Ce siècle me reporte à l’aube des temps, aux derniers jours du chaos. J’entends la matière geindre ; les appels de l’Inanimé traversent l’espace ; mes os s’enfoncent dans les préhistoires, tandis que mon sang coule dans les veines des premiers reptiles.
CIORAN, Syllogisme de l’amertume.
Il ne savait pas s’ils avaient abouti ici grâce à la physique des portes ou par téléportation quantique. Alice lui avait imposé un petit séjour en cryonarcose pour se rendre sur les lieux de la réunion et il ne s’y était pas opposé. Il était prêt à accepter tous les risques, toutes les contraintes, toutes les compromissions et même toutes les lâchetés pour que continue à pulser au fond de son crâne cette petite bulle d’espoir. Il n’avait rien vu du voyage, rien vu de son arrivée. S’était réveillé dans une sorte de cellule monacale en compagnie de Robert, l’ultime pantin dont Alice avait tiré les tentacules.
Elle le lui avait avoué comme preuve de sa bonne foi. Les manipulations étaient terminées. On jouait maintenant cartes sur table : Robert 2 avait été obtenu par clonage biotique de Robert 1. Il n’avait donc jamais réellement sucé le cou d’Éva.
« Il fut un temps où Asclépios venait souvent dans cette garçonnière. Vous m’écoutez, Anjel ? Alice a bien insisté pour que je vous fasse la leçon avant le début de la réception !
— Excuse-moi, mais j’ai un peu de mal à discuter avec un symbiote ripoux.
— Vous y allez un peu fort, Anjel.
— On a pleuré ensemble la mort d’Éva alors que tu ne la connaissais même pas ! Tu me déçois profondément.
— Le symbiote d’Éva avait été initialisé, Anjel. Et puis n’oubliez pas qu’un Agent Intelligent sait ce qu’est l’émotion, ce que sont les sentiments, mais il ne les éprouve pas réellement. Vous ne pouvez pas vraiment m’en vouloir. Je n’ai fait qu’obéir aux ordres.
— C’est ce que disent les lâches. Le débat est clos. Finis ton exposé que je puisse te déventouser.
— Comme vous voulez… Je disais donc que… votre père aimait bien venir retrouver ses maîtresses, ses concubines, ses épouses, ses conquêtes… dans sa lune aménagée. Un satellite artificiel naturel.
— Faudrait savoir.
— Il a récupéré un bout d’Hypérion et en a fait un pied-à-terre pas piqué des vers.
— Un bout de caillou qui flotte dans l’espace, tu appelles ça un pied-à-terre, toi ? »
La lumière se mit soudain à faiblir puis s’éteignit complètement, alors que les rideaux à lames qui masquaient les hublots s’ouvraient en claquant… sur un spectacle à décorner un bœuf.
Anjel en eut le souffle coupé.
Ils étaient à quelques milliers de kilomètres seulement du dernier anneau de Saturne, sur une orbite située légèrement au dessus du plan équatorial de la planète. Le bord de chaque anneau reflétait la lumière solaire telle une moulure d’argent et les surfaces planes entre les raies lumineuses évoquaient d’immenses toiles pixelisées aux couleurs somptueuses. Au loin, la falaise orangée de la planète se diluait vers le pôle en une blancheur éclatante.
« Putain, ça décoiffe !
— Il n’y a rien de plus romantique qu’une aurore sur Saturne !
— À condition d’avoir sa dulcinée encore en vie !
— Justement… Vous êtes un peu là pour ça, non ?
— Ça fait partie du chantage, en effet.
— Vous devenez cynique, Anjel.
— On m’y pousse un peu, non ?
— Bon, reprenons… Lorsqu’il rencontra Ashtart, il oublia toutes les autres. Et lorsqu’elle mourut, le Seigneur des Portes créa le principe de résurrection uniquement pour elle. Il imagina un univers anamorphotique d’un type radicalement nouveau pour arracher sa femme à la mort.
— L’Enfer ?
— On peut l’appeler ainsi à condition de ne pas y associer la notion de péché, de punition, de pardon ou de récompense cartographiée dans l’univers dantesque. La mort n’est pas une conclusion du chaos, Anjel, elle n’est pas le contraire de la vie, ni son étape finale, elle n’est qu’une des multiples formes de l’Existence qui habille la Structure quantique. Quoi qu’il en soit, et malgré sa singularité…
— Tes jeux de mots me fatiguent, Robert !
