DOSSIER

1 — Roman ou réalité ? L’épineuse question de la réception

 

2 — Suites et réécritures

 

3 — La lettre, une poétique féminine et galante ?

 

4 — Lettres de femmes abandonnées

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Roman ou réalité ? L’épineuse question de la réception

L’histoire des Lettres portugaises a été dominée, pendant plusieurs siècles, par la question de leur réception. S’agit-il d’un roman, ou d’une véritable correspondance ? Très tôt, en effet, les partisans de la fiction ont avancé leurs arguments, comme leurs adversaires véristes. Chez les uns et chez les autres, c’est la définition même de la littérature qui se voit engagée. Si pour les premiers le roman, parce qu’il est fictif, peut tout dire, cette même raison le rend incapable, pour les seconds, de restituer l’éclat des sentiments réels. Nous proposons ici deux exemples emblématiques de ces positions.

L’artifice trop habile de la fiction : Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles

Rousseau ne s’était pas trompé, qui trouvait l’ouvrage trop bien écrit pour être de la main d’une femme (ce qui prouverait, s’il était besoin, que l’on n’a pas toujours raison avec de bons arguments). Mais que l’on fasse l’économie de la misogynie de sa réflexion, et c’est un partage capital qui se donne à lire, qui sépare le réel de la fiction avec la beauté pour frontière : la fiction se distingue du réel par sa beauté, car le monde existant n’est pas beau – pas en tout cas de la beauté que porte la littérature. La différence entre l’art et la vie, c’est que l’art est bien fait. Et il faut avouer que Rousseau, une fois de plus, se révèle un redoutable lecteur, au détour d’une note de son texte.

Nos talents, nos écrits se sentent de nos frivoles occupations* : agréables, si l’on veut, mais petits et froids comme nos sentiments, ils ont pour tout mérite ce tour facile qu’on n’a pas grand-peine à donner à des riens. Ces foules d’ouvrages éphémères qui naissent journellement n’étant faits que pour amuser des femmes, et n’ayant ni force ni profondeur, volent tous de la toilette au comptoir. C’est le moyen de récrire incessamment les mêmes, et de les rendre toujours nouveaux. On m’en citera deux ou trois qui serviront d’exceptions ; mais moi j’en citerai cent mille qui confirmeront la règle. C’est pour cela que la plupart des productions de notre âge passeront avec lui, et la postérité croira qu’on fit bien peu de livres, dans ce même siècle où l’on en fait tant.

 

   * Les femmes, en général, n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun, et n’ont aucun génie. Elles peuvent réussir aux petits ouvrages qui ne demandent que de la légèreté d’esprit, du goût, de la grâce, quelquefois même de la philosophie et du raisonnement. Elles peuvent acquérir de la science, de l’érudition, des talents, et tout ce qui s’acquiert à force de travail. Mais ce feu céleste qui échauffe et embrase l’âme, ce génie qui consume et dévore, cette brûlante éloquence, ces transports sublimes qui portent leurs ravissements jusqu’au fond des cœurs, manqueront toujours aux écrits des femmes : ils sont tous froids, jolis comme elles ; ils auront tant d’esprit que vous voudrez, jamais d’âme ; ils seraient cent fois plutôt sensés que passionnés. Elles ne savent ni décrire ni sentir l’amour même. La seule Sapho, que je sache, et une autre1, méritèrent d’être exceptées. Je parierais tout au monde que les Lettres portugaises ont été écrites par un homme. Or partout où dominent les femmes, leur goût doit aussi dominer : et voilà ce qui détermine celui de notre siècle2.

L’émotion d’une vraie correspondance : Rilke, Les Cinq Lettres de la religieuse Mariana Alcoforado

Pour le poète allemand Rainer Maria Rilke (1875-1926), les Lettres portugaises incarnent au contraire exemplairement le pouvoir lyrique de la vérité ; la référence à ce texte revient à plusieurs reprises sous sa plume, dans sa correspondance comme dans Les Carnets de Malte Laurids Brigge. Rilke consacra à ces lettres un article, dans l’almanach de L’Insel, en 1907. Le texte, qu’il traduisit en allemand en 1913, est pour lui de la main de Mariane : il est impensable qu’il ait été produit comme une artificieuse fiction. Rilke constitue en cela une des figures marquantes de la réception des Portugaises comme lettres authentiques3.

Nous ne manquons pas d’informations ni de rumeurs sur la vie des sentiments. Cependant, nous ne parvenons à les voir que dans les courts instants où ils surgissent du fleuve du destin, ou bien – plus à loisir – lorsque morts, gisant sur le côté, ils dérivent à la surface.

Ne serait-ce pas ce qui valut à ces lettres portugaises la considération dont elles jouirent de tout temps : le fait qu’en elles un grand sentiment se déroule comme par miracle hors du destin, sous nos yeux, visible de loin, inoubliable ?

A-t-on jamais eu la possibilité de voir l’amour ainsi grandir ? S’est-il jamais trouvé un sentiment aussi fort et aussi pressant qui ne disparût point aussitôt, ne se transformât ou ne revînt nous troubler sous d’autres apparences ? L’art des bien-aimées célèbres ne fut-il pas justement de maintenir leur sentiment sous les eaux ? Leurs portraits conservent parfois le sourire étrangement massif dont elles alourdissaient leurs sentiments, quand ils remontaient à la surface, jusqu’à ce qu’ils retombent au fond du destin.

Qu’il dut être différent, le sourire de Mariana Alcoforado. Nous n’en avons pas le souvenir et c’est à peine si nous souhaiterions voir son visage. Tant il nous semble que c’est son geste qui demeure, ce geste sans cesse plus intense par lequel elle soulevait son pesant amour et le maintenait très au-dessus d’elle-même. Nous ne connaissions pas ce geste, mais ce n’était pas la première fois que nous entendions cette voix. Elle ressemblait à celle qui s’élève parfois, lorsque tombe une nuit de printemps, et qui éclate alors au milieu de ce qui ne peut plus longtemps rester dissimulé. De même que, quand le rossignol s’apprête à entonner son chant, on n’entend pas seulement un cri, mais aussi un silence qui renferme la nuit insaisissable, de même les paroles de cette religieuse contiennent le sentiment tout entier, ce qu’il a d’exprimable et ce qui est en lui indicible. Et sa voix est pareille à celle du rossignol, laquelle n’a pas de destin.

Sa vie est si exclusive et d’une si grande simplicité que même la fatalité de son amour n’engendre pas de destin. Elle en déplore l’absence, elle appelle de ses vœux cet édifice fragile, cette émotion, cet anéantissement qu’on appelle destin, aussi longtemps qu’elle espère encore être une grande bien-aimée. Mais tout cela cependant ne la mène qu’à devenir, chaque jour davantage, la grande amoureuse que nous admirons.

[…] Nous le pressentions, certes, mais jamais peut-être ne nous fut-il si clairement démontré que l’essence de l’amour ne réside pas dans la communauté, mais dans le fait que chaque partenaire contraint l’autre à devenir quelque chose d’infiniment grand, à l’extrême limite de ses forces. Les lettres de l’amoureuse abandonnée prouvent que le comte de Chamilly avait su presque entièrement se soustraire à cette contrainte […].

Dans ces lettres du XVIIe siècle se trouve conservé un amour d’un incomparable travail. Comme dans une vieille dentelle, les fils de douleur et de solitude s’entrelacent inexplicablement pour former des fleurs, un chemin de fleurs déconcertantes4.

2

Suites et réécritures

Le grand succès des Lettres portugaises, combiné à leur esthétique lacunaire, qui ne donne à entendre que la voix de Mariane, ne manqua pas de susciter la curiosité des lecteurs – et, inséparablement, un grand nombre de continuations et de « forgeries5 » ou imitations, soit qu’on complétât la correspondance de Mariane en ajoutant au recueil des lettres comparables, soit qu’on rendît la parole au muet de l’histoire, c’est-à-dire à l’amant, peut-être pas si infidèle qu’il apparaissait à la lecture des lettres originales.

Une forgerie : Réponses aux Lettres portugaises traduites en Français

Dès 1669, et paradoxalement portées tant par l’illusion référentielle (qui suppose qu’existe bien un destinataire réel aux lettres de la religieuse, et capable d’écrire) que par la réalité fictionnelle (qui fait que la place de l’amant est irrémédiablement libre), paraissent les lettres de l’amant. Sous la plume de l’auteur anonyme des Réponses aux Lettres portugaises traduites en français, c’est tout un possible de la première correspondance qui s’invente, que l’on songe au personnage de l’abbesse, qui empêche la communication des lettres, à celui de l’amant, véritablement sensible et peut-être aussi émouvant que Mariane. En remplaçant l’amant infidèle par l’amant impuissant, cette forgerie rend le texte à la littérature galante.

AU LECTEUR

La curiosité que vous avez eue de voir les cinq lettres portugaises écrites à un gentilhomme de retour de Portugal en France, m’a persuadé que vous ne seriez pas moins curieux de voir ses réponses ; elles me sont tombées entre les mains de la part d’un de ses amis qui m’est inconnu, il m’a assuré qu’étant en Portugal il en obtint les copies écrites en langue du pays, d’une abbesse d’un monastère qui recevait ces lettres, et les retenait, au lieu de les donner à la religieuse à qui elles s’adressaient. Je ne sais pas le nom de celui qui les a écrites, ni qui en a fait la traduction, mais j’ai cru ne leur rendre pas de déplaisir en les rendant publiques, puisque les autres le sont déjà : les personnes qui se reconnaissent en ce genre d’écrire ne les ont pas désapprouvées, quoi qu’il en soit, si elles ne sont pas aussi galantes que les autres, elles sont aussi touchantes ; l’on m’a assuré que le gentilhomme qui les a écrites est retourné en Portugal.

