LA RÉCEPTION DU MONTMARTOIS

« Comme je les envie, ces deux amoureux ! Je les connais bien, maintenant. De vue, en tout cas. Cela fait des mois qu’ils se retrouvent ici, chambre 206. Toujours la même, comme un chez soi. En attendant quoi ? Je suppose que la fille vit en collocation. Pas l’idéal pour recevoir son copain, qui n’habite probablement pas Paris. Il a toujours un sac de sport du Racing Club Nantais. Hier soir, ils étaient tellement pressés de s’aimer qu’elle en a oublié son stylo plume sur le comptoir quand elle a signé la réservation. Et puis, ce matin, je n’étais plus là pour le lui rendre : je finis à 7 heures. Dommage. Je leur consacrerais bien un chapitre, à mes deux tourtereaux. Je leur imaginerais une romance, une bohème, quelques pages façon Aznavour :

“Et si l’humble garni

Qui nous servait de lit

Ne payait pas de mine,

C’est là qu’on s’est connu

Moi qui criais famine

Et toi qui posais nue.”

Depuis le temps que je travaille au Montmartrois, j’en ai accumulé, des notes pour mon bouquin. Je crois qu’il n’y a plus qu’à. Si, en prime, j’ai maintenant le stylo, laissé sur le comptoir comme une invitation à m’y mettre ! Je ne pensais pas, au début, quand j’ai accepté ce boulot de veilleur de nuit, comme le personnage de David Foenkinos, que je trouverais la matière de mon livre. Il s’agissait juste de financer les études : les nourritures intellectuelles, c’est bien, mais ça ne remplit pas son homme au quotidien. Et puis bon, bosser de 22 heures à 7 heures, ça ne laisse pas des masses d’énergie pour aller en cours de 8 heures à 15 heures. C’est ainsi qu’on décroche. Je ne peux pas dire que les bancs de la fac me manquent. Je suis bien ici, derrière mon comptoir, à donner les clefs du sommeil à ceux qui vont se coucher tandis que je sirote Voyage au bout de la nuit en buvant un café. La seule chose à laquelle je n’ai pas renoncé, sans doute parce que c’est tout ce qui compte, c’est mon roman : celui que j’écrirai. Un jour. Sur le papier à en-tête de l’hôtel, pour bien me rappeler d’où je viens quand j’aurai du succès. J’ai toujours voulu être écrivain. Depuis tout môme. Comme d’autres veulent devenir chanteur ou footballeur. Je voudrais raconter la vie. Vaste programme. La vie et les valises, tout ce qui défile ici, de touristes, d’amants, d’espérances et d’errances. Le fourmillement intense de la place des Abbesses, l’édicule de la station de métro, la fontaine Wallace et les cloches de Saint-Jean de Montmartre. Ça commencerait par un baiser, un de ces jours de neige où les escaliers de la butte ne sont plus praticables et où je paie au clodo du coin, Michel, un gobelet de café fumant. »