FRAGMENTS

... Je ferais une ville modèle – ou plutôt une ville spécialisée dans le calme, et le travail personnel soigné et achevé, – manuel ou non.

Seraient rigoureusement proscrits ou proscrites de cette ville les machines qui font du bruit, les nouvelles, la publicité, le cinéma, les appareils de radio, le téléphone dans les demeures – et la politique.

D'une façon générale, tout ce qui accélère brutalement l'existence et interrompt le cours des idées ou des occupations – et donne à toute vie l'allure d'un esprit inquiet.

De plus, un contrôle rigoureux serait exercé sur les choses à vendre – dont la qualité serait surveillée – et parfois la nature. Tout aliment serait défendu, qui serait produit en usines. Les apéritifs, les conserves.

VILLE CALME

En ce temps-là me fut donné de visiter une singulière ville, fondée dans le Manitoba par un certain Dick Bouchedor, qui en avait obtenu l'autorisation des autorités fédérales.

On n'y accédait que par des escaliers, ou un ascenseur. Tout entrant signait une déclaration de soumission totale aux règlements, et dépôt de tout son argent et bijoux contre reçus et carnet de chèques.

Ni pianos, ni radios, ni phonos, ni animaux domestiques.

Aucun journal n'y pouvait pénétrer.

La publicité rigoureusement interdite.

Ni téléphone.

Aucun fil.

 

... Dans cette langue (de Bételgeuse), certains mots étaient si difficiles à articuler et accentuer que la plupart ne s'y risquaient et qu'il fallait presque un artiste et des dons naturels pour...

Ces mots étaient les plus importants. Parmi eux, sans doute, les noms des Dieux – et ceux de l'Univers.

Cette sorte d'interdiction avait des conséquences remarquables et profondes dans l'état des choses publiques et...

 

En ce temps-là,

Les Sages se sont assemblés sans le savoir ; où qu'ils vivent dans le monde, la même pensée leur vint, née dans chacun de considérations différentes, répondant dans chacun à des prémisses différentes et convenant au même sentiment par des voies, des images, des modes, des incidents, des souvenirs, des chemins et des temps bien différents.

Unis, ignorant de l'être, ils pensaient à la fois, comme un seul esprit au sommet d'une seule délibération avec soi-même.

 

Les architectes du Grand Roi, commandés de lui faire un palais carré de mille coudées de côté, vont sur le terrain. On mesure une ligne A-B base, mais la mesurant plusieurs fois pour sûreté, on ne trouve jamais la même longueur. De plus, essayant de mesurer B-A, on trouve A-B ≠ B-A. Tous les nombres AB compris entre p et p'. Tous les BA entre q et q'. On décide de s'en tenir à une moyenne. Mais chaque côté donne une moyenne différente. De plus, les angles désirés droits sont également décevants. Le magicien avait dit : jamais ton palais ne sera construit. Il s'était borné à rendre sensibles par un charme les variations des solides.

VARIÉTÉ

Il pleuvait, des gouttes espacées tombaient comme des notes sous les doigts de celui qui cherche une sonore mélodie. Parfois, comme un coup d'inspiration, une fine poussière d'eau vivement chassée par un bond du vent tout à coup me fouettait les yeux d'une irritation légère. Errant et absent, je me perdais selon mes pas et me laissais me perdre dans de vieilles rues de plus en plus incertaines, et comme de plus en plus incapables de me conduire où j'avais eu, peut-être, l'intention première d'aller. Il arrive que les rues fassent de nous ce qu'elles veulent. J'avais oublié le principe de ma route, et me sentais plus faible, où en était l'heure, le jour. Mon but s'était égaré ; et avec mon but, la notion de l'heure, et avec l'heure, tout le reste de l'époque et de moi-même, – ce qui fut, ce qui sera, et mon âge et le monde, tout cela se dissolvant dans cette humide fin de matinée, comme j'errais entre de vieux hôtels déshonorés. Je ne sais trop ce que l'on nomme « rêverie », et je n'aime guère ce mot qui me fait toujours songer d'une littérature sans force, et excite en moi tout l'ennui, sinon tout le dégoût, d'une poésie qui se prostitue aux têtes les plus faciles. Mon regard ou ma pensée, c'est-à-dire l'instant même, volait, s'arrêtait, repartait, d'une pierre sculptée ou d'un de ces balcons de fer forgé où je trouve tant d'art, à quelque ombre d'idée, à un germe de thèse ou de poème, à un mot suivi d'un rien d'étymologie, à la piqûre d'un chagrin, au premier ou au dernier venu de l'un de ces objets de l'intellect ou du cœur qui constituent le bric-à-brac, le magasin d'antiquités d'une vie humaine. C'étaient, lueurs immédiates de l'esprit aussitôt éteintes, vides étranges, stations sans cause, brusques élans sans but, tout un être de pur caprice que je vivais, respirant les bouffées de fraîcheur dont les accès de la petite pluie harcelée par le vent...