PREMIÈRE LETTRE

J’avoue que vous exprimez l’amour que vous me portez par des termes si doux, que je serais un insensible si je n’en étais vivement touché : les témoignages que vous m’en avez donnés la première fois que j’eus l’honneur de vous voir, étaient des marques trop certaines pour n’en être pas convaincu, il n’était pas de besoin de me les réitérer par des sentiments si pressants de votre tendresse, cela ne fait qu’affliger un misérable amant qui ne pense qu’à vous, ne respire et ne vit que pour vous. Tous les moments du jour et de la nuit, vous êtes de mon imagination l’idée la plus douce qui flatte mon âme et mes sens : je ne dors ni nuit, ni jour, ou si le sommeil me ferme les yeux un moment, ce n’est que pour me gêner davantage par d’agréables songes qui vous représentent à mes sens ; ah ! plût à Dieu que ces songes amoureux n’eussent jamais d’entrée dans mon imagination, ou qu’ils demeurassent toujours après mon réveil : mais que dis-je, malheureux ? ah ! je trahis ma passion, je me reprends, je me plais dans ma souffrance, et je trouve qu’il m’est doux d’endurer pour l’objet le plus aimable, et la personne la plus charmante du monde. Ce sont les purs sentiments de mon âme, vous m’avez toujours paru telle dès le moment que je fus assez heureux de vous voir, et je conçus dès lors une amour si violente pour vous, que je ne fais depuis que languir doucement dans vos fers. Jugez après cela si votre amour a manqué de prévoyance en mon endroit ; non, non, vous n’êtes point trahie ; vos espérances sont fondées sur une personne qui ne vous manquera qu’à la fin de sa vie. Je connais que votre passion est extrême, et que mon absence vous est cruelle, mais elle ne vous saurait causer plus de tourments, que la vôtre me cause de douleurs et de déplaisirs, et j’espère que mon retour ne vous donnera pas plus de contentement que votre présence me donnera de joie. Prenez courage, Madame, apaisez votre douleur, qu’elle ne soit plus ingénieuse à vous tourmenter pour une personne qui ne dépend que de vous, et qui est toute à vous. J’espère revoir l’éclat charmant de vos beaux yeux, qui me tient lieu de tous les plaisirs, et qui fait toute ma félicité : que ces beaux yeux donc se raniment, qu’ils reprennent leur première clarté, et qu’ils cessent de verser des larmes ; soyez assurée qu’ils reverront celui que vous avez tant souhaité. Si mon éloignement vous est ennuyeux, le vôtre me l’est encore davantage, puisqu’il me fait mourir mille fois le jour. Il est bien doux de recevoir une si belle vie que la vôtre, et d’en jouir heureusement ; mais ne parlez pas de me la sacrifier, je n’ai rien en moi qui mérite un si beau sacrifice, sinon la qualité d’un parfait amant, et c’est sous un titre si doux que j’ose l’accepter, et vous sacrifier la mienne tout entière. Je sais que vous envoyez incessamment des soupirs vers moi, et j’en pousse à tout moment vers vous, les vôtres m’annoncent votre inquiétude, et les miens vous annoncent mon amour, qui durera éternellement, et vous doivent faire espérer que vous verrez un jour la fin de votre tristesse. Cessez donc, Madame, de vous affliger davantage, et sachez que les plus doux plaisirs de la France me sont de rigoureux supplices, quand je songe que je suis assez malheureux d’être éloigné de vous. Je sais que vous êtes très persuadée de ma tendresse comme vous me le témoignez, puisque vous vous souvenez encore des empressements que j’ai eus pour vous, et des services que je vous ai rendus ; c’est peu de choses au regard de mon amour qui va infiniment au-delà de ce qu’il a fait pour vous : la moindre reconnaissance que vous en avez vaut mille fois plus que tous les soins imaginables que le plus parfait amant pourrait prendre pour vous servir ; que ces petits soins que j’ai eus pour vous ne vous tourmentent plus, mais songez plutôt à ceux que j’ai présentement de vous en aller témoigner de nouveaux ; ne pensez plus aussi à ma dernière lettre, mais bien à celle que je vous écris ; elle vous doit faire ressentir autant de joie, comme les autres vous ont causé de déplaisirs : pour moi je vous assure que je n’ai jamais été plus sensiblement touché que lorsque j’ai reçu de vos nouvelles, et que je me suis pâmé plus de trois heures de joie et d’amour dans le cercle des plus belles dames de ce pays ; mais tout cela n’est rien au prix des ressentiments que j’ai présentement de la douleur que vous souffrez de mon absence, et je vous puis assurer que je participe de tout mon cœur à tous les maux et aux différentes indispositions que vous avez ; ce sont autant de traits qui me percent à tout moment le cœur, et plus le souvenir de votre amour et de vos perfections est doux, plus je suis accablé de douleur, du mal que vous endurez, mais à quoi bon vous plaindre davantage du mal que vous souffrez en m’aimant ? que puis-je faire plus, sinon que de vous adorer tous les jours, et que de vous sacrifier ma vie ? Ce sont les termes si doux, dont vous vous servez pour me témoigner votre amour, et moi j’ai un sensible déplaisir de n’en avoir pas de plus pressants pour vous exprimer ma tendresse. Je me refuse à suivre entièrement vos sentiments d’amour, et à vous consacrer tous les miens sans les partager avec aucune personne, ils sont tous à vous, ils ne regardent que vous, et je vous assure que jamais mon âme ne poussera aucun soupir que pour vous. Aussi ne puis-je aimer une personne plus parfaite et plus accomplie : le seul mérite de votre beauté et de votre amour vous doit être un présage assuré que je n’aurai jamais d’autre inclination que pour vous ; croyez, Madame, que si j’ai quitté le Portugal, ç’a été pour le déplaisir que j’ai eu de ne pouvoir pas assez familièrement converser avec vous dans votre malheureux cloître ; je vous ai fait espérer que j’irai passer quelque temps avec vous, mais je sais bien que c’est trop peu, et puisque vous le désirez j’y passerai toute ma vie, je chercherai les moyens d’accomplir vos volontés, et de vous rendre les respects et les adorations que je vous dois comme à la plus belle et à la plus parfaite amante, je vous confirme cette vérité, pour mettre fin tous deux à nos déplaisirs et à nos douleurs. J’ai une extrême joie de savoir que la lettre que j’ai reçue de Monsieur votre Frère ait donné quelque trêve à vos déplaisirs, elle m’a aussi beaucoup soulagé. Je sais que votre enchantement et votre passion amoureuse proviennent de moi, mais vous n’ignorez pas que je n’en ai pas moins pour vous, et si je vous ai rendue malheureuse, je me suis aussi rendu malheureux en vous quittant, mais ce ne sera pas pour longtemps, ni mon éloignement ni votre cloître ne m’empêcheront pas de vous aimer, et de m’approcher de vous : ce lieu possède un trésor qui n’appartient qu’à moi, c’est ce que vous connaîtrez à mon retour, et dont vous pouvez être assurée par mes lettres ; le malheureux destin ne nous a séparés que pour un temps, mais l’amour a uni nos cœurs pour jamais. Je vous écrirai souvent pour vous témoigner l’intérêt que je prends à la conservation de votre vie, et que je souffre de vos douleurs, afin que vous connaissiez par là que mon amour est au plus haut point. Adieu je n’en puis plus, je conserve votre lettre plus chèrement que ma propre vie, je la baise mille fois le jour, et plût à Dieu vous pouvoir embrasser de la manière, je l’espère un jour, et que le destin nous réunira ainsi qu’il nous a séparés, adieu la plume me tombe de la main, j’attends avec impatience votre réponse. Conservez-moi votre amitié, et croyez que je ne retournerai en Portugal que pour vous délivrer des maux que vous endurez pour moi, qui vous suis tout acquis, et qui suis plus à vous mille fois qu’à moi-même6.

Une suite : Lettres portugaises, seconde partie

Le grand succès de l’œuvre de Guilleragues se traduisit aussi par la continuation qui fut donnée, dès 1669, aux Lettres portugaises, chez Claude Barbin, son libraire. L’avis « Au lecteur » explique que « le bruit » du premier ouvrage « a donné le désir à quelque personne de qualité d’en traduire quelques nouvelles qui leur sont tombées entre les mains ». Mais cet ouvrage propose non plus les lettres sincères et passionnées d’une religieuse, mais celles « d’une femme du monde, qui écrit d’un style différent » – une même histoire, donc, vécue par d’autres personnages. Ce sont précisément ces différences qui intéressent ici, plus encore que les éléments repris par l’imitateur anonyme à son modèle, et qui ne sont pas sans qualités d’expression ; elles font apercevoir la singularité de l’amour de Mariane, bien moins platement galante que son épigone, comme de son écriture, moins simplement spirituelle que celle de la dame de qualité que nous donnons à lire ici. Du reste, l’intrigue ensuite est plus longue et moins idéaliste. Elle prend place sur sept lettres, et ne se finit pas par le silence mais par un accommodement avec la morale de l’amour absolu auquel sans doute Mariane n’eût pas souscrit : les amants se pardonnent la comédie de leur jalousie. Le spin off, la « série dérivée », débouche sur un bien plat happy end.

TROISIÈME LETTRE

Quand donc finira votre absence ? Passerez-vous encore aujourd’hui sans revenir à Lisbonne, et ne vous souvenez-vous point qu’il y a déjà deux jours que vous êtes parti ? Pour moi, je pense que vous avez envie de me trouver morte à votre retour, et c’est moins pour accompagner le roi à la visite des vaisseaux, que vous avez quitté la cour, que pour vous défendre d’une maîtresse incommode. En effet, je le suis au dernier point, il faut en tomber d’accord ; je ne suis jamais contente ni de vous, ni de moi-même. Une absence de vingt-quatre heures me met à la mort, et ce qui ferait un excès de félicité pour une autre, n’en est pas toujours une pour moi ; tantôt il me semble que vous n’en avez pas assez, d’autrefois je vous en trouve tant que je crains de la pas faire toute seule, et il n’y a jusques à mes transports qui me chagrinent, quand je crois m’apercevoir que vous ne les remarquez pas assez bien. Vos distractions me font peur ; je voudrais vous voir tout renfermé dans vous-même, lorsque j’y fais tout ce qui s’y passe ; et quand vous manquez à en sortir pour examiner mes emportements, vous me mettez au désespoir. Je ne suis pas sage, je l’avoue ; mais le moyen de l’être, est d’avoir autant d’amour que j’en ai. Je sais bien qu’il serait de la raison d’être en repos au moment que j’écris, vous n’êtes qu’à deux pas de la ville, votre devoir vous y retient, et la maladie de mon frère m’aurait empêchée de vous voir, depuis que vous êtes absent ; de plus, il n’y a point de femmes où vous êtes, et c’est une grande inquiétude hors de mon cœur : mais, hélas ! qu’il y en est resté d’autres, et qu’il est vrai qu’une amante se fait des tourments de toutes choses, quand elle aime autant que je fais ; ces armes, ces vaisseaux, cet équipage de guerre vont vous désaccoutumer des plaisirs pacifiques de l’amour ; peut-être à l’heure qu’il est, vous envisagez le moment de notre séparation, comme un malheur infaillible, et vous commencez à donner des raisons à votre cœur pour l’y faire résoudre. Ha ! la vue des plus grandes beautés de l’Europe ne serait pas si funeste pour moi, que celle de nos canons, s’il est vrai qu’ils produisent cet effet sur votre esprit. Ce n’est pas que je veuille combattre votre devoir, j’aime votre gloire, plus que je ne m’aime moi-même, et je sais bien que vous n’êtes pas né pour passer tous vos jours auprès de moi : mais je voudrais que cette nécessité vous donnât autant d’horreur qu’elle m’en donne, que vous n’y pussiez songer sans trembler, et que tout inévitable qu’une séparation vous doive paraître, vous ne puissiez croire de la supporter sans mourir. Ne m’accusez pas toutefois d’aimer à voir votre désespoir, vous ne verserez jamais une larme que je ne voulusse essuyer. Je serai la première à vous prier de supporter courageusement, ce qui m’arrachera la vie par un excès de douleur, et je ne me consolerais pas d’avoir été au monde, si je croyais que mon absence vous laissât sans consolation : que veux-je donc, je n’en sais rien, je veux vous aimer toute ma vie jusques à l’adoration ; je veux, s’il se peut, que vous m’aimiez de même ; mais on ne peut vouloir tout cela sans vouloir en même temps être la plus folle de toutes les femmes : que cette folie ne vous dégoûte pas de moi, je n’en ai jamais été capable que pour vous, et je ne voudrais pas la changer pour la plus solide sagesse, s’il fallait pour être sage, vous aimer un peu moins que je ne fais. Votre esprit a mille charmes, vous m’avez dit que vous en trouvez autant dans le mien. Mais je renoncerais à nous en voir à tous deux, s’il s’opposait au progrès de notre folie. C’est l’amour qui doit régner sur toutes les fonctions de notre âme. Tout ce qui est en nous doit être fait pour lui ; et pourvu qu’il soit satisfait, il m’est indifférent que la raison se plaigne. Avez-vous été de ce sentiment depuis que je vous ai vu, je tremble de peur que vous n’ayez eu toute la liberté de votre esprit. Mais serait-il possible qu’il vous en fût resté en parlant d’une guerre qui doit vous éloigner de moi ? Non, vous n’êtes pas capable de cette trahison, vous n’aurez pas vu un soldat qui ne vous ait arraché un soupir, et j’aurai le plaisir d’entendre dire à votre retour, que votre esprit est journalier, et que vous n’en avez point eu pendant votre voyage. Pour moi, je suis assurée que personne ne vous parlera de moi, qui ne m’accuse de ce défaut, je dis des extravagances qui étonnent tous ceux qui m’entendent ; et si la maladie de mon frère n’autorisait mes égarements, on croirait parmi mon domestique, que je suis devenue insensée, il ne s’en faut guère que je ne la7 sois aussi ; vous pouvez juger du dérèglement de mon esprit par celui de cette lettre ; mais voilà comme vous devez m’en vouloir : les ravages que votre absence a faits sur mon visage doivent vous paraître plus agréables que la fraîcheur du plus beau teint, et je me trouverais bien horrible, si trois jours de la privation de votre vue ne m’avaient point enlaidie. Que deviendrai-je donc, si je la perds pour six mois ? Hélas ! on ne s’apercevra point du changement de ma personne, car je mourrai en me séparant de vous. Mais il me semble entendre quelque bruit dans les rues, et mon cœur m’annonce que c’est le bruit de votre retour. Ha ! mon Dieu, je n’en puis plus, si c’est vous qui arrivez, et que je ne puisse vous voir en arrivant, je vais mourir d’inquiétude et d’impatience ; et si vous n’arrivez pas après l’espérance que je viens de concevoir, le trouble et la révolution des mouvements de mon âme, vont m’ôter le sentiment8.