— …c’est un univers anamorphotique soumis aux mêmes lois physiques que ses congénères, avec ses portes, ses créatures innées et importées, sa densité de réalisme, son coefficient archétypal et toute cette alchimie quantique qui lie l’Existence à la Structure et dont nous n’avons pas grand-chose à faire à l’instant présent.
— Alors, évite les digressions et finissons-en.
— Je peux en finir avec cette histoire quand bon me semble, mais pas vous Anjel. C’est une histoire de famille. Votre famille. Vous refusez toujours de vous plier à l’évidence mais vous êtes un seigneur. Ou plus précisément un demi-dieu. Et que vous le vouliez ou non, vous allez devoir l’assumer. Votre père a tué votre… sous-père… Vous m’excuserez, ce n’est pas très heureux comme appellation, mais je n’ai pas d’autre terme sous la main. Il a créé l’Enfer pour sauver votre mère, et votre frère se prépare à ruer dans les brancards de la Structure. Alors, vos ressentiments envers moi ne sont vraiment pas de mise. Et ne me sortez pas une phrase du genre : Je n’ai jamais demandé à qui que ce soit de venir au monde… Et surtout pas en ces circonstances… Alors, qui que vous soyez, seigneurs, demi-dieux, hommes, pseud’hommes ou symbiotes, allez vous faire foutre !
— Bien vu. Si un jour Alice n’a plus besoin de toi, je veux bien t’embaucher pour écrire mes répliques. En attendant… je suis assez d’accord avec ta conclusion. Alors accouche !
— Vos plaisanteries ne sont guères plus fines que les miennes, mais je suis heureux de voir la bonne humeur réinvestir l’ambiance.
— Ne reprends pas ce ton obséquieux, ça m’agace ! »
Anjel plaqua son nez contre le hublot. « C’est superbe. On se demande où la nature va chercher toutes ces couleurs…
— Nulle-part, Anjel. Le hublot est truffé de microprocesseurs et les couleurs sont rehaussées par un traitement informatique.
— Et cet anneau, le plus proche de nous, c’est aussi un traitement informatique qui lui donne cette étrange allure torsadée ?
— Non, c’est dû au champ gravitationnel de deux satellites bergers qui se trouvent à proximité. Il force les particules voisines, de glace essentiellement, à s’enrouler les unes autour des autres comme les torons d’un cordage.
— Ou d’une double hélice d’ADN.
— Exact. Je n’y avais pas pensé, mais la coïncidence est troublante.
— Pour moi, plus aucune coïncidence n’est troublante.
— Ne vendez pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué.
— Tu sais bien que je suis incapable de faire du mal à une mouche.
— Même avec un Colt Socom ?
— Bon, assez joué… On est là pourquoi ? C’est tout ce que je veux savoir et après… hop, dans la sacoche.
— Ne me dites pas ça, sinon je vais chercher à faire durer le plaisir. Non… je plaisante. Alors pour mettre la réunion en perspective, je vais d’abord être obligé de vous faire un bref résumé historique. »
Anjel avait poussé l’unique siège – un viandar à plasti-boudins – tout contre le hublot pour ne pas perdre une miette du spectacle grandiose de l’aurore saturnienne.
« Je t’écoute.
— Les univers anamorphotiques sont légions. Au fil des millénaires ils n’ont cessé de s’enchevêtrer et tressent maintenant un véritable réseau de mondes anastomosés, certains fossilisés, abandonnés par leurs créateurs, d’autres, au contraire, grouillants de vie. Et si la plupart des seigneurs de l’anamorphose se sont contentés de régner sur leur création, il s’est trouvé quelque trublion conquérant pour envahir les univers mitoyens. L’histoire de la Terre s’est ainsi construite sur la toile de fond d’une guerre éternelle. On en retiendra récemment les combats d’Eurynomée et Ophion, qui régnaient sur l’Olympe alors que le mont était entièrement entouré par la mer, leur victoire sur Horus, puis sur Atoum avant d’être eux-mêmes anéantis par Zeus…
— Tout ça, c’est plutôt de l’histoire ancienne, non ?
— Hélas, non. C’est uniquement l’histoire de votre niveau. Un seigneur plus puissant que les autres émerge de temps en temps au fil des millénaires, et sa création, immense et parfaitement structurée, finit par se donner l’apparence de l’univers originel sur lequel bourgeonnent les universicules des petits seigneurs. L’univers dans lequel nous sommes en ce moment est un de ces univers charnières. Alice vient d’un univers charnière plus ancien, mais en bien des points semblable à celui-ci. Les théories les plus communément admises supposent l’existence de plusieurs milliers d’univers charnières et de plusieurs milliards d’universicules. Trouver la route qui conduit à un univers charnière n’est pas chose aisée. Il faut pour cela traverser un véritable labyrinthe d’universicules, et seul un Seigneur des Portes peut envisager ce genre d’expédition en espérant revenir un jour à son point de départ, après avoir engrammé toutes les brèches de son parcours.
