27
Snark

Le vrai voyage commence au-delà du miroir

Jacques LACAN

Alice tenait sa psyché à bout de bras.

Toréador de l’anamorphose agitant sa vibrante muleta pour attirer les seigneurs de la guerre, Pénélope en verres miroirs attendant son neuromantique Ulysse.

Anjel franchit le rideau vitré en tenant Éva évanouie dans ses bras. Sa bouche s’ouvrit démesurément. Il étouffait. Alice claqua des doigts. Groumât’ fut instantanément à ses côtés. Anjel avait les yeux exorbités de la Gorgone. Ils regardaient Éva. Elle était entière. Belle et entière. Il la toucha et elle ne partit pas en poussière. Groumât’ tendit les bras et il lui confia Éva.

« Il va bien s’en occuper. Ne t’inquiète pas. Il y a ici tout ce qu’il faut. »

Bien que rassuré, Anjel avait toujours la bouche grande ouverte, à la recherche d’air, comme si un film invisible plaqué sur son visage l’empêchait de respirer.

« Relâche ta poitrine… desserre la gorge… Tu as plongé d’un cran dans l’arborescence anamorphotique. L’habillage de la Structure est légèrement différent, mais tu vas vite t’y habituer. C’est la surprise qui te tétanise. Oublie toute cette distance mentale que tu as dû franchir pour passer d’un niveau à l’autre. Nous ne sommes pas dans l’univers charnière de ce niveau, mais dans une région intermédiaire. Un des derniers universicules conduisant à ton propre univers. Tu n’es pas si loin de chez toi que cela. Voilà… comme ça… très bien… »

Anjel avait réussi à desserrer sa mâchoire mais ses yeux étaient toujours aussi exorbités. Il hurla pour libérer le trop-plein d’angoisse, d’adrénaline, de vibrations électromagnétiques et de résonances singulières qui encrassaient sa matière. Lorsque les dernières ondes sonores s’échappèrent de sa gorge, il put enfin fermer les paupières. Il soupira longuement, puis son regard tomba sur le sol moussu. Il jeta un œil vers l’horizon, là où le gazon s’incurvait vers le haut pour se transformer en ciel étoilé.

« Mais… c’est l’univers qui s’ouvrait sur ton studio à Granville ?! »

Alice esquissa un tendre sourire. « C’est un volvox. Le plus petit universicule qu’il est possible de créer. L’équivalent du stade de la gastrula en embryologie. Après la morula et la multiplication des cellules, puis la blastula et la division cellulaire, tu arrives au stade de la différenciation tissulaire. Dans un volvox, tous les feuillets germinatifs sont présents, mais l’existence externe n’est pas sollicitée. Un volvox est une sorte d’univers sans âmes.

— Ce qui n’est pas le cas de l’Enfer ! Pourquoi ne m’as tu pas dit clairement qu’il fallait que je mémorise les paramètres vibratoires de ton sabre miroir ?

— Parce que tu enregistres naturellement toutes les portes que tu sens. Même si tu ne les traverses pas. » Alice pencha la tête sur le côté d’un air amusé. « Mon… sabre miroir, comme tu dis, est un mémophaseur qui peut garder en mémoire la vibration de la dernière porte franchie. Et uniquement la dernière !

— Si je n’avais pas enregistré cette vibration. Si je m’étais contenté de ressortir de l’autre côté de la porte dorée ?

— Ta poitrine se serait ouverte. Et celle d’Éva aurait éclaté. Vous auriez vécu tels des zombis pourrissants avec pour seul horizon de retourner en Enfer ou de finir à l’état de squelettes. Et si tu étais ressorti par n’importe quelle autre porte de ton niveau, le résultat aurait été le même. Ton seul espoir de salut était ici, entre mes mains. »

Anjel plissa les paupières et une hideuse grimace envahit son visage. « Je croyais pourtant que tout ce cirque était fini ! Que j’avais maintenant droit à des conseils clairs et précis. Mais ni toi ni mon père ne m’avez dit ouvertement ce que je devais faire pour éviter de finir en cadavre ambulant !

— Les dieux savent manipuler la matière, peuvent jouer avec l’Existence et la Structure, mais ils ne sont pas bons. Ils aiment le pouvoir, sinon ils ne seraient pas ce qu’ils sont. Ils sont immortels mais ne sont pas éternels, alors ils ne veulent prendre aucun risque. Tu dois être parfait, Anjel. Nous ne voulons pas de quelqu’un qui a besoin de conseils. En ce qui concerne les portes, le sens des portes, la vibration des portes, l’intuition des portes, tu ne dois dépendre de personne, sinon, nous ne pourrons te confier aveuglément des milliers d’hommes, de machines, d’animaux…

— Je veux voir Éva tout de suite.

— Pourquoi cet empressement ? Groumât’ l’a conduite en lieu sûr.

— Parce que je n’ai plus confiance en toi. Je ne sais pas jusqu’à quand ma mise à l’épreuve t’amusera, et je n’ai plus envie, moi non plus, de prendre des risques inconsidérés.

— La mise à l’épreuve est terminée, Anjel.

— Qu’est-ce qui me le prouve ?