Une rêverie : Guy Goffette, Mariana, portugaise

Le poète Guy Goffette propose, à la fin du XXe siècle, une « lecture amoureuse » et « en chemin de croix » des Lettres portugaises  : au fil des lettres qu’il glose, l’écrivain fait de son texte une chambre d’écho pour la souffrance de Mariane et de son écriture un acte profondément compassionnel. Que la religieuse ait vraiment existé ou non, la figure que dessinent les lettres a en effet touché l’écrivain, qui communie dans la passion de la religieuse, et en propose moins un commentaire qu’un prolongement lyrique. Que ce soit un poète – et l’un des grands lyriques de notre temps – qui poursuive ainsi le roman classique indiquerait déjà, à soi seul, la composante élégiaque du texte de Guilleragues ; nous donnons ici la troisième séquence du texte consacré à la deuxième lettre, et qui se développe à partir d’une phrase de la première lettre, « cesse, cesse, Mariane infortunée, de te consumer vainement : et de chercher un amant que tu ne verras jamais9 ».

Il n’y a pas d’amant. C’est un mot usurpé, un trou de la langue où le vent siffle, un hochet que ton cœur agite, que tes larmes colorent. Une vitre embuée ni plus ni moins où tu traces du bout des doigts des mots sans suite jusqu’à la saignée des soutes ; où tu plaques tes lèvres avides jusqu’à l’embrasement des poudres ; où tu souffles ton haleine jusqu’à la déchirure des voiles. En vain. Car il n’y a pas de vitres en ta cellule, Mariana, et ce buisson de flammes où tu frissonnes, c’est ton corps sur la dalle, lui seul, nu, baisant les neiges de l’été.

Quelques pages plus loin, à l’ouverture de sa lecture de la troisième lettre, le poète se fait voyant, et réinvente le théâtre d’une rencontre amoureuse.

Cette nuit-là, la bataille fait rage dans la vallée près de Mertola. Aux petites heures, des coups violents ébranlent le portail du couvent. Un officier est introduit qui demande l’asile et le soin des sœurs pour ses blessés. Mariana, tirée de sa couche par la cloche, perçoit à nouveau la pointe de la lance sous son sein et frémit. Ces traînées de sang dans les couloirs, ces cris, ces pleurs étranglés, ces blasphèmes et, sur les tables du réfectoire, ces corps pantelants, sales, dénudés. Et ces crachats et cette odeur âcre d’urine et de glaires. C’en est trop : blême et figée sur le seuil dans la lumière vacillante, Mariana pousse un cri déchirant et s’écroule. L’officier se précipite et, la soulevant dans ses bras, l’emporte hors du monde10.

3

La lettre, une poétique féminine et galante ?

L’épistolaire s’est construit, dans la « France galante » (Alain Viala), comme un genre féminisé, sinon essentiellement féminin. Plus qu’aucun autre peut-être, le genre se lie à l’esprit et au cœur des femmes tels que l’âge classique se plaît à les figurer, non seulement parce qu’il suppose l’absence, et permet en ce sens une évocation de l’amour, mais encore parce qu’il se rattache à un esprit de conversation dont les femmes seraient les premières détentrices. Rien d’étonnant alors à ce que les Lettres portugaises prennent la forme d’une correspondance féminine.

Une théorie de la lettre galante et de la lettre amoureuse :
Mlle de Scudéry

Mlle de Sudéry raconte, dans ses Conversations nouvelles sur divers sujets, l’histoire d’une « dame », Aminte, retirée à la campagne et rétive à toute correspondance, à qui son ami Cléante envoie pour lecture des recueils de lettres. Comme elle refuse toujours de correspondre, il va la trouver, accompagné de Bérise, une amie commune et spirituelle, et de Clariste, autre amie et grande épistolière. Le récit devient ainsi le moyen d’une réflexion sur l’art épistolaire et ses contraintes, sur la différence entre lettre galante et lettre d’amour, ainsi que sur la question, capitale pour l’avenir du roman épistolaire, de l’écriture féminine. Dans le passage que nous reprenons ci-dessous, Aminte commence par expliquer ne pas avoir trouvé dans les recueils envoyés de texte où puiser son inspiration.

J’y ai sans doute vu mille belles choses ; mais excepté les lettres de Voiture, toutes les autres ont été écrites au public, et Balzac et Costar11, et tous les autres pensaient plus à la postérité qu’à ceux à qui ils écrivaient. La plupart des lettres d’amour de ces excellents hommes, ajouta-t-elle, ne sont pas trop propres à l’inspirer, et Voiture lui-même a été mille fois plus admirable en lettres galantes qu’en véritables lettres d’amour. […]

Les femmes ont moins écrit que les hommes, ou si elles ont répondu, elles ont mal écrit, car je vois fort peu de lettres de dames dans tant de volumes que vous m’avez donnés, et comme généralement parlant tous les hommes ont de la vanité, ils auraient mis les réponses des dames si elles avaient bien répondu. – On ne peut pas douter, dit Clindor, qu’il n’y ait toujours eu des dames qui ont admirablement bien écrit, et l’on en voit des preuves incontestables dans Voiture même, mais le respect qu’on doit aux dames ne permet pas qu’on imprime leurs lettres sans qu’elles y consentent, et elles le font rarement, par pure modestie. – Pour moi, dit Clariste […], je ne fais point de façon à mes billets ; j’écris comme je parle, je dis ce que je pense, et pourvu que je me fasse entendre je suis contente de moi, et je suis persuadée qu’il ne faut jamais avoir trop d’esprit dans des lettres ordinaires. On m’a montré, ajouta Clariste, une aposille d’une lettre d’amour, où ce sentiment là est bien expliqué, le voici ; c’est une dame qui parle.

« J’oubliais de vous demander pardon d’avoir voulu avoir de l’esprit en vous l’écrivant, car quand on ne se hait pas, et qu’on est malheureux, il ne faut avoir que de la tendresse. »

Après que Clariste eut récité ces quatre lignes : – Ah, Madame ! s’écria Cléante, que vous me faites un grand plaisir de louer ce sentiment-là, car il est certain qu’il ne faut point avoir trop d’esprit en billets ni en lettres d’amour, et que c’est la raison qui fait qu’il est difficile de trouver des lettres et des billets de cette nature qui soient tout à fait bien, car il n’y faut point de grandes paroles ; il ne faut pas aussi parler comme le peuple, il n’y faut ni trop d’art ni trop de négligence, il n’y faut point de ce qu’on appelle bel esprit, il y faut pourtant de la galanterie, de la politesse et de la passion, et il est enfin si difficile de bien écrire en amour, qu’il n’y a rien qui le soit davantage. – Mais pour moi, dit Bérise, je ne comprends point qu’il doive y avoir plus de difficulté à écrire d’une chose que d’une autre ; car enfin je crois qu’en cas de lettres il ne faut simplement dire que ce que l’on pense, et le dire bien : de sorte que quand on a de l’esprit et du jugement, on pense à peu près sur chaque chose ce qu’il est à propos de penser, et l’on écrit par conséquent ce qu’il est à propos d’écrire. En effet si j’écris pour une affaire importante, je n’irai pas écrire comme si je n’avais qu’un simple compliment à faire […] ; si je fais une lettre d’amitié je n’irai pas me mettre sur le haut style, et si je voulais écrire des lettres d’amour je ne consulterais que mon cœur. […]

[CLÉANTE] – Je répète qu’entre toutes les lettres, celles qu’on appelle des lettres d’amour sont les plus difficiles à faire, et celles aussi dont il y a le moins de gens qui puissent en bien juger.