— Tu veux peut-être dire par là qu’Alice est une déesse des portes ?
— Absolument pas. Sinon, elle n’aurait pas spécialement besoin de vous.
— Alors… comment fera-t-elle pour…
— Je suis désolé, mais je ne peux rien vous dire sur elle.
— Elle travaille pour qui ?
— Je ne sais pas.
— Et merde… Bon, c’est fini ton baratin ? »
La porte-diaphragme de la cabine s’ouvrit pour livrer passage à Alice.
Anjel déventousa Robert 2 sans lui laisser le temps de répondre.
La jeune femme avait troqué jeans, bomber et autres oripeaux unisexes pour une robe moulante et décolletée qui mettait grandement en valeur ses attributs sexuels.
Elle lança un frac à Anjel. « La tenue de soirée est de rigueur. Alors je suis désolée, mais le serpent va devoir se déguiser en pingouin. »
Anjel suivait Alice en faisant la tête. « Tu t’es payé une petite partie de jambes en l’air avec ton cyborg pendant que le ventousar me mettait au parfum, c’est ça ? »
Alice s’arrêta brusquement de marcher et Anjel faillit la percuter. Elle lui prit le bras en affichant son plus beau sourire. « Je sais que tu as traversé des épreuves pénibles et je comprends le ressentiment que tu peux éprouver à mon égard, mais la situation est urgente et nous avons vraiment besoin de toi. »
Anjel fit la grimace. « Permets-moi d’en douter.
— Non. »
Arrivée au bout du couloir, Alice déclencha l’ouverture d’une porte-diaphragme et ils pénétrèrent dans une salle immense, creusée dans les flancs de l’aérolithe. Elle était fermée par une baie vitrée qui offrait une vue plongeante sur les pyrotechnies saturniennes. Cette fois-ci, Anjel en éprouva des frissons et eut un brusque élan d’admiration pour le créateur de cet univers charnière, comme l’avait qualifié Robert, cet univers qui prônait le culte de la complexité et de l’esbroufe. Il se demanda brusquement comment des scientifiques dignes de ce nom pouvaient réussir à dormir alors que ce qu’ils affirmaient la veille était démoli le lendemain. Comment pouvaient-ils avoir l’audace de jouer aux donneurs de leçons alors qu’ils ne savaient rien de la création du monde et de sa fin, que leur propre origine était un mystère ? Comment osaient-ils disserter sur la théorie des hyper-cordes sans même savoir sauter à la corde ?
Une musique de fond constituée d’une basse lancinante et d’une mélodie en perpétuelle mutation s’insinuait entre les murmures d’un groupe d’hommes et de femmes qui discutait devant un buffet copieusement garni. La salle était immense, la roche de l’aérolithe avait été laissée à nue, superbement poncée et marbrée sans aucune autre décoration. L’austérité des lieux poussait le regard vers la baie vitrée et la boule inclinée de Saturne, brillante comme une orange givrée à l’intérieur d’une coupe d’argent toute ruisselante de condensation.
« Ton frère s’est mis dans la tête de conquérir les univers anamorphotiques les uns après les autres. Daren est devenu Épeire, jeune seigneur de la guerre, et a déjà pactisé avec certains dieux aux sensibilités proches de la sienne pour bâtir une nouvelle religion sous le signe des chélicères et des filières. Il veut tisser sa toile entre les mondes. Y compris celui-ci, Anjel ! Mais un univers charnière sert aussi de tampon entre les différents niveaux et tu comprends bien que… nous ne pouvons laisser faire cela.
— Il faudra quand même qu’un jour tu m’expliques qui se cache derrière ce nous.
— Pour l’instant, ça n’a guère d’importance. »
Ils arrivaient près du buffet et Alice entama aussitôt les présentations. La plupart des noms ne disaient rien à Anjel. Tous les hommes étaient beaux, toutes les femmes étaient belles, et ils regardaient tous Anjel d’un air admiratif.
« Le Seigneur des Portes est donc vraiment une star ! chuchota-t-il à l’oreille d’Alice.