VOYAGE AU PAYS DE LA FORME

Je reviens d'un pays qui est assez éloigné du nôtre, et qui l'est de plusieurs façons différentes. Il règne dans ce pays une police singulière, des lois claires et

un esprit...

J'y ai tremblé de crainte et d'admiration... A peine descendu de la machine qui m'y porta, je fus frappé de l'extrême politesse des citoyens, de la netteté de leurs rapports. Leur sourire général. Les conducteurs, les porteurs, les agents de toute espèce, les marchands remplis d'égards. Bientôt, il fallut que je m'instruisisse de ces mœurs. En ma qualité d'étranger, j'eus droit à quelque répit, mais mes progrès étaient contrôlés.

J'appris donc que dans cette terre extraordinaire, les fautes de langage sont frappées très exactement. Les amendes sont lourdes. Quelques solécismes de trop conduisent dans les cachots. Les affiches et tous les écrits publics sont rigoureusement surveillés. (Les auteurs sont...)

Les fautes contre la logique, les raisonnements sophistiques, les affirmations légères et violentes, n'échappent pas à la correctionnelle. Moi-même, tout étranger, pour excès de vitesse dans la déduction, je fus sérieusement admonesté.

 

Et en somme tout ce qui est destiné à agir par violence, par séduction, par illusion sur nos sens ou notre esprit, est traité dans ce royaume comme on traite dans les autres ce qui agit par violence sur les corps. On considère que les yeux, les oreilles, l'imagination, la mémoire et le mécanisme logique des citoyens doivent être respectés comme leurs biens, et même comme leur bien le plus précieux.

 

An abstract Tale,

LA RÉVÉLATION ANAGOGIQUE

1) En ce temps-là (MDCCCXCII), il me fut révélé par deux terribles anges, Νοῦς et ῎Ερως, l'existence d'une voie de destruction et de domination, et d'une Limite certaine à l'extrême de cette voie. Je connus la certitude de la Borne et l'importance de la connaître : ce qui est d'un intérêt comparable à celui de la connaissance du Solide – ou (autrement symbolisé) d'un usage analogue à celui du mur contre lequel le combattant adossé et ne redoutant nulle attaque a tergo, peut faire face à tous ses adversaires également affrontés, et par là, rendus comparables entre eux – (ceci étant le point le plus remarquable de cette découverte, car parmi ses adversaires, Celui qui est Soi, ou ceux qui sont la Personne qu'on est – et ses diverses insuffisances – figurent comme les étrangères et adventices circonstances).

Et les deux anges eux-mêmes me chassant devant eux, se fondaient donc en un seul ; et moi, me retournant vers et contre eux, je ne combattais qu'une seule puissance, une fois le Mur ressenti aux épaules.

2) J'ai cherché à voir cette borne et à définir ce mur. – J'ai voulu « écrire » pour moi, et en moi, pour me servir de cette connaissance, les conditions de limite ou fermeture, ou (ce qui revient au même) celles d'unification de tout ce qui vient s'y heurter ; et donc aussi celles qui font qu'on ne les perçoit ordinairement pas, et que la pensée se fait des domaines illusoires situés au delà de la Borne – soit que le Mur se comporte comme un miroir, soit comme une glace transparente – ce que je ne crois pas. Miroir plutôt, mais n'oublie pas que tu ne te reconnaîtrais pas dans un Miroir si tu n'y voyais quelque autre, et dans celui-ci tu n'en vois point.