[BÉRISE] – Pour les lettres galantes, je les connais admirablement. C’est proprement en celles-là que l’esprit doit avoir toute son étendue, où l’imagination a la liberté de se jouer, et où le jugement ne paraît pas si sévère qu’on ne puisse quelquefois mêler d’agréables folies parmi des choses plus sérieuses. On y peut donc railler ingénieusement ; les louanges et les flatteries y trouvent agréablement leur place ; on y parle quelquefois d’amitié, comme si on parlait d’amour ; on y cherche la nouveauté ; on y peut même dire d’innocents mensonges ; on fait des nouvelles, quand on n’en sait pas ; on passe d’une chose à une autre sans aucune contrainte, et ces sortes de lettres étant à proprement parler une conversation de personnes absentes, il se faut bien garder d’y mettre d’une espèce de bel esprit qui a un caractère contraint, qui sent les livres et l’étude, et qui est bien éloigné de la galanterie, qu’on peut nommer l’âme de ces sortes de lettres. Il faut donc que le style en soit aisé, naturel et noble tout ensemble, et il ne faut pourtant pas laisser d’y employer un certain art qui fait qu’il n’est presque rien qu’on ne puisse faire entrer dans les lettres de cette nature, et qui fait que depuis le proverbe le plus populaire, jusqu’aux choses les plus relevées, tout peut servir à un esprit adroit, pourvu que l’air du monde règne partout ; mais il se faut bien garder en ces occasions de se servir de cette grande éloquence qui est particulièrement propre aux harangues, et il en faut employer une autre qui quelquefois avec moins de bruit fait un plus agréable effet ; principalement parmi les dames ; car en un mot l’art de bien dire des bagatelles n’est pas su de toutes sortes de gens. […]

– Mais, aimable Bérise, dit Cléante, faites-nous la grâce tout entière, et dites-nous bien précisément comment vous voudriez que fussent des lettres d’amour. – Comme je n’en ai jamais écrit, et même jamais reçu, répondit-elle, je ne sais pas trop bien ce que je dois dire ; cependant comme je me sens aujourd’hui en humeur de parler, je ne vous refuserai pas, mais d’abord je vous dirai qu’à mon avis il y a beaucoup plus de belles lettres d’amour qu’on ne pense. – Je le crois aussi bien que vous, reprit Cléante, mais il ne faut pas s’étonner si les lettres galantes font un grand bruit, et si les lettres d’amour en font si peu ; car on n’écrit les premières que pour être vues de tout le monde, et on n’écrit les autres que pour les cacher. Ceux qui reçoivent une belle lettre d’amitié, se font honneur en la montrant, et ceux qui reçoivent une belle lettre d’amour se feraient honte en la publiant ; ainsi il ne faut pas trouver étrange si l’on en voit si peu de bonnes de cette dernière sorte. Joint qu’à parler véritablement, comme il y bien un plus grand nombre de gens qui ont infiniment de l’esprit, qu’il n’y en a qui aient infiniment de l’amour, il ne faut pas encore s’étonner s’il y a moins de belles lettres de cette nature que de toute autre espèce ; puisqu’il est constamment vrai que pour écrire précisément comme il faut de ces sortes de choses, il faut aimer fortement, et être capable d’une certaine délicatesse de cœur et d’esprit, qui fait tout l’agrément de cette passion, soit en conversation, soit en lettres, et cela ne se trouve que rarement.

– Mais, reprit Aminte, n’a-t-on pas dit tantôt qu’il ne faut pas employer trop d’esprit en ces occasions-là ? – Je l’avoue, répliqua Bérise, mais pensez-vous qu’il n’en faille pas quelquefois avoir beaucoup, pour n’en montrer guère ? Ainsi on peut dire qu’encore que les lettres d’amour n’aient pas besoin de ce feu d’esprit qui doit briller dans les lettres galantes, il faut pourtant qu’il y ait quelque autre chose qui tienne lieu de cela, et que l’ardeur de la passion occupe la place de ce feu d’esprit dont je parle. C’est pourquoi je trouve que le véritable caractère des lettres d’amour doit être tendre et passionné, et que ce qu’il y a de galant, de spirituel, et même d’enjoué dans ces sortes de lettres, doit pourtant toujours tenir de la passion et du respect. Il faut que les expressions en soient plus tendres et plus touchantes, et il y faut toujours dire des choses qui aillent au cœur, parmi celles qui divertissent l’esprit. Il faut même, si je ne me trompe, qu’il y ait souvent un peu d’inquiétude ; car les lettres de félicité ne sont nullement bien en amour. Ce n’est pas qu’on n’y puisse avoir de la joie ; mais après tout il ne faut jamais que ce soit une joie tranquille, et quand même on n’aurait pas sujet de se plaindre, il s’en faudrait faire. […] Mais enfin il faut qu’une lettre d’amour ait plus de sentiments que d’esprit, que le style en soit naturel, respectueux et passionné, et je soutiens même qu’il n’y a rien de plus propre à faire qu’une lettre de cette nature ne touche point, que de la faire trop belle. […] Au reste […], j’ai ouï dire à un fort honnête homme, que pour l’ordinaire les femmes écrivent mieux des billets d’amour que les hommes, et pour moi je pense qu’il avait raison. Car lorsqu’un amant a résolu d’écrire tout à fait ouvertement de sa passion, il n’y a plus du tout d’art à dire toujours je meurs d’amour ; mais pour une femme, comme elle n’avoue jamais si précisément d’en avoir, et qu’elle en fait un plus grand mystère, cet amour qu’on ne fait qu’entrevoir plaît davantage que celui qui se montre sans façon.

– Mais à ce que je vois, dit Aminte, il faut que les lettres d’amour d’un amant et d’une maîtresse soient fort différentes. – N’en doutez nullement, reprit Bérise ; car il faut que l’amour et le respect l’emportent dans les lettres d’un amant, et que la vertu, la modestie et la crainte se mêlent à la tendresse de celles d’une maîtresse telle que je l’entends ; car je ne me mêle pas de parler de ces jeunes étourdies, qui sont plus hardies que des hommes, qui en disent plus qu’on ne leur en dit, et qui se font mépriser par ceux mêmes dont elles croient être adorées. Je ne parle pas non plus de ces femmes qui n’ont plus de jeunesse qu’en l’esprit, à qui une longue imprudence donne une hardiesse ridicule. – Mais, aimable Bérise, reprit Cléante, puisque vous en savez tant, dites-moi encore s’il est permis de faire de longues lettres d’amour ; car j’ai un ami plein d’esprit, qui dit qu’il faut que les billets d’amour soient courts. – À parler de toutes sortes de billets en général, reprit Bérise, je pense qu’il est bon qu’ils ne soient pas excessivement longs ; mais ce serait une plaisante chose, si l’on trouvait mauvais que deux personnes qui s’aiment infiniment, qui ne se parlent guère avec liberté, et qui ont mille petits chagrins à se faire entendre, ne pussent s’écrire ce qu’elles ne peuvent dire aisément, et que l’amour qui est une passion d’exagération, qui agrandit toute chose, n’eût pas le privilège de pouvoir quelquefois faire écrire de longues lettres. Car le moyen d’enfermer beaucoup de passions en peu de paroles ? Le moyen de mettre beaucoup de jalousie dans un petit billet, et de faire passer tous les sentiments d’un cœur tendre dans un autre avec trois ou quatre mots seulement ? Pour ceux qui écrivent des billets galants, ajouta-t-elle, il leur est aisé d’en faire de courts, où il y ait pourtant beaucoup d’esprit, parce qu’ayant leur raison toute libre, ils choisissent les choses qu’ils disent, et ils rejettent les pensées qui ne leur plaisent pas. Mais pour un pauvre amant dont la raison est troublée, il ne choisit rien, il dit tout ce qui lui vient en fantaisie, et ne doit même rien choisir ; car en cas d’amour on n’en saurait jamais trop dire, et on ne croit jamais en avoir assez dit. […] À parler sincèrement, rien ne mérite plus de louange qu’une belle lettre d’amour […]

– Mais après tout, dit Aminte, si on peut louer une belle lettre d’amour en elle-même, on ne doit jamais louer les dames qui s’exposent, ni à en recevoir, ni à y répondre ; car, quelque innocente que puisse être la passion qui les fait écrire, ceux qui voient ces sortes de lettres n’en sont jamais persuadés. […] Je demeure dans mon premier sentiment de n’aimer pas à écrire. – Cela vient sans doute, reprit Bérise, de ce que vous n’aimez pas tendrement vos amies ; car les lettres sont la seule consolation des absents, et quand même on est en même lieu, l’usage des billets est d’une commodité sans égale12.

Un genre galant et féminin : Mme de Villedieu

Mme de Villedieu (1640-1683), qui publia d’abord sous le nom de Mlle Desjardins, a écrit des lettres éditées par Claude Barbin sous le titre Recueil de quelques lettres ou relations galantes. L’ouvrage est original, qui réunit des lettres hétérogènes et non suivies, occasions pour elle de parler galamment avec ses amis parisiens de choses et d’autres depuis Bruxelles où elle se trouve. Toutefois, elles n’étaient pas destinées par elle à la publication. Pour cette femme de lettres à succès d’origine modeste, reconnue pour son talent, son esprit et sa personnalité dans la meilleure société du temps, le Recueil de quelques lettres traduit un malheur : abandonnée par Antoine Boësset, sieur de Villedieu, qui lui avait promis le mariage, elle subit en effet l’affront de le voir lui dérober ses lettres et les vendre à son libraire. Un an avant la parution des Lettres portugaises, c’est en somme déjà une héroïne abandonnée et trahie – mais une héroïne bien réelle cette fois – qui fait l’événement littéraire à Paris, à son corps défendant, avec ce recueil qu’elle ne voulait pas. Elle se défend d’ailleurs, dans la huitième lettre, de jamais pouvoir publier ses lettres, dans le cadre d’une réflexion sur ce (non-)genre féminin, modeste et privé, qu’est l’écriture épistolaire.