— Ça fait un moment que je me tue à te le répéter, non ?! »
Elle s’arrêta devant un homme de haute taille, cheveux en brosse, yeux bleus, sourire avenant et dents étincelantes. « Alors voilà notre sauveur… »
Une femme au port hautain, si raide qu’elle paraissait avoir une minerve, s’avança à ses côtés. D’un geste entre obséquiosité et vulgarité, elle rejeta la tête en arrière, faisant onduler sa longue chevelure blonde comme un champ de blé sous le vent. « On est bien peu de choses, n’est-ce pas, pour être à la merci d’un seul homme ? »
Anjel se força à sourire, mais ce couple lui apparut d’emblée antipathique. Alice vit tout de suite que le courant ne passait pas et s’empressa de prendre la parole tout en faisant les présentations.
« Je te présente Vishnu, le seigneur le plus important après…
— Après qui ? Vous voulez parler de Moïse ? De Iahvé ? Ou bien de Jehovah ? ironisa Vishnu.
— Je crois plutôt qu’il s’agit de Jésus-Christ ou alors de Mahomet », enchaîna la blonde qui s’appelait Ranagaramanta.
Et ils partirent tous deux d’un rire démentiel. Alice essaya de sourire mais ne fit que grimacer. Anjel demeura de marbre. Vishnu indiqua la blonde. « Pour un cyborg, elle a de la classe, non ? »
Ranagaramanta s’arrêta brusquement de rire et regarda Vishnu du coin de l’œil. « Qu’est-ce que tu racontes ? »
Il lança un regard qui se voulait complice à Alice puis à Anjel. « Vous auriez osé emmener un humain non modifié dans une réunion de cette nature, vous ? »
Et il éclata à nouveau de rire. En solo, cette fois-ci. La blonde, la lèvre tremblante, se retourna vers le buffet et prit un verre en forme de pénis, rempli d’un cocktail vert fluorescent dans lequel nageaient de minuscules tritons, et l’avala d’un trait.
La plupart des autres dieux et déesses regardaient la scène d’un œil plus ou moins intéressé, railleur ou scandalisé. Mais la situation exigeait de la retenue et tous firent preuve d’une exceptionnelle réserve.
Anjel entraîna Alice à l’écart. « Dis-moi… Ce… Vishnu, c’est quelqu’un de sûr ?
— Jusqu’à preuve du contraire. Pourquoi ?
— Le chevalier que j’affrontais dans mes rêves s’appelait Kalkin, tu te souviens ? Et son emblème était l’araignée à sept pattes, le même que celui de Skorpak…
— Et alors ? »
Anjel ricana. « Comment ça, alors ? Tu ne veux plus jouer au petit Lacan illustré ? Mes rêves ont un côté prémonitoire. Tu m’as dit toi-même qu’être sensible aux portes signifiait être sensible aux vibrations moléculaires, à la résonance quantique, aux singularités de tous poils, donc au temps. Un Seigneur des Portes est, d’une certaine manière, un visionnaire.
— Où veux-tu en venir ?
— C’est simple, Kalkin est décrit comme le futur avatar de Vishnu, qui paraîtra monté sur un cheval blanc, armé d’une épée flamboyante, exactement comme… dans mes rêves. Il portait l’emblème de Skorpak. Il fera donc alliance avec Daren ! »
Alice afficha un sourire de complaisance. « Tu as trop d’imagination, Anjel. Kalkin est également décrit comme celui qui doit rétablir une dernière fois la justice.
— C’est effectivement ce qu’il a fait par le passé, mais avec son coup du Bouddha, il a légèrement ripé sur la voie du manichéisme !
— Bon, écoute. Ne t’inquiète pas. On va le surveiller de près. En attendant, il s’agit d’un allié précieux, alors ne nous en privons pas. »
Un serviteur en livrée verte vint dans leur direction et chuchota quelque chose à l’oreille d’Alice.
Elle acquiesça, prit Anjel par le bras et s’éloigna du buffet. « On finira cette discussion plus tard. Asclépios est prêt à te recevoir. »
Anjel déglutit. « En ce qui me concerne, je ne suis pas sûr que ce soit le cas…
— Ça va bien se passer. Ne t’inquiète pas. C’est un grand seigneur. Il est honnête et il a de la classe.
— Tel père tel fils ?