— Ma parole ne te suffit pas ? »

Anjel ricana. « Tu plaisantes, j’espère ! »

Alice soupira. « Tu as vaincu la mort, Anjel. Que peut-on te demander de plus ?

— Ce genre de rhétorique ne marche plus. Au sein de la Structure, la mort n’est probablement pas ce qu’il y a de pire.

— Décidément, tu as fait des progrès considérables. Je crois qu’il va bientôt falloir songer à se méfier de toi.

— Je n’ambitionne aucun pouvoir, si c’est ce que tu veux dire.

— Peut-être parce que tu en as déjà un… Mais dis-moi… Tu vas bientôt retrouver ton univers. Ton bel univers charnière. Et là que vas-tu faire ? Tu vas reprendre ton travail à la morgue, sous les ordres de “Charon”, aux côtés de Charly et de Roxane, que tu sauteras entre deux cadavres pour te redonner un peu de cœur à l’ouvrage ?

— Ne sois pas aussi cynique, Alice. Ça ne te va pas du tout !

— Réponds-moi, Anjel ! »

Il envoya le visage sur le côté avec un petit sourire appuyé et ce faisant, dans sa tête, passèrent une kyrielle d’acteurs qui, chacun à sa manière avaient fait au moins une fois ce geste – Humphrey Bogart, Brad Pitt, Christopher Walken, Robert de Niro…

Il leva un bras, vissa un silencieux virtuel à l’extrémité de son index, le pointa sur Alice et tira.

« Tvouf ! Tvouf ! »

Le fleuve serpentait tel un monstre préhistorique entre les berges cuites par le soleil. Anjel s’attendait à tout moment à ce que cette gigantesque créature disparaisse, laissant derrière elle un sillon boueux et écumant, gorgé de bave et de mucosités suintantes, après avoir pulvérisé le Pont des Étoiles d’un coup de queue tonitruant et meurtrier.

Il s’immobilisa sur une marche, à un mètre des premières travées. L’air était figé, épais, imbibé de senteurs d’essence et de ferraille. Une brusque suée perla sur son front. Il recula d’un pas, hésita, puis fit demi-tour.

Il était maintenant adossé à l’un des montants métalliques du pont, et l’idée de la rencontrer lui chatouillait agréablement la cervelle. Un sourire d’excitation étira douloureusement ses lèvres.

Elle n’était qu’à quelques mètres de lui mais ne paraissait pas l’avoir remarqué. Elle portait un tee-shirt noir qui moulait délicieusement ses seins, une jupe courte et serrée, jaune vif, et des ballerines rouges. Une figurine peinte à l’acide sur la toile liquide du fleuve. Elle lui sourit.

« Nous nous sommes déjà rencontrés ? »

Anjel n’hésita pas à jouer le jeu. Daren lui avait conseillé de repartir à zéro et, quelque part, l’idée l’avait plutôt séduit. « Je ne sais pas. »

Elle tenait un petit carnet à croquis dans la main droite. Son autre main caressait l’espace de la pointe d’un crayon à mine de plomb. Anjel suivait un instant son parcours des yeux, puis s’avançait, comme hypnotisé par ce dessin invisible que l’air tiédi de l’après-midi finissant se refusait à dévoiler.

« Ma mémoire a été mystérieusement vidée. Amnésie totale. Alors, même si nous avions déjà fait l’amour, je ne m’en souviendrai pas.

— Vous en êtes sûre ? »

Elle le regarda soudain intensément, puis elle se mit à trembler, s’avança vers lui en titubant et tomba dans ses bras.

Anjel s’assit délicatement sur le quai, posa la tête de la jeune femme sur l’une de ses cuisses.

Les yeux légèrement révulsés. « Excusez-moi… Ce doit-être le soleil. Nous nous sommes déjà rencontrés, n’est-ce pas ? » Sa voix était comme une plage de sable irradiée de lumière.

Anjel sourit. « Je ne crois pas. Sinon, je n’aurais jamais pu vous oublier. »

Elle secoua la tête. « Vous me plaisez.

— Vous aussi, vous…

— Non, ne dites rien. Les hommes ne disent jamais ce qu’ils pensent. Ils disent aimer, mais ils ne font que partir en guerre au sein de la horde primitive. » Elle se redressa. « Ça va mieux. Je dirai même : mieux qu’avant. L’air est plus clair, moins tiède, parfumé. »

Elle arracha une page de son carnet à croquis et la tendit à Anjel. « Tenez.

— C’est ce que vous dessiniez tout à l’heure ? »

Elle acquiesça.

Anjel prit machinalement le dessin, embrassa la jeune-femme du bout des lèvres. « J’ai une mission à accomplir. Mais on se reverra.

— Je vous attendrai.

— Je reviendrai dans une semaine, un mois, un an… Je ne sais pas.

— Je t’attendrai. »

Anjel s’éloigna à reculons, grimpa les marches, se retrouva face aux premières travées du pont.

En bas, Éva se remit à griffonner son carnet.

Il regarda pour la première fois le croquis offert – Le fleuve présenté sous les traits d’un monstre préhistorique qui pulvérisait le Pont des Étoiles d’un coup de queue meurtrier – et s’empressa de rejoindre l’autre rive.