Vous en voulez à mes jours, mon cher Monsieur, puisque vous me conseillez de faire imprimer mes lettres, et à moins que d’envoyer une dragme d’arsenic à une femme, en lui donnant cet avis, je tiens qu’on ne peut le lui donner en conscience. Quoi ! bon Dieu, rendre mes lettres publiques, moi, qui pour l’ordinaire ne prends pas la peine de les relire avant que de les cacheter, moi, qui ne sais aucune langue étrangère, qui n’ai jamais lu d’auteur plus ancien que M. d’Urfé, et M. de Gomberville, et qui n’ai pour toute science qu’un peu d’usage du monde, et une expérience de vingt-sept années de vie. Encore un coup, quand on donne un conseil aussi dangereux que l’est celui-là, il faut prévenir les suites onéreuses qu’il pourrait avoir par une prise de Sublimé. J’avouerai toutefois pour ne pas vous démentir que j’ai quelque feu dans l’imagination, et que le tour de mes lettres n’est pas assez désagréable, pour donner la migraine aux personnes qui les reçoivent. Mais, Monsieur, est-ce là de quoi soutenir l’impression, dans un siècle où la délicatesse de la langue française est au plus haut point de perfection où elle pouvait parvenir, et où la science est devenue si à la mode ; que les dames apprennent le latin à présent, avec aussi peu de précaution qu’elles apprenaient à écrire autrefois. Vous me direz peut-être que je n’ai pas été toujours si circonspecte, et que le nombre des livres qu’on voit imprimés sous mon nom, doivent avoir surmonté cette première pudeur dans laquelle je semble me retrancher. Mais, Monsieur, il y a une grande différence (selon moi) entre le style des romans et des nouvelles, et celui des lettres. Quand on en fait un livre qu’on sait qui doit être vu de tout le monde, on tâche d’y traiter de matières générales, dont le public puisse être satisfait. Mais lorsqu’on écrit à ses amis, comme on n’écrit que pour eux, on leur parle dans des termes qui ne sauraient convenir à nul autre, et qui perdraient toutes leurs grâces, si on leur ôtait celles de l’application, et de la conjoncture. En effet, quelle obligation nous auraient nos amis, si nous leur mandions des choses que nos ennemis pussent goûter comme eux, et si nous leur écrivons singulièrement, quel plaisir peuvent trouver les indifférents dans la lecture de nos lettres ; il faut donc s’attendre à se brouiller, ou avec le général ou avec le particulier, quand on trahit les secrets de son cabinet. Et je tiens qu’il est de notre prudence, et de notre plaisir, de nous ménager avec tous les deux. Mais quand il serait possible, que je surmontasse cette crainte, et que je déférasse à vos sentiments, plus qu’aux miens propres, pensez-vous que ce fût par la défense de Monsieur D***13 que je dusse vous donner cette marque de ma complaisance, sans mentir ce serait débuter prudemment auprès de Messieurs les Auteurs Épistolaires, que de mettre à la tête d’un recueil de lettres, une contre-critique, qui choque peut-être les plus redoutables d’entre eux. Ce n’est pas que j’aie eu dessein de les choquer, je suis trop persuadée de mon ignorance, pour faire assaut de bel esprit, avec tout ce qu’on peut appeler un savant, et je n’avais écrit que pour Monsieur de G*** tout seul ; mais puisqu’il a fait part de son bien à tant d’autres, je crains qu’il n’y ait des personnes qui se reconnaissent, où je ne les ai pas reconnues moi-même, et qu’on n’étende les bornes de mon imagination plus loin que je n’ai eu dessein de les faire aller. Si cela arrivait (comme j’y vois beaucoup d’apparence) et que pour me punir de mon audace, quelqu’un prît la peine de me répondre, vous me verriez aussi effrayée au nom de Perse et de Juvénal, que le Capitant des Visionnaires le fut à la vue des Rôles du poète extravagant. Je n’eus jamais d’autres règles pour écrire que les lettres mêmes, auxquelles je fais réponse, et les autorités, et les citations, sont des terres inconnues pour un esprit comme le mien. Accommodez-vous donc à mon ignorance (s’il vous plaît) puisqu’elle est fondée, sur la connaissance que j’ai de moi-même, et sans vous opiniâtrer à voir mon nom imprimé au bas de cette lettre, souffrez qu’il n’y paraisse jamais que de la main de

[Mme de Villedieu]14.

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Lettres de femmes abandonnées

Le destin littéraire des femmes aura longtemps été d’être abandonnées. Pour une Médée qui enferme son Jason dans la lamentation et le regret, en effet, combien de Pénélope ou d’Ariane, délaissées pour une guerre ou un destin qui ne leur fait pas de place ? L’œuvre de Guilleragues s’inscrit d’abord dans cette longue tradition, notamment épistolaire15 ; nous en présentons quelques pièces importantes, sans séparer textes réels et textes fictifs, puisque cette incertitude est au cœur même de la poétique des Lettres portugaises.

Lettres élégiaques : Ovide, Héroïdes

Ovide fut l’un des premiers à donner la parole aux femmes abandonnées, dans ses Héroïdes – Pénélope, Briséis, Phèdre, Œnone, Hermione, Ariane, Médée, Sappho ou Hélène… Dans ces lettres élégiaques, ainsi, se donne à entendre la douleur de la solitude. La plus émouvante peut-être de ces voix est celle de Didon, séduite puis quittée par Énée, fils de Vénus, que son destin appelle vers l’Italie et les prémices de Rome ; l’extrait qui suit est emprunté à une traduction de peu antérieure à la publication des Lettres portugaises.

Ainsi chante le cygne, quand il est près de mourir sur les rives de Méandre, où il est couché sur les herbes humides. De ce que je vous parle encore, ce n’est pas que j’espère de vous fléchir par mes prières, j’ai les dieux trop contraires pour cela : mais, puisque j’ai tout perdu en perdant l’honnêteté et la pudeur, c’est peu de choses de perdre encore des paroles. […] Où pensez-vous trouver une femme qui vous aime à l’égal de ce que je vous ai chéri ? Je brûle comme une torche ardente où le soufre se trouve mêlé avec la cire, comme de l’encens que la piété fait fumer sur les autels des dieux. J’ai toujours Énée devant les yeux : et nuit et jour Énée se représente dans mon imagination. Il est vrai que l’ingrat est sourd à mes plaintes, et si je n’étais mal avisée, je le mépriserais, et je ne me soucierais nullement de lui. Mais quelque mauvais dessein qu’il ait conçu contre moi, je ne le saurais haïr. Je me plains seulement de son infidélité : et plus j’ai de sujet de m’en plaindre, et plus j’ai d’inclination de l’aimer. Ô Vénus, ayez pitié de votre belle-fille : et vous, Amour, attendrissez le cœur de votre frère en ma faveur. […] Que serait-ce, si vous ne saviez pas l’effroi que donne la mer, quand elle est en furie ? Vous fierez-vous encore à son inconstance après l’avoir éprouvée tant de fois ? La mer est toujours dangereuse, jamais elle n’a été utile à ceux qui ont violé leur foi ; et les parjures y reçoivent d’ordinaire le châtiment qu’ils ont mérité : mais surtout ceux qui ont violé les droits de l’amour, parce que la mère des Amours naquit toute nue, à ce qu’on dit, des eaux salées qui baignent les côtes de Cythère. Hélas, je crains de perdre celui qui m’a perdue ! J’ai peur de nuire à celui qui me nuit : j’appréhende que mon ennemi fasse naufrage, je crains qu’il périsse. Ha, puissiez-vous vivre longues années : car la mort ne me vengerait pas si bien de votre infidélité que la vie16.

Amantes de chair : Héloïse et Isabella Andreini

L’existence de ces lettres d’abandon n’est pas seulement littéraire : comme tout discours qui participe d’un véritable lieu commun, elles ont aussi pris corps. C’est ainsi que le Nouveau Recueil des lettres des dames établi par François de Grenaille (1616-1680)17, et où figureront, bien plus tard, les Lettres portugaises (dans la réédition pirate de 1720), propose dès la première moitié du XVIIe siècle des lettres réelles de femmes éloignées de leurs amants. Il en va ainsi des lettres d’Héloïse, éprise de son philosophe de tuteur Abélard (XIe siècle), et qui le conjure ici de ne pas l’épouser ; ou de celles d’Isabella Andreini, poétesse et actrice du XVIe siècle, célèbre tant pour son succès sur les planches et pour ses sonnets que pour sa correspondance amoureuse.

LETTRES CHRÉTIENNES :
HÉLOÏSE À PIERRE ABÉLARD

 

Lettre I

 

Tout Paris s’étonnera, sans doute, aussi bien que vous, mon cher Abélard, de ce que vous aimant plus que tous les hommes du monde, je vous exhorte à ne me pas prendre à femme, et qu’au lieu d’assurer l’union de nos cœurs par celle du mariage, je semble faire un effort pour les diviser. Croyez pourtant que c’est plutôt par un excès d’affection, que par quelque refroidissement d’amour que je procède de la sorte. Les dangers que vous pourrez encourir me font oublier mes contentements, et quand je considère le déshonneur que vous recevriez de cette alliance, je n’ai plus de passion pour l’honneur que j’en recevrais. Je sais bien qu’étant mariée au plus illustre personnage de notre siècle, je ne saurais être méprisable dans ma bassesse, et ayant été à vous contre le devoir, vous pouvez croire que je ne refuserais pas de l’être suivant les lois. Mais quoi ? Voulez-vous que pour me rendre heureuse je vous rende malheureux, et que votre ignominie soit le sujet de ma gloire ? Ne vous endormez point, cher amant, sur ce calme qui vous flatte, c’est une bonace18 infidèle qui couvre assurément quelque tempête, qu’il vous faut d’autant plus craindre qu’elle se fait moins redouter. Vos ennemis sont fort dangereux pour ce qu’ils sont apparemment vos amis. Ainsi, quelque bon traitement que vous receviez de mon oncle, persuadez-vous qu’il vous veut beaucoup de mal, et que s’il ne vous perd pas, c’est plutôt par impuissance que par douleur. Et à parler véritablement, il a été blessé en un point trop délicat, pour ne pas songer à vous faire blesser à mort, et puisque vous avez touché à son cœur, il voudra toucher au vôtre. C’est pourquoi ne pouvant pas vous attaquer à force ouverte, il vous attaque par des caresses ; et comme c’est par moi que vous l’avez offensé, il vous veut détruire par moi. À Dieu ne plaise, cher Abélard, qu’étant le glorieux sujet de votre amour, je sois l’instrument fatal de votre ruine ! J’aime bien mieux n’être qu’amante pour vous conserver, que d’être épouse pour vous perdre. Considérez encore quel plaisir je pourrais avoir au monde si vous receviez quelque sanglant déplaisir. Héloïse vivrait-elle après la mort d’Abélard ? C’est pourquoi je vous conjure d’éviter le mariage pour éviter ces embûches, et si vous ne voulez pas vous en garantir pour l’amour de vous, garantissez-vous-en pour l’amour de celle qui vous écrit. Et ne craignez pas que la longueur du trépas nous sépare, si un lien indissoluble ne nous unit. Comme vous n’aurez jamais faute de mérite, je n’aurai jamais faute d’affection pour vous, et je veux vous garder librement une aussi grande fidélité que d’autres peuvent garder par obligation à ceux qui les ont épousées. Je ne suis point manichéenne, mais j’espère faire avec les forces de la nature, ce que d’autres font avec des aides presque surnaturelles. Que si votre cœur se dispose au changement et comme je ne suis pas digne d’en être aimée, il songe à en aimer quelque autre qui le mérite ; je serai bien aise que n’étant point attaché, vous puissiez vous lier comme il vous plaira, et que mes contentements ne servent point d’obstacles aux vôtres. Après tout, cher Abélard, l’amour est plus agréable quand il est toujours volontaire. C’est lui qui nous donne des liens, mais il veut voler sans empêchement. […]19