— Ça reste encore à prouver. »
Avant de quitter la salle de réception, Anjel jeta un dernier coup d’œil vers le buffet, puis au serviteur qui avait l’air de sortir de la naphtaline. « L’ambiance est un peu surannée, non ? Pour des seigneurs qui règnent sur des univers plus exotiques les uns que les autres, j’imaginais une réception moins… conventionnelle. J’ai l’impression d’assister à un vernissage dans une galerie de Granville plutôt qu’à une réunion entre dieux et déesses dans le voisinage de Saturne !
— Tu es le centre d’intérêt de cette réunion, Anjel. Et ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour que tu embrasses leur cause. Alors leur avatar humain portant frac ou robe de soirée leur paraissait plus adapté à la situation. Uniquement pour te faire plaisir, ou tout du moins pour ne pas te heurter. Et ils parlent tous l’Europien pour les mêmes raisons. Dans la peau de leurs animaux totem et conversant dans des dizaines de langues différentes… la réunion aurait été un tout petit peu plus compliquée, tu comprends ? »
Anjel n’eut pas le temps de répondre. Le serviteur venait d’ouvrir une porte-diaphragme.
« Bon, je te laisse… »
Alice avait disparu. Il se trouvait dans une pièce blanche, de taille réduite, face à un homme d’âge indéterminé, habillé de vêtements qui se remarquaient à peine, peu colorés et n’évoquant aucune mode précise. Il était face à son père et son cœur s’arrêta de battre.
Il émanait d’Asclépios une retenue tout aussi impressionnante que le pouvoir qu’elle masquait.
Le regard d’Anjel fit rapidement le tour de la pièce. Aucun meuble, aucune décoration, aucun endroit précis où poser ses fesses. Le blanc des murs était tellement pur que même les angles finissaient par disparaître et qu’il suffisait d’un simple moment d’inattention pour se croire au cœur d’une plaine blanche, infinie, sans aucun horizon.
« Alice m’a tout raconté et je suis fier de toi. »
Anjel déglutit. Il ne savait absolument pas ce qu’Alice avait pu lui raconter. Il ne savait donc pas de quoi son père était fier. Il n’osait pas lui demander plus de précisions.
« J’ai eu de nombreux enfants avant toi, mais aucun d’eux n’a tiré le gros lot maginétique. Et je suis ravi que tu sois le fils d’Ashtart. C’est elle que j’ai le plus aimée et il était logique que nos gènes fusionnent en un baiser alchimique. »
Le vent des étoiles soufflait dans sa chevelure blanche et des galaxies entières sombraient dans ses yeux verts d’eau. Anjel était un bloc d’énergie pure. La chaude présence de son père, sa voix au toucher électrique faisaient fléchir ses liaisons atomiques.
« Tu es le nouveau Seigneur des Portes, Anjel. C’est un fardeau difficile à porter. Aucun seigneur ne t’ignorera. Tous chercheront ton secours. Nombre d’entre eux te trahiront. Mais saches que toute bouche est plus ou moins sale. N’écoute aucun discours. Observe le moindre détail et laisse-toi guider par tes intuitions. Tu es incapable de créer des univers stables. Ton résidu anamorphotique s’est calcifié en atrophiant tes capacités morphogénétiques, mais en revanche, ta maîtrise des singularités se développe de façon vertigineuse. Elle est d’ores et déjà plus affinée que la mienne. »
Asclépios s’avança vers Anjel. Il paraissait flotter à quelques centimètres du sol. Ses bras s’enroulèrent autour de la poitrine de son fils en une embrassade ophidienne. Son père lui avait transmis son animal totem. Mais il ne pourrait jamais en réclamer l’apparence. Il était à jamais prisonnier de son corps d’homme, mais libre pour toujours au travers de la Structure secouée par les vents furieux de l’Existence.
« Grâce à toi, on établira peut-être un jour la cartographie des premiers niveaux… Dans ta tête clignoteront des milliards de portes ouvertes sur des millions d’universicules, des milliers d’univers charnières, et peut-être la Grande Porte, celle qui s’ouvre, dans les bas fonds du temps, du côté de l’ultime racine de l’arborescence anamorphotique… »
Anjel se libéra délicatement de l’étreinte paternelle. « Pourquoi ma mère a-t-elle dû fuir l’Enfer doré que tu lui avais fabriqué ? Pourquoi a-t-elle dû te fuir ?
Asclépios leva un bras et l’un des murs s’effaça brusquement.
La lumière orangée de Saturne fit imploser l’infinie blancheur de la pièce.
« Saturne ou Cronos… Il a châtré son père d’un coup de faucille pour libérer ses frères, mais plus tard, de crainte que ses enfants ne lui fassent subir le même sort, il les a dévorés à la naissance. Ashtart a été tuée de plusieurs coups de faux, Anjel, et je ne pouvais pas laisser vivre le fils de Skorpak comme si de rien n’était. Mais elle voulait garder ses enfants. Ses deux enfants ! Aujourd’hui la maginétique a parlé et elle me donne raison. L’araignée faucheuse est de nouveau partie en guerre pour conquérir la toile anamorphotique. Tout comme Zeus qui, avec l’aide de sa mère Rhéa, fit recracher ses frères à Cronos, tu as permis à Ashtart de mettre au monde ton frère. Et maintenant… tu vas devoir le combattre… Je ne voulais plus me mêler de tout ça, mais je n’ai pas eu le choix. Il faut que la lignée des araignées cesse enfin. Il faut que tu ouvres toutes grandes les portes à nos armées pour vaincre Épeire et son aréopage chitineux.
— Du sang d’araignée coule également dans mes veines. »
Asclépios soupira. « Bien d’autres choses coulent dans tes veines, Anjel. Ashtart n’était pas une femme ordinaire, et j’ai toujours été en très bon terme avec son père, celui qui ne veut pas être nommé.
— De qui parles-tu ?
— Du seigneur de notre univers charnière, bien sûr. Du Grand Créateur. De l’innommé. Du dieu caché.
— Vishnu a laissé entendre qu’il s’agissait du prophète des prophètes. De Yeshoua. »
Asclépios éclata de rire. « Ce que je vais te dire doit rester entre nous. Je sais que je peux avoir confiance en toi, alors écoute-moi bien… Vishnu est un dieu jaloux. Il a récemment envoyé son neuvième avatar, le bouddha, pour essayer de rafler la mise au dieu métamorphique par excellence que les divers avatars, de Moïse à Mahomet, ont fini par imposer comme le vrai Dieu, l’omnipotent, le Seigneur de l’univers charnière. Vishnu en est jaloux pour cela, mais celui qui ne veut pas être nommé est à des années-lumière au-dessus de ces petits jeux d’adolescents.
— Tu ne me diras pas son nom, n’est-ce pas ?
— Je peux simplement te promettre qu’en tant que Seigneur des Portes, tu le rencontreras un jour.
— Et ma mère ? Si tu l’aimais au point de créer un univers pour la sauver de la mort, tu aurais pu passer outre tes désirs de vengeance. Sans toi, elle ne serait pas morte une deuxième fois !
— Sans toi non plus !
— Exact. Mais je serais né en Enfer. Je serais mort avant même de vivre !
— Ce qui prouve qu’on n’y peut rien. Ni toi, ni moi. La boucle est bouclée et nul ne peut la déboucler.
— Et Éva ?
— Elle est chez moi.
— J’accepte de guider vos troupes uniquement si je la récupère.
— C’est ce que m’a dit Alice. Mais ça ne va pas être si simple que cela. Je ne peux pas te la rendre. »
Anjel allait manifester sa déception et sa colère lorsqu’Asclépios l’arrêta d’un geste de la main.
« Mais tu peux venir la chercher…
— Comment ça ?
— En mourant, tout simplement. »
Anjel avait rejoint les autres seigneurs dans la salle de réception et confirmé à Alice qu’il était prêt à combattre Daren à leur côté.
« On ne t’en demande pas tant ! Il suffira que tu traces le chemin – le plus court chemin bien sûr – pour conduire les armées sur le champ de bataille.
— C’est moi qui vous le demande. Et vous n’avez pas les moyens de me refuser cette petite faveur ! »
Anjel afficha un sourire carnassier et Alice se dit que tous les éléments de son puzzle mental étaient maintenant relativement bien agencés. Le positionnement familial pouvait s’effectuer, et il ne serait certainement pas à l’avantage de Daren.
« C’est comme tu veux… »
Alice se tourna vers l’assemblée et annonça fièrement qu’Anjel était entièrement acquis à leur cause. Une salve d’applaudissements s’ensuivit et tous levèrent un toast au jeune Seigneur des Portes.
Il y avait quelques heures à peine, Anjel se croyait étranger à leur caste et à leur problème, et il éprouvait soudain une étrange fierté. Son père lui avait parlé, et il savait que leur cause était juste. Ils n’avaient aucun désir de conquête. Ils voulaient juste éviter que le chaos s’infiltre trop profondément dans la machinerie huilée de l’anamorphovers.
« Vous ne pensez pas que l’immobilisme est le terreau de la décadence ? »
Vishnu le regardait en affichant un curieux sourire. « Est-ce qu’il vous est arrivé de penser à ces milliers d’univers soudés les uns aux autres comme les habitations taillées au cordeau de quartiers résidentiels ? Une vision à mourir d’ennui, non ?
— Votre discours me paraît trancher singulièrement avec le but que s’est fixé cette assemblée, Vishnu !
— La rumeur voudrait que mon nouvel avatar se manifeste pour rétablir une dernière fois la justice. Et une rumeur qui s’installe pendant plusieurs siècles finit par prendre l’apparence de la vérité.
— Mais…
— Elle en prend seulement l’apparence ! Kal-kin… ces syllabes claquent comme des cisailles, Anjel, elles ne peuvent pas qualifier un simple redresseur de tort. »
Un cri déchirant interrompit brutalement leur conversation feutrée.
Le regard d’Anjel cadra instantanément le visage distordu de Ranagaramanta.
Un espace s’était dégagé autour de la jeune femme qui gesticulait tel un pantin manipulé par un marionnettiste fou. Le temps qu’Anjel se retourne, Vishnu n’était plus à ses côtés. Il avait traité la blonde de cyborg… Anjel avait pris cela pour une marque de vulgarité machiste, mais maintenant…
« Ne la touchez pas ! Reculez-vous, tous !!! »
Alice s’approcha de lui. « Que se passe-t-il, Anjel ?
— Vishnu… Où est passé Vishnu ? »
Alice regarda autour de lui. « Je ne sais pas mais…
— Il va se passer quelque chose de grave. C’est un piège. Kalkin est parmi nous et a fait alliance avec Daren.
— Qu’est-ce que tu racontes ? »
Ses yeux s’étrécirent. Une mince fente jaune barrée d’un trait noir. Un regard sans appel. « Va chercher Asclépios. Je sais qu’il ne tient pas à se montrer, mais la situation est critique. »
Alice hésita encore un instant puis s’exécuta.
Ranagaramanta était agitée de spasmes de plus en plus épouvantables. Malgré les injonctions d’Anjel, une des femmes s’extirpa de l’assemblée pour essayer de la calmer. Au bout de quelques tentatives infructueuses, elle réussit à la saisir par les épaules. Ranagaramanta s’arrêta brusquement de gesticuler et un murmure de soulagement traversa le groupe des convives qui s’était massé devant la baie panoramique.
Anjel sentit les vibrations fourmiller à la base de sa nuque. Au même moment, Ranagaramanta explosa.
« C’est une porte ! » hurla Anjel.
Et le temps fut réduit en miettes.
Un bataillon chimérique s’extirpa de la porte néoformée. Des centipèdes géants et des cerfs-volants vrombissants chevauchés par des guerriers octopodes en habits de chitine se matérialisaient au cœur de la gigantesque salle de réception, comme crachés par une bouche invisible.
Une bourrasque vibratoire se propagea au sein des dieux et des déesses, les fracs se déchirèrent comme des cahiers sous les doigts de milliers d’écoliers en colère, et les robes de soirée explosèrent telles des bombes à confetti. Les membres se tordaient, les torses se vrillaient, les protubérances jaillissaient, les pédoncules bourgeonnaient, les peaux s’épaississaient et les résidus anamorphotiques activaient les morphogènes fantasmatiques des seigneurs présents.
Le choc fut terrifiant. Des tonnes de chair s’écrasèrent contre les masses chitineuses des arachnocavaliers en un craquement sinistre.
Daren-Épeire jaillit de la porte tel un démon, et son regard alla aussitôt se planter dans celui d’Anjel.
Il est venu tuer le Seigneur des Portes devant ses alliés, pour prouver qu’il est le plus fort et que rien ni personne ne peut l’arrêter, se dit-il.
« Je suis venu te tuer, Anjel.
— Je sais…
— Tu es mon frère. Et nous sommes uniques. Je crois que tu es maintenant en mesure de le comprendre.
— Mais ton père est Skorpak, alors que le mien est Asclépios. Et cela change tout.
— Tu as tort Anjel. Nos pères sont Skorpak et Asclépios. Nos gènes sont identiques. Ce qui nous différencie est d’une autre nature. Une pénétration de l’Existence légèrement discordante au niveau de la Structure. Mais personne d’autre aux mondes ne te ressemble plus que moi, et ce qui te fait croire si différent n’est que de la vanité. Ma soif de pouvoir est grande. C’est une soif que tu n’éprouves pas. Mais il en est une autre que tu es incapable d’étancher, et c’est sur celle-là que je voudrais que tu puisses méditer. »
Anjel haussa les épaules. « Je ne vois pas ce que tu veux dire, Daren. Alors finissons-en une fois pour toutes. »
Épeire s’avança vers lui d’un air étonné. « C’est bien la mort que tu réclames ainsi !? »
Anjel sentit un frémissement étrange, un frémissement de l’air qu’il connaissait bien.
Il vit d’abord le cheval blanc qui plongeait sur lui, museau en avant, toutes ailes déployées, puis le cavalier noir qui le chevauchait, brandissant une épée flamboyante.
« Kalkin ! »
La lame s’enfonça dans sa poitrine en crépitant.
Épeire bondit près de lui alors que toute sensation refluait de ses jambes, l’obligeant à s’asseoir. Les mains plaquées sur sa poitrine, il essayait vainement de retenir son sang.
Kalkin avait quitté sa monture et s’avançait vers eux en souriant. Épeire planta violemment son bras faucille dans le carrelage, faisant voleter des esquilles de marbre.
« Tu aurais pu attendre que je t’en donne l’ordre, Kalkin !
— Mais… Épeire… tu me l’avais déjà donné ! »
Ce dernier soupira. Il pencha sa tête tout contre l’oreille d’Anjel. « Je ne voulais pas en arriver là, petit frère. Mais le destin en a décidé autrement. »
Il se redressa et s’éloigna sans adresser la parole à Kalkin.
« Ton frère est en colère, Anjel. Et je le comprends. Les liens du sang, c’est sacré. »
Anjel esquissa un sourire qui se transforma en une grimace perlée de bulles roses et de filaments de chair régurgités. « Tu oses évoquer la chose sacrée, Kalkin ? Ton expérience sous les traits du Bouddha t’a définitivement fait basculer du côté obscur, il me semble. Parashurama et Krishna ne sont plus que de vieux reflets sans consistance. »
Le visage tétanisé par la douleur, Anjel laissa son buste partir en arrière. Son regard se perdit vers les hauteurs de la salle de réception, vers la blancheur immaculée de son plafond ogival.
Contre la splendeur rayonnante de Saturne, à grands coups de crocs et de griffes, les seigneurs finissaient de réduire en pièces les soldats d’Épeire.
Anjel sentait la vie le quitter goutte à goutte. Il vit Daren plonger dans la brèche, suivi aussitôt par Kalkin, qui chevauchait son fidèle destrier
Alice se pencha alors sur lui.
« Où… étais-tu… passée ? »
Un voile laiteux transformait le visage de la jeune femme en un doux tableau impressionniste.
« Je suis allé chercher Asclépios, mais il nous avait déjà quittés. Ton père fuit les mondanités depuis de nombreux siècles et ça n’est pas près de changer. »
Anjel parut brusquement retrouver un semblant de vie. « Tu savais que Vishnu allait nous trahir ! Que mes rêves… étaient des visions. Qu’il allait me tuer !
— Je ne savais pas tout, Anjel. Mais il y avait une trajectoire à respecter, c’est exact.
— Et mon père le savait aussi, n’est-ce pas ?
— Non. Ton père ne savait rien. C’est la première fois qu’Asclépios quitte l’Enfer depuis qu’il l’a créé. C’est uniquement pour te voir qu’il est venu ici. Le devenir d’une poignée d’universicules ne l’intéresse absolument pas.
— Je vais retrouver Éva.
— Je sais.
— Et je vais revenir et tuer Kalkin.
— Je sais… »
Anjel ferma les yeux. La dernière goutte de vie se préparait à tomber dans le vide de la structure quantique.
« … Et tu conduiras nos armées pour défaire Épeire et ses troupes », conclut-elle.
En un instant dilaté, Anjel vit Saturne, énorme orange givrée entre ses anneaux de glace. Les derniers combats de chair, de cartilage et de chitine, en ombres chinoises, devant la baie panoramique, et Alice qui sortait un étrange appareil cylindrique. Un sabre miroir, pensa Anjel.
Elle l’activa en lui lançant un dernier sourire.
Le miroir se déroula. Imprima sa résonance dans la mémoire d’Anjel. Alice le franchit puis, une fois de l’autre côté, se retourna, toujours souriante, et empoigna le sabre pour le désactiver. Le miroir s’enroula en effaçant son corps.
La dernière goutte de vie tomba dans la Structure quantique en un rugissement silencieux, clôturant la fin des Saturnales pour découvrir Éva.