques de fumée, plongea à la verticale, évitant quelques dards qui fouettaient l’air au moindre mouvement suspect.

Le dragon nain se posa sur le rebord intérieur d’une archère dégoulinante de sang. Une main, coupée net au niveau du poignet était recroquevillée sur un fragment de chitine à l’origine indéterminée duquel suppurait un liquide verdâtre.

Mais la véritable nature de la catastrophe se déroulait tout en bas, entre les flammes et les nappes de fumée, là où Asclépios se débattait inutilement au sein d’une marée de guerriers enragés.

Skorpak s’avança vers lui revêtu de sa carapace de guerre. Chitine et harnachements de cuirs se confondaient en une esthétique parfaite. La pointe de son troisième bras en forme de faux vint se plaquer contre la gorge d’Asclépios.

« Et maintenant le bouquet final… » Il se tourna vers le fond de la salle. « Emmenez-la ! »

Deux soldats s’approchèrent en poussant sans ménagement une femme à la peau pâle et aux cheveux de feu. À la peau meurtrie, maculée de plaies et d’ecchymoses.

Asclépios laissa échapper un râle sifflant. La rage et la douleur rendaient son corps flou, en perpétuelle transformation entre forme humaine et ophidienne.

Skorpak fit un geste et les gardes poussèrent brutalement Ashtart, qui s’affala sur le sol.

Elle demeura immobile, étalée sur le carrelage telle une méduse échouée. Skorpak s’avança et s’allongea sur elle, bardé de sa cuirasse, de ses armes et de son sexe qu’il venait de sortir et qui se gonfla instantanément. Il avait l’apparence d’un gros cèpe de vigne, brun noir, torsadé, recouvert de protubérances et de veinules. Les rires gras et teintés de connivence émis par les soldats de sa garde rapprochée en dirent long sur ses habitudes en la matière. Sur la friandise à laquelle avait droit leur chef, leur Dieu, après avoir gagné un combat. Mais cette fois-ci, il s’agissait d’un mets de choix. Ashtart, concubine d’Asclépios, le Seigneur des Portes.

Lorsque le sexe sombre et repoussant de Skorpak pénétra le délicat ventre blanc et tremblant d’Ashtart, un étrange silence envahit les lieux, comme si les séquelles des combats qui se poursuivaient dans les airs, les eaux ou les terres s’étaient brusquement interrompues, comme si les incendies avaient soudainement cessé de crépiter, comme si les spectateurs du viol avaient retenu leur respiration, comme si Ashtart avait transformé sa souffrance en un brasier de silence, comme si cette scène se déroulait dans un rêve.

Le gémissement ahanant que laissa fuser Skorpak en percutant le bassin d’Ashtart d’un violent coup de reins fit renaître le vacarme et l’horreur, le spectacle insoutenable que le dieu de la guerre imposait à Asclépios. Le regard du Seigneur des Portes s’étrécit jusqu’à une mince fente dorée barrée d’un point noir.

Skorpak fouaillait le sexe d’Ashtart en gratifiant son amante de religieuses caresses du bout de sa patte faucille, laissant de fines traînées de perles rouges sur sa peau de lait.

Le corps toujours aussi flou d’Asclépios se figea brusquement, et sa peau éclata sur son visage et son ventre comme si elle était brusquement trop étroite pour contenir son corps. Elle se ratatina en un souffle et se détacha en plaques fines et transparentes. Asclépios avait mué et, par un mystérieux processus de scissiparité, son corps s’était divisé en deux serpents identiques, l’un noir et l’autre blanc, enroulés en spirale autour de la colonne de marbre contre laquelle il était enchaîné.

Skorpak se préparait à jouir entre les cuisses d’Ashtart. Le corps de la jeune femme était entièrement sillonné par de longues estafilades rouges, emperlées de sang. Plaies longilignes et fraîches, comme amoureusement travaillées au scalpel par un maître de l’art chirurgical.

Le dragon nain – ou celui qui empruntait son regard l’espace d’un songe – éprouva une sensation de déjà vu particulièrement oppressante…

Les deux serpents se déspiralèrent brutalement, tels deux brins d’ADN en descente d’acide, sous les regards hallucinés des soldats qui avaient réussi à se détacher de l’emprise malsaine du viol d’Ashtart. Le serpent blanc s’enroula autour du corps de Skorpak qui, en plein orgasme ne chercha même pas à réagir. Le serpent noir alla serrer tendrement le corps d’Ashtart que toute vie avait désormais quittée. Lorsque Skorpak refit surface sur la mer de ses sens démontés, les anneaux constricteurs l’enserraient dans leur étau mortel. Les soldats de sa garde rapprochée essayaient de le dégager. Sans succès. Lorsqu’ils coupaient un bout du serpent, l’extrémité tranchée repoussait aussitôt par un surprenant pouvoir d’autotomie. La tête du serpent avait quant à elle profité de la bouche béante de Skorpak, avide d’air, pour plonger dans ses entrailles et y faire ripaille. Au bout de longues minutes d’un combat acharné, le serpent blanc fut enfin réduit à l’état de charpie. Mais le corps de Skorpak n’était déjà plus qu’une enveloppe de chitine vide.

Tous les regards se tournèrent alors vers le serpent noir et restèrent pétrifiés sur le regard vide et blanc d’Ashtart. Son opulente chevelure rousse s’était transformée en un bouquet de serpents noirs entrelacés. Chaque serpent se dédoublait et se dédoublait encore pour recouvrir le corps d’Ashtart puis celui des soldats. Ils grouillaient et se multipliaient et emplissaient les salles du palais l’une après l’autre, jusqu’à ce que la bâtisse ne soit plus qu’un gigantesque engrouillamini de serpents entrelacés, compactés, compressés…

Et le palais explosa. Propulsant le regard au-delà des songes dans la panse du bathyscaphe intersidéral.