ISABELLA ANDREINI, À SON AMANT

Si c’est un signe d’amour que d’avoir un discours interrompu par le silence et l’égarement, de ne pouvoir arrêter les yeux sur un visage qu’on aime, de soupirer en parlant et de parler en soupirant, d’avoir la couleur vive et pâle tout ensemble, de brûler toujours sans jamais se consumer, d’être triste, mélancolique et solitaire plus que de coutume, au milieu même des plus grandes et des plus grandes compagnies ; si c’est un signe d’amour de voler continuellement dans le vide de l’espérance, de se représenter à toute heure de vaines satisfactions, de fonder ses pensées sur les nues, de chercher la nuit au milieu du jour, et d’appeler le Soleil quand la nuit est arrivée ; enfin si c’est un signe d’amour de souffrir une douleur extrême et de se mépriser soi-même pour mieux révérer autrui ; comment pouvez-vous croire, Monsieur, que je ne vous aime point, vu que lorsqu’il m’arrive de parler quelquefois en votre présence, je parle d’une voix qui se coupe par de douces et de fâcheuses interruptions, et il me sort plus de soupirs du cœur que de paroles de la bouche. Je ne puis ou plutôt je n’ose arrêter mes yeux sur votre visage, je deviens pâle et tremblante quelque courage qui m’anime, et je sens une flamme dans le cœur qui le brûle sans le détruire. La joie et l’allégresse s’en est enfuie de moi, et la mélancolie a succédé en sa place, la conversation du monde ne m’est plus chère, et je me laisse porter à l’espérance d’un côté et d’autre, sans avoir rien d’assuré que l’incertitude ; mes contentements imaginaires naissent en mourant, et meurent en naissant, mes pensées se dissipent avec les nues, et cet état fatal me rendant impatiente, je désire voir arriver la nuit quand il est jour, et le jour quand il est nuit. Je souffre un martyre extrême, et me méprise moi-même pour ne faire état que de vous. Il faut donc nécessairement ou que vous croyiez que je vous aime, ou que ces symptômes ne soient pas des signes d’amour. Or est-il que ce sont de véritables signes d’amour, donc il est vrai que je vous aime. Et je ne vous aime pas pour ce que vous me montrez mon image en vous-même comme dans une glace transparente, mais je vous aime pour votre seule considération, et lorsque je vous aime par le motif de la ressemblance que je vois de vous en moi, vous n’avez point de sujet de m’avoir aucune obligation (si toutefois vous pouvez avoir obligation à qui que ce soit qui vous aime, vu que vous obligez plutôt tout le monde en souffrant d’être aimé comme vous êtes). Car je ne vous aime pas comme amant, mais comme rempli de toute sorte de mérite. Vous n’êtes donc redevable qu’à votre mérite et qu’à vous-même de l’amour infinie que je vous porte, que si je puis souhaiter quelque récompense à une affection qui ne mérite rien de ma part, je ne lui souhaite point d’autre prix que votre loyauté et que votre persévérance, dans la promesse que je vous fais de lui rendre quelque sorte de réciproque en tâchant de m’en rendre digne le plus qu’il me sera possible. Et si je n’ai pas ce trésor de beauté dont plusieurs autres dames sont pourvues et qui les rend altières aussi bien que riches, j’en aurai pour le moins un qui vaut beaucoup plus et qu’on doit bien plus estimer, qui ne s’amoindrira jamais et ne sera point sujet aux larcins du temps qui fait tout périr en faisant durer les choses. Vous entendez bien que je parle du trésor incorruptible de ma foi, qui vivra même après que je serai morte, puisqu’elle entrera dans le sépulcre avec moi.

Isabella Andreini20.

À SON AMANT INFIDÈLE

 

Argument

 

L’estime étant le fondement de l’amour, il ne se faut pas étonner s’il ne peut compatir avec le mépris. C’est pourquoi l’Isabella crie contre un homme qu’elle a chéri, et lui fait ressentir sa colère après lui avoir déclaré les sentiments de son affection. Cette lettre a pour inscription, de la force de la colère, et l’on y voit régner partout une indignation généreuse, et une générosité irritée.

   

La Signora Isabella Andreini, à un infidèle.

Lettre IX

 

Monsieur,

Je puis bien témoigner véritablement que l’amour méprisé se change en fureur, vu que je suis tellement en colère contre vous, méchant et barbare, que je ne sais point quel cruel supplice je voudrais vous voir souffrir pour vous voir puni autant que vous le méritez et que je dois le souhaiter. Enfin je reconnais bien en moi-même que la colère est le cœur de la colère, et qu’une amante ne sait ce que c’est que douceur lorsqu’elle est une fois entrée en indignation. En effet, étant irritée comme je suis, je ne cesse de pester contre vous, et m’approche souvent du miroir où je me regarde fixement une bonne espace de temps, non pas dans l’intention que le divin amant veut que nous y regardions, afin que voyant que la colère nous rend difformes, nous nous gardions de cette passion qui nous défigure, mais je m’y regarde pour m’aigrir davantage contre votre cruauté, et me rendre inexorable comme je suis offensée. Or ce dessein me réussit conformément à mon désir, parce qu’en me voyant devenue difforme par votre faute, je me laisse enflammer par une juste indignation, dont la force affaiblit en un instant celle du feu de l’amour, et d’amante que j’étais, elle me rend entièrement ennemie. Vous pensez peut-être que s’il ne vous fâche pas de perdre une maîtresse qui est un parfait exemplaire de constance, comme de fidélité, qu’il me doit fâcher de laisser un ingrat qui est un vrai exemple d’inconstance et d’infidélité ; et que de peur de vous abandonner je n’oserais quitter le joug de ma servitude ? Mais comme ma naissance m’avait assurée de ma mort, l’amour que je vous portais m’a toujours assurée de ma disgrâce. Je sais que les caresses des faux amis causent plus de mal que les persécutions des amis déclarés. En effet, il n’y a rien qui trompe si fort que de feindre le contraire de ce qu’on désire, et de ne promettre la foi, que pour être infidèle avec plus de précaution. Quelle merveille donc si, me haïssant comme vous faisiez et me souhaitant du mal, et si faisant semblant de m’aimer et de me vouloir du bien vous m’avez trompée ? Qu’est-il de merveille, si vous m’avez trahie vu qu’il n’est point d’homme pour avisé qu’il soit qui se puisse garder d’un traître domestique qui ne le sert que pour le perdre ? Que si celui qui trompe et qui trahit une personne doit toujours attendre sa punition, puisqu’il n’est point de crime qui ne porte sa peine avec le temps, n’espérez pas d’être toujours impuni après avoir toujours été criminel. Cependant soyez assuré que si vous vous êtes éloigné de mon amour, je me suis entièrement séparée du vôtre ; si vous méprisiez ma servitude, la vôtre m’est en horreur, si vous vous êtes dérobé à moi, je me suis ôtée à vous, si vous avez dénoué votre nœud, j’ai rompu ma chaîne ; enfin si vous avez repris votre cœur, j’ai recouvert ma liberté. J’ai brûlé tant que vous avez brûlé pour moi, je me suis plainte quand vous vous plaigniez, et je vous ai gardé la foi autant de temps que vous m’avez été fidèle, en un mot j’ai été à vous tant que vous avez été à moi. Maintenant me gouvernant à votre exemple, je suis toute de glace voyant que vous vous êtes refroidi, et dans le consentement que j’ai de me voir rendu à moi-même, je me ris et m’étonne tout ensemble de votre déloyauté. N’attendez plus que je vous appelle ni que je vous parle ; n’attendez plus que je vous écrive ni que je m’afflige de ne vous voir point, ni que je me réjouisse de vous voir ; si vous m’avez tout été par le passé, vous ne m’êtes rien à cette heure, et vous m’êtes moins qu’indifférent bien loin de m’être nécessaire. J’espère que la peine que vous souffrirez égalera la grièveté de votre faute, comme je pense avoir une récompense proportionnée à la légalité inviolable de mes actions. J’aurais bien peu d’esprit et le cœur en fort bas lieu, si je voulais aimer un homme qui me hait, et suivre celui qui me fuit. Persuadez-vous que j’aime mieux m’arracher le cœur de mes propres mains que de souffrir qu’il porte l’image d’une personne qui me méprise. Je veux que désormais toute ardeur soit éteinte pour moi, ou si je dois brûler encore, que ce soit d’une flamme d’un dédain généreux et d’un courroux inflexible. Croyez-moi que je n’aurai jamais sujet de me louer de vous, comme vous n’en aurez jamais de me mépriser qu’injustement.

Isabella Andreini21.

Une mère abandonnée :
Mme de Sévigné à sa fille

Quand on n’est pas abandonnée par son amant… on peut toujours l’être par ses enfants ! L’essentiel de la correspondance de Mme de Sévigné repose sur l’éloignement de sa fille, qui pour avoir épousé le gouverneur de Provence, M. de Grignan, dut quitter Paris. Et c’est bien la rhétorique de la passion abandonnée qu’emprunte ici Mme de Sévigné pour confier son amour maternel à sa fille. On voit par là combien le paradigme de l’abandon semble culturellement lié à la figure féminine, envisagée comme amante aussi bien que comme mère.

À Paris, ce 19e janvier [1680]

 

Ah ! ma bonne, commencez à ne plus compter que sur22 ce qui est bon à votre santé. J’ai horreur de penser à vos départs d’ici ; je me dévore et me fais mille reproches. Et puis, quand je songe à vos tons, à vos manières et à l’habileté que vous avez à vous tromper vous-même, ou la cruauté, pour mieux dire, de tromper les autres, je retourne tous mes reproches sur vous et vous conjure, ma bonne, de changer de style et de dire naïvement23 votre état, et de commencer à ne plus disposer de votre séjour ni de vos affaires que par rapport à votre santé, et après l’avoir consultée avec sincérité avec M. de Grignan, qui vous aime, et qui va comme il croit que vous pouvez aller ; et vous le trompez, par une sorte de courage et d’orgueil qui vous coûte en vérité trop cher, et à nous aussi. Ma bonne, je suis bien importune. Je recommence souvent ; je n’y saurais que faire. Si toutes ces répétitions peuvent faire quelque impression sur vous, je n’y aurai pas de regret, et je serai trop heureuse.

Pour cette négligence et cette joie de voir passer les jours les uns après les autres, je la sens en moi et j’y fais réflexion à toute heure. Quand vous êtes ici, il n’y en a pas un que je ne regrette ; je trouve qu’ils m’échappent avec une vitesse qui m’attriste. Une heure, un jour, une semaine, un mois, un an, tout cela court et s’enfuit avec une rapidité qui m’afflige toujours, je dis même au travers des peines et des inquiétudes que me donne toujours votre mal. Présentement, ma bonne, que je ne respire que de vous revoir et vous pouvoir garder et conserver moi-même, je voudrais que tout cet intervalle fût passé ; je jette les jours à la tête de qui les veut, je les remercie d’être passés. Le printemps, et l’été encore, me paraissent des siècles ; il me semble que je n’en verrai jamais la fin. Je dors vite, et j’ai de l’impatience d’être toujours à demain, et puis de recevoir vos lettres, et puis d’en recevoir encore, et encore d’autres. J’admire comme on peut tourner si uniquement sur une pensée, et comme tout le reste me paraît loin ; c’est bien précisément cette lunette qui approche et qui recule les objets. Je me garde bien de faire ces confidences, on ne les comprendrait pas. Mais quelquefois, entre mille autres choses, il faut que je vous conte tout cela ; je n’abuse pas souvent de cette liberté que me donne l’absence. N’abusez plus aussi de vos forces. N’écrivez guère, ma bonne. Ne vous poignardez plus comme vous avez fait ce 16e24, que vous avouez vous-même ; ne rendez point cette jolie écritoire25 un poignard que je vous aie donné26 !

Amante de papier : l’abandon et l’analyse dans les Lettres de la marquise de M*** au comte de R*** de Crébillon fils

Explorateur de l’amour – de ses affres sentimentales comme de ses vertiges sensuels –, Claude Prosper Crébillon, dit Crébillon fils (1707-1777), entre en littérature par une Sylphe (1730) aux accents libertins, rapidement suivie des Lettres de la marquise de M*** (1732), œuvre qui reprend le dispositif épistolaire monodique imposé par Guilleragues, et le thème de l’amour abandonné, développé depuis la rencontre jusqu’à folie de l’amante éplorée. À travers la confrontation de ces deux textes qu’un demi-siècle sépare, c’est une évolution du sentiment amoureux qui se dessine – sentiment traversé d’une exigence d’intensité seule capable de distraire vraiment ceux qui s’y prêtent : « On s’ennuie quand on aime médiocrement », écrit Crébillon fils (lettre XXXI).

L’une des dernières lettres de la marquise de M*** (il y en a soixante-dix) lui fait prendre conscience de la fin de l’amour. L’observation psychologique des évolutions de la passion, sur quoi repose tout l’ouvrage, aboutit ainsi à un dénouement pathétique, qu’annonçait déjà la préface du livre, et qui témoigne que la leçon de Guilleragues a été entendue.

LETTRE LXVII

Il y a trois jours que j’attends inutilement une lettre de vous, ah ! Vous ne m’aimez plus ! Tout me manque. Mon unique ressource était dans votre souvenir ; je me flattais donc en vain ! Je me suis donc trompée quand j’ai cru que mes malheurs ajouteraient à votre amour. Pouvez-vous m’abandonner, ingrat, lorsque vous savez que je meurs pour vous ? Vous n’aviez pas longtemps à vous contraindre. Mais pourquoi souhaitai-je encore d’être aimée ? Quelle est mon espérance ? Dans l’état funeste où je suis, la certitude de votre amour ne peut qu’augmenter mon infortune. Je ne vous verrai plus, pourquoi chercher à nourrir des désirs qui ne subsistent aujourd’hui que pour mon tourment ? Apprenez-moi à mourir à moi-même. Rendez-moi, s’il se peut, mon repos. Barbare ! N’est-ce donc pas assez de votre absence pour m’accabler ? Il fallait pour rendre mes jours plus infortunés, que je ne doutasse plus de vous avoir perdu. Vous m’abandonnez ! Ah ! S’il vous reste encore de moi un léger souvenir, tournez les yeux vers moi, envisagez ma situation. C’est peu de ne vous plus voir, ce serait bien moins de mourir ; mais, grand dieu ! Quel objet s’offre tous les jours à mes regards ? Qu’il me reproche de crimes, et qu’il me rappelle douloureusement votre idée ! Vous ne sauriez concevoir mes malheurs ; ils sont au-dessus de toute expression. Quand même vous m’aimeriez encore, et que vous sentiriez notre éloignement comme je le sens, vous auriez toujours dans votre affliction des ressources que je ne puis trouver. Vous m’avez perdue ; mais vous pouvez pleurer votre perte en liberté ; personne n’interrompt votre tristesse, personne ne peut vous interroger sur le sujet de vos larmes, vous n’êtes point forcé à montrer de la tendresse à quelqu’un que vous n’aimez pas ; vous pouvez me donner toutes vos pensées, tous vos regrets ; vous ne connaissez pas la contrainte, et vous avez le plaisir d’employer tous vos moments à votre douleur. Infortunée que je suis ! Ai-je depuis six mois joui d’un instant de tranquillité ? Ah ! Que ne suis-je séparée du reste du monde ! Dans la solitude du moins rien ne gênerait mes soupirs. Attachée tout entière à votre idée, je goûterais la douceur de n’en être point distraite. Vous m’avez conseillé de vous oublier ! Ah ! Quand votre générosité vous aurait dicté ce conseil ; quand, touché de mes maux, vous vous seriez résolu, pour les faire cesser, à n’être plus aimé, que pourriez-vous me rendre à la place de ma douleur ? Vous oublier ! Quand je le voudrais, pensez-vous que je pusse y réussir ? Vous qui, dans le tumulte du monde, dans la solitude, dans la nuit, m’occupez sans cesse ! Vous unique objet de tous mes maux, vous enfin dont autrefois l’indifférence n’a pu vous arracher mon cœur ! Plus il est déchiré ce cœur, plus il se remplit de vous. Ah ! Souvenir trop douloureux ! Moments passés dans les plaisirs ! Moments perdus à jamais ! Pourquoi vous offrez-vous à ma mémoire ? Vainement je veux les en bannir, ils me suivent partout. Si le sommeil, au milieu de mes larmes, ferme un moment mes yeux, ne croyez pas qu’il soit pour moi un repos ; mes malheurs en deviennent plus vifs ; votre image occupe d’abord mes sens, je vous vois sensible, vous partagez ma douleur, j’ai le plaisir de pleurer avec vous, j’entends votre voix. Souvent ces idées funèbres se dissipent. Je me vois avec vous dans ces lieux charmants où, nous laissant emporter à notre passion, nous nous livrions à tout ce que l’amour peut inspirer de plus tendre. Je me trouve dans vos bras, j’entends vos soupirs, je vous accable des plus vives caresses ; vos transports excitent les miens, je ne suis plus à moi-même, je meurs… mais cette illusion finit. Toute remplie encore du trouble où elle m’a jetée, je ne puis me persuader que ce ne soit qu’un songe ; je vous cherche, je vous appelle, je voudrais croire qu’en effet vous êtes auprès de moi ; mes désirs renouvelés me jettent dans une inquiétude affreuse, mes pleurs recommencent, je passe le reste de la nuit dans le plus cruel désespoir : le jour ne le dissipe point. Je ne le vois naître ce jour que pour le détester, et la seule espérance qui me soutienne, est d’apprendre que vous m’aimez encore. Une seule de vos lettres me calme ; je la relis sans cesse. Pourquoi cherchez-vous à m’accabler ? Craignez-vous qu’il ne manque quelque chose à mon infortune ? Et faut-il que ce qui y met le comble, me vienne d’une main si chère ? Dans l’état où je suis, à qui pourrai-je avoir recours ? Et si vous m’abandonnez, qui m’aidera à supporter les restes d’une vie si languissante ? Peut-être que, plein d’une autre passion, vous m’avez pour toujours oubliée. Cachez-moi du moins votre infidélité. Par pitié, trompez-moi. Laissez-moi ignorer à quel point je suis malheureuse. Que je quitte la vie sans avoir à me plaindre de vous. N’ayez pas à me reprocher d’en avoir avancé le terme. Dans votre dernière lettre, vous voulez que je vous oublie, vous ne le voulez que pour en paraître moins perfide. Peut-être vous fais-je injustice. Peut-être que rempli encore de mon idée, vous ne trouvez dans mon absence que de nouveaux sujets de m’aimer toujours. Mais je ne vous vois pas, et vous ne m’écrivez plus. Adieu. S’il est vrai que je vous sois toujours chère, n’oubliez pas combien vous me devez de tendresse, et si je ne vous suis qu’indifférente, combien vous me devez de soulagement et de pitié27.

L’abandon au siècle de Rousseau : Laclos, Les Liaisons dangereuses

À la monodie succède, au fil du siècle, la polyphonie narrative de constructions épistolaires complexes. La plus magistrale d’entre elles est sans doute Les Liaisons dangereuses (1782) de Pierre Ambroise Choderlos de Laclos, roman qui voit un couple de libertins, Valmont et Merteuil, se lancer dans une série d’épreuves où va se défaire le destin de ceux qui les entourent. Parmi les victimes, la chaste et pure présidente de Tourvel, séduite par Valmont, mais qui a réussi à toucher l’âme du séducteur, est finalement abandonnée par lui, qui ne veut pas passer pour faible aux yeux de sa complice et rivale, Mme de Merteuil. Voici la lettre que lui adresse la présidente, sommet de pathétique dans un récit souvent ironique et froid, où s’orchestre le dialogue propre au XVIIIe siècle, entre raison et sentiment.

LETTRE CLXI

 

La présidente de Tourvel à…

(Dictée par elle et écrite par sa femme de chambre.)

 

Paris, 5 décembre 17**.

 

Être cruel et malfaisant, ne te lasseras-tu point de me persécuter ? Ne te suffit-il pas de m’avoir tourmentée, dégradée, avilie, veux-tu me ravir jusqu’à la paix du tombeau ? Quoi ! dans ce séjour de ténèbres où l’ignominie m’a forcée de m’ensevelir, les peines sont-elles sans relâche, l’espérance est-elle méconnue ? Je n’implore point une grâce que je ne mérite point : pour souffrir sans me plaindre, il me suffira que mes souffrances n’excèdent pas mes forces. Mais ne rends pas mes tourments insupportables. En me laissant mes douleurs, ôte-moi le cruel souvenir des biens que j’ai perdus. Quand tu me les as ravis, n’en retrace plus à mes yeux la désolante image. J’étais innocente et tranquille : c’est pour t’avoir vu que j’ai perdu le repos ; c’est en t’écoutant que je suis devenue criminelle. Auteur de mes fautes, quel droit as-tu de les punir ?

Où sont les amis qui me chérissaient, où sont-ils ? mon infortune les épouvante. Aucun n’ose m’approcher. Je suis opprimée, et ils me laissent sans secours ! Je meurs, et personne ne pleure sur moi. Toute consolation m’est refusée. La pitié s’arrête sur les bords de l’abîme où le criminel se plonge. Les remords le déchirent, et ses cris ne sont pas entendus !

Et toi, que j’ai outragé ; toi, dont l’estime ajoute à mon supplice ; toi, qui seul enfin aurais le droit de te venger, que fais-tu loin de moi ? Viens punir une femme infidèle. Que je souffre enfin des tourments mérités. Déjà je me serais soumise à ta vengeance ; mais le courage m’a manqué pour t’apprendre ta honte. Ce n’était point dissimulation, c’était respect. Que cette lettre au moins t’apprenne mon repentir. Le ciel a pris ta cause ; il te venge d’une injure que tu as ignorée. C’est lui qui a lié ma langue et retenu mes paroles ; il a craint que tu ne me remis[ses] une faute qu’il voulait punir. Il m’a soustraite à ton indulgence, qui aurait blessé sa justice.

Impitoyable dans sa vengeance, il m’a livrée à celui-là même qui m’a perdue. C’est à la fois, pour lui et par lui, que je souffre. Je veux le fuir en vain ; il me suit ; il est là, il m’obsède sans cesse. Mais qu’il est différent de lui-même ! Ses yeux n’expriment plus que la haine et le mépris. Sa bouche ne profère que l’insulte et le reproche. Ses bras ne m’entourent que pour me déchirer. Qui me sauvera de sa barbare fureur ?

Mais quoi ! c’est lui… Je ne me trompe pas ; c’est lui que je revois. O mon aimable ami ! reçois-moi dans tes bras ; cache-moi dans ton sein : oui, c’est toi, c’est bien toi ! Quelle illusion funeste m’avait fait te méconnaître ? combien j’ai souffert dans ton absence ! Oh ! ne nous séparons plus, ne nous séparons jamais. Laisse-moi respirer. Sens comme mon cœur palpite ! Ah ! ce n’est plus de crainte, c’est la douce émotion de l’amour. Pourquoi te refuses-tu à mes tendres caresses ? Tourne vers moi tes doux regards ! Quels sont ces liens que tu cherches à rompre ? pour qui prépares-tu cet appareil de mort ? qui peut altérer ainsi tes traits ? que fais-tu ? Laisse-moi : je frémis ! Dieu ! c’est ce monstre encore !

Mes amies, ne m’abandonnez pas. Vous qui m’invitiez à le fuir, aidez-moi à le combattre ; et vous qui, plus indulgente, me promettiez de diminuer mes peines, venez donc auprès de moi. Où êtes-vous toutes deux ? S’il ne m’est plus permis de vous revoir, répondez au moins à cette lettre ; que je sache que vous m’aimez encore.

Laisse-moi donc, cruel ! quelle nouvelle fureur t’anime ? Crains-tu qu’un sentiment doux ne pénètre jusqu’à mon âme ? Tu redoubles mes tourments ; tu me forces de te haïr. Oh ! que la haine est douloureuse ! comme elle corrode le cœur qui la distille ! Pourquoi me persécutez-vous ? que pouvez-vous encore avoir à me dire ? ne m’avez-vous pas mise dans l’impossibilité de vous écouter comme de vous répondre ? N’attendez plus rien de moi. Adieu, Monsieur28.

L’abandon au temps de la morale bourgeoise : Constance de Salm, Vingt-quatre heures d’une femme sensible

Dans ce récit fictif composé de quarante-six lettres, un billet, une réponse, et un épilogue, Constance de Salm (1767-1845), féministe, femme de lettres et de salon, reprend et poursuit la syntaxe narrative mise en place par l’auteur des Lettres portugaises. Elle utilise en effet dans ce roman publié en 1824 la même structure que Guilleragues, en suivant, pendant vingt-quatre heures, les sentiments confus et effrayés d’une femme qui voit un soir son amant disparaître avec une autre ; l’abandon, ainsi, vient nourrir ses lettres au siècle qui invente l’hystérie. Que le lecteur, cependant, soit rassuré : la morale (bourgeoise) est sauve, l’amant n’est pas vraiment infidèle, et l’on peut se marier et avoir beaucoup d’enfants…

LETTRE PREMIÈRE

Mercredi, à une heure du matin.

 

Mon amour, mon ange, ma vie, tout est trouble et confusion dans mon âme ! Depuis une heure entière, j’attends, j’espère. Je ne puis me persuader que tu ne sois pas venu, que tu ne m’aies pas au moins écrit quelques lignes, après cette fatale soirée. Il est une heure… peut-être es-tu encore chez cette femme !… Quelle nuit je vais passer ! Ah ! mon Dieu ! je n’ai pas une pensée qui ne soit une douleur. Le ciel sait que le moindre doute sur ta tendresse me paraîtrait une horrible profanation ; mais n’est-ce donc rien que ces longues heures de désespoir ?

LETTRE II

Bonjour, mon ami ; me voilà ; ma nuit a été affreuse. Ton image, celle de cette femme, ont toujours été là devant mes yeux. Je te voyais, je t’entendais ; je te parlais, cher et cruel ami ; et vingt fois je me suis réveillée le front couvert de sueur, et dans une anxiété que je voudrais pouvoir te peindre. L’essayerai-je ? Je ne sais : les femmes ont dans l’âme une foule de sensations que l’amant le plus tendre peut à peine comprendre : elles lui semblent une sorte de délire ; mais quand cela serait, le délire, l’erreur même de l’amour n’ont-ils pas quelque chose de sacré ! Dis, dis ; n’étais-je pas assez à plaindre hier, d’être loin de toi, pendant ce triste concert, de contraindre jusqu’à mes regards, sans que tu ajoutasses encore, par ton étrange conduite, à cette douleur que tu connais si bien ? Je ne veux point savoir ce qu’est venu t’apprendre le baron de G…, quoique tu parusses hors de toi en l’écoutant ; mais dis, dis ; que signifiait ton empressement à aller saluer cette belle et coquette Mme B… dès qu’elle est entrée ; l’espèce de cour que tu lui faisais, l’air de mystère avec lequel tu lui parlais, toi qui la connais à peine ? Dis ; comment, après trois heures si péniblement écoulées, comment ta bouche a-t-elle pu prononcer cet adieu presque indifférent que tu m’as adressé furtivement en passant ? qu’il m’a fait de mal, grand Dieu ! n’as-tu donc jamais éprouvé que le dernier mot que l’on se dit en se quittant laisse dans l’âme une impression qui dure jusqu’à ce qu’on se revoie ? Et comment me quittais-tu ? Emmenant cette femme, la reconduisant chez elle parce que sa voiture n’était pas arrivée. Quel misérable motif pour déchirer si cruellement mon cœur ! Les hommes sont bizarres ; ils ne savent rien refuser à une femme qui leur est étrangère, et celle qui mérite le plus leurs égards semble toujours celle qui en obtient le moins. Mon saisissement, mes regards suppliants, rien n’a pu t’arrêter, rien. Tu es parti ; je suis restée là, debout, immobile ; je t’ai suivi des yeux donnant la main à cette femme. Je l’ai vue monter en voiture. Puis toi, toi près d’elle ! Le bruit de la portière, lorsqu’on l’a fermée, m’a presque renversée ; celui des roues, lorsqu’on est parti, m’a fait pousser un long gémissement ; il me semblait qu’elles emportaient ma vie, qu’elles broyaient mon cœur. Mes forces diminuaient à mesure que le bruit s’affaiblissait ; et quand le dernier murmure s’est perdu dans l’air, j’ai cru ne plus exister, et je suis tombée mourante sur un siège29.

Après les correspondances, le téléphone : Cocteau, La Voix humaine

Avec l’apparition de nouveaux moyens de communication, certains auteurs tirent profit des modifications que ceux-ci apportent dans la forme même du discours pour écrire de nouvelles œuvres. C’est ainsi le cas de Cocteau qui, dans La Voix humaine (1930), donne place, sur la scène théâtrale, au monologue désespéré d’une femme abandonnée. L’œuvre a servi, en 1958, de point de départ à une « tragédie lyrique » de Francis Poulenc.

Ah ! enfin…….. C’est toi…….. oui……. Très bien…….. allô !…… c’était un vrai supplice de t’entendre à travers tout ce monde……… oui…………………………………………. oui………………………….………………. non……… c’est une chance…….. Je rentre il y a dix minutes…….. Tu n’avais pas encore appelé ?………. ah !……….. non, non………… J’ai dîné dehors……. Chez Marthe……. Il doit être onze heures un quart……. Tu es chez toi ? ……….. Alors regarde la pendule électrique……….. C’est ce que je pensais………. Oui, oui, mon chéri……………… Hier soir ? Hier soir je me suis couchée tout de suite et comme je ne pouvais pas m’endormir j’ai pris un comprimé…… non…… un seul…….. à neuf heures…….. J’avais un peu mal à la tête, mais je me suis secouée. Marthe est venue. Elle a déjeuné avec moi. J’ai fait des courses […]30.

1- Héloïse.

2- Rousseau, Lettre à d’Alembert, éd. M. Launay, GF-Flammarion, 1967, p. 199-200.

3- Voir aussi l’extrait de Mariana, portugaise de Guy Goffette, infra, p. 103-104.

4- Die fünf Briefe der Nonne Mariana Alcoforado, trad. Rémy Colombat, dans Œuvres en prose, © Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 971-973.

5- Pour reprendre un terme proposé par Gérard Genette dans Palimpsestes, Seuil, 1982.

6- Paris, J. Baptiste Loyson, 1669.

7- Insensée : dans la langue classique, le pronom s’accorde au genre.

8- Paris, Barbin, 1669, p. 45-67.

9- Première lettre, supra, p. 52.

10- Guy Goffette, Mariana, portugaise, Cognac, © Le Temps qu’il fait, 1991, p. 26 et 33 (première parution L’Alphée, 1985 et 1989 ; textes écrits de 1983 à 1988).

11- Vincent Voiture (1597-1648), Jean-Louis Guez de Balzac (1597-1654), Costar (1603-1660) : hommes de lettres ; les deux premiers sont célèbres pour leurs correspondances, le troisième pour avoir tenté de gagner, par ce moyen, de la gloire.

12- Mlle de Scudéry, Conversations nouvelles sur divers sujets, « Conversation de la manière d’écrire les lettres », t. II, Paris, Claude Barbin, 1684, p. 503 sq.

13- Despréaux.

14- Mme de Villedieu, Recueil de quelques lettres ou relations galantes, Lettre VIII, Paris, Claude Barbin, 1668, p. 67 sq.

15- On pourrait aussi penser à l’usage qu’a fait le théâtre de ces voix abandonnées, dès la tragédie antique, mais cela déborderait largement le cadre de cette édition. Voir sur cette question les travaux de Nicole Loraux, notamment La Voix endeuillée, Gallimard, 2001.

16- Ovide, Héroïdes, trad. M. de Marolles, Paris, 1661, p. 51-54 (orthographe modernisée).

17- Nouveau Recueil des lettres des dames tant anciennes que modernes, établi par François de Grenaille, Paris, Toussaint Quinet, 1642 (2 tomes).

18- Calme plat en mer.

19- Nouveau Recueil des lettres des dames tant anciennes que modernes, op. cit., t. II, p. 275 sq.

20- Ibid., t. I, p. 21-25.

21- Ibid., p. 49-56.

22- Compter sur : se préoccuper de.

23- Sincèrement.

24- C’est-à-dire le 16 janvier 1680.

25- Coffre ou meuble qui contient le nécessaire à écrire.

26- Lettres inédites de Mme de Sévigné à Mme de Grignan, sa fille, Hachette, 1876, p. 81-82.

27- Claude Prosper Jolyot de Crébillon, dit Crébillon fils, Lettres de la marquise de M*** au comte de R*** [1732], in Collection complète des œuvres de Crébillon fils, Londres, s.n., 1779, p. 598-603.

28- Laclos, Les Liaisons dangereuses, éd. René Pomeau, GF-Flammarion, 1996 ; rééd. 2006, p. 483-484.

29- Constance de Salm, Vingt-quatre heures d’une femme sensible, in Ouvrages divers en prose, Firmin Didot Frères, 1835, t. I, p. 1-5.

30- Cocteau, La Voix humaine, © Stock, 1930, rééd. 2002, repris dans Romans. Poésies. Œuvres diverses, LGF, « La Pochothèque », 1995, p. 